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L’Encyclopédie/1re édition/CAMPANELLA

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 576-578).
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CAMPANELLA (Philosophie de). Campanella étoit de Stilo, petite ville de la Calabre : il prit l’habit de S. Dominique à l’âge de treize ans. On l’accusa d’hérésie ; c’est pourquoi les juges de l’inquisition le tinrent en prison pendant vingt-cinq ans. Le pape Urbain VIII. obtint sa liberté. Il vint à Paris en 1634 ; & le cardinal de Richelieu, qui avoit une estime particuliere pour les savans, lui fit de grands biens. Il mourut à Paris en 1639, âgé de 71 ans, après une grande mélancholie, & un dégoût extraordinaire.

Campanella se croyoit fait pour donner à la Philosophie une face nouvelle : son esprit hardi & indépendant ne pouvoit plier sous l’autorité d’Aristote, ni de ses commentateurs. Il voulut donner le ton à son siecle ; & peut-être qu’il en seroit venu à bout, s’il n’eût fallu que de l’esprit & de l’imagination. On ne peut nier qu’il n’ait très-bien apperçû les défauts de la philosophie scholastique, & qu’il n’ait entrevû les moyens d’y remédier : mais son peu de jugement & de solidité le rendirent incapable de réussir dans ce grand projet. Ses ouvrages remplis de galimathias, fourmillent d’erreurs & d’absurdités : cependant il faut avoüer qu’il avoit quelquefois de bons intervalles ; & on peut dire de lui ce qu’Horace disoit d’Ennius :

Cum flueret lutulentus, erat quod tollere velles.

On assûre qu’il prétendoit connoître la pensée d’une personne, en se mettant dans la même situation qu’elle, & en disposant ses organes à-peu-près de la même maniere que cette personne les avoit disposés. Ce sentiment devroit paroître bien singulier, si on ne savoit qu’il n’est pas nécessaire, pour prendre plaisir à mettre au jour des choses extraordinaires, de les croire véritables ; mais qu’il suffit d’espérer que le peuple les regardera comme des prodiges, & que par leur moyen on passera soi-même pour un prodige.

Dialectique de Campanella. Pour mettre les lecteurs en état de se former une idée de l’esprit philosophique de Campanella, nous allons mettre ici ses sentimens.

1. La dialectique est l’art ou l’instrument du sage, qui lui enseigne à conduire sa raison dans les sciences.

2. La Logique se divise en trois parties, qui répondent aux trois actes de l’entendement, la conception, le jugement, & le raisonnement.

3. La définition n’est pas différente du terme : or les termes sont ou parfaits ou imparfaits.

4. Les termes sont les semences, & les définitions sont les principes des sciences.

5. La Logique naturelle est une espece de participation de l’intelligence de Dieu même, par laquelle nous sommes raisonnables : la Logique artificielle est l’art de diriger notre esprit par le moyen de certains préceptes.

6. Les termes sont les signes de nos idées.

7. Le genre est un terme qui exprime une similitude essentielle qui se trouve entre plusieurs êtres communs.

8. L’espece est un terme qui exprime une similitude essentielle entre plusieurs individus.

9. La différence est un terme qui divise le genre, & qui constitue l’espece.

10. La définition est un terme complexe, qui renferme le genre & la différence.

11. Le propre est un terme qui signifie l’état particulier des choses.

12. L’accident est un terme qui signifie ce qui n’est point essentiel à un être.

13. La premiere substance, qui est la base de tout, & qui ne se trouve dans aucun sujet, c’est l’espace qui reçoit tous les corps : en ce sens Dieu est une substance improprement dite.

14. La substance est un être fini, réel, subsistant par lui-même, parfait, & le premier sujet de tous les accidens.

15. La quantité, qui est le second prédicament, est la mesure intime de la substance matérielle ; & elle est de trois sortes ; le nombre, le poids, & la masse ou la mesure.

