L’Encyclopédie/1re édition/BASSESSE
* BASSESSE, abjection (Gramm.) termes synonymes, en ce qu’ils marquent l’un & l’autre l’état où l’on est : mais si on les construit ensemble, dit M. l’abbé Girard, abjection doit précéder bassesse, & la délicatesse de notre langue veut que l’on dise, état d’abjection, bassesse d’état.
L’abjection se trouve dans l’obscurité où nous nous enveloppons de notre propre mouvement, dans le peu d’estime qu’on a pour nous, dans le rebut qu’on en fait, & dans les situations humiliantes où l’on nous réduit. La bassesse, continue le même auteur, se trouve dans le peu de naissance, de mérite, de fortune & de dignité.
Observons ici combien la langue seule nous donne de préjugés, si la derniere reflexion de M. l’abbé Girard est juste. Un enfant, au moment où il reçoit dans sa mémoire le terme bassesse, le reçoit donc comme un signe qui doit réveiller pour la suite dans son entendement les idées de défaut de naissance, de mérite, de fortune, de condition, & de mépris : soit qu’il lise, soit qu’il écrive, soit qu’il médite, soit qu’il converse, il ne rencontrera jamais le terme bassesse, qu’il ne lui attache ce cortége de notions fausses ; & les signes grammaticaux ayant cela de particulier, en morale sur-tout, qu’ils indiquent non seulement les choses, mais encore l’opinion générale que les hommes qui parlent la même langue, en ont conçûe, il croira penser autrement que tout le monde & se tromper, s’il ne méprise pas quiconque manque de naissance, de dignités, de mérite & de fortune ; & s’il n’a pas la plus haute vénération pour quiconque a de la naissance, des dignités, du mérite & de la fortune ; & mourra peut-être, sans avoir conçû que toutes ces qualités étant indépendantes de nous, heureux seulement celui qui les possede ! Il ne mettra aucune distinction entre le mérite acquis & le mérite inné ; & il n’aura jamais sû qu’il n’y a proprement que le vice qu’on puisse mépriser, & que la vertu qu’on puisse loüer.
Il imaginera que la nature a placé des Êtres dans l’élévation, & d’autres dans la bassesse ; mais qu’elle ne place personne dans l’abjection ; que l’homme s’y jette de son choix, ou y est plongé par les autres ; & faute de penser que ces autres sont pour la plûpart injustes & remplis de préjugés, la différence mal-fondée que l’usage de sa langue met entre les termes bassesse & abjection, achevera de lui corrompre le cœur & l’esprit.
La piété, dit l’auteur des Synonymes, diminue les amertumes de l’état d’abjection. La stupidité empêche de sentir tous les desagrémens de la bassesse d’état. L’esprit & la grandeur d’ame font qu’on se chagrine de l’un, & qu’on rougit de l’autre.
Et je dis moi que les termes abjection, bassesse, semblent n’avoir été inventés que par quelques hommes injustes dans le sein du bonheur, d’où ils insultoient à ceux que la nature, le hasard, & d’autres causes pareilles n’avoient pas également favorisés ; que la Philosophie soûtient dans l’abjection où l’on est tombé, & ne permet pas de penser qu’on puisse naître dans la bassesse ; que le philosophe sans naissance, sans bien, sans fortune, sans place, saura bien qu’il n’est qu’un être abject pour les autres hommes, mais ne se tiendra point pour tel ; que s’il sort de l’état prétendu de bassesse qu’on a imaginé, il en sera tiré par son mérite seul ; qu’il n’épargnera rien pour ne pas tomber dans l’abjection, à cause des inconvéniens physiques & moraux qui l’accompagnent ; mais que s’il y tombe, sans avoir aucun mauvais usage de sa raison à se reprocher, il ne s’en chagrinera guere & n’en rougira point. Il y a qu’un moyen d’éviter les inconvéniens de la bassesse d’état & les humiliations de l’abjection, c’est de fuir les hommes, ou de ne voir que ses semblables. Le premier me semble le plus sûr, & c’est celui que je choisirois.