16. La division est la réduction d’un tout dans ses parties, soit qu’on regarde le tout comme intégral, ou comme quantitatif, ou comme essentiel, ou comme potentiel, ou comme universel.

17. Il y a plusieurs manieres de définir, parce qu’il y a plusieurs manieres d’être.

18. Dieu ne peut point être défini, parce qu’il n’a qu’une différence négative.

19. La description est un discours qui indique l’essence d’une chose par des propriétés, par des effets, & par des similitudes.

20. Le nom est un terme qui signifie proprement l’essence des choses ; & le verbe est un terme qui signifie l’action des choses.

21. L’argumentation est l’action par laquelle l’esprit va de ce qui lui est connu à ce qui lui est inconnu, pour le connoître, le déclarer, & le prouver.

22. Les sens sont le fondement de toutes les sciences humaines.

23. Le syllogisme est composé de deux propositions, dans l’une desquelles se trouve le sujet de la conclusion, & dans l’autre l’attribut de la même conclusion.

24. L’induction est un argument qui conclut du dénombrement des parties au tout.

25. L’exposition est la preuve d’une proposition, par d’autres propositions plus claires & équipollentes.

26. L’enthimème est un syllogisme tronqué, dans lequel on sousentend ou la majeure ou la mineure.

27. La science consiste à connoître les choses par leurs causes.

Voilà ce qu’il y a de moins déraisonnable dans la Logique de Campanella : le lecteur est en état de juger s’il est ou plus clair ou plus méthodique qu’Aristote, & s’il a ouvert une route plus aisée & plus courte que cet ancien philosophe.

Physique de Campanella. 1. Les sens sont la base de la Physique : les connoissances qu’ils nous donnent sont certaines, parce qu’elles naissent de la présence même des objets.

2. L’essence d’une chose n’est point différente de son existence ; ce qui n’a point d’existence ne peut avoir d’essence.

3. Ce qui existe physiquement, existe dans un lieu.

4. Le lieu est la substance premiere : elle est spirituelle, immobile, & capable de recevoir tous les corps.

5. Il n’y a point de vuide, parce que tous les corps sentent, & qu’ils sont doüés du sens du tact : mais il est possible qu’il y ait du vuide par violence.

6. Le tems est la durée successive des êtres : c’est la mesure du mouvement, non pas réellement, mais seulement dans notre pensée.

7. Le tems peut mesurer le repos, & on peut le concevoir sans le mouvement ; il est composé de parties indivisibles d’une maniere sensible : mais l’imagination peut le diviser sans fin.

8. Il n’est point prouvé que le tems ait commencé : mais on peut croire qu’il a été fait avec l’espace.

9. Dieu mit la matiere au milieu de l’espace, & il lui donna deux principes actifs, savoir la chaleur & le froid.

10. Ces deux principes ont donné naissance à deux sortes de corps : la chaleur divisa la matiere & en fit les cieux : le froid la condensa, & en fit la terre.

11. Une chaleur violente divisa fort vîte une portion de matiere, & se répandit dans les lieux que nous appellons élevés : le froid fuyant son ennemie étendit les cieux, & sentant son impuissance, il réunit quelques-unes de ses parties, & il brilla dans ce que nous appellons étoiles.

12. La lune est composée de parties qui ne brillent point par elles-mêmes, parce qu’elles sont engourdies par le froid de la terre ; au lieu que les cieux étant fort éloignés du globe terrestre, & n’en craignant point le froid, sont remplis d’une infinité d’étoiles.

13. Le soleil renferme une chaleur si considérable ; qu’il est en état de se défendre contre la terre.

14. Le soleil tournant autour de la terre & la combattant, ou il en divise les parties, & voilà de l’air & des vapeurs ; ou il la dissout, & voilà de l’eau ; ou il la durcit, & il donne naissance aux pierres : s’il la dissout & la durcit en même tems, il fait naître des plantes ; s’il la dissout, la durcit, & la divise en même tems, il fait naître des animaux.

15. La matiere est invisible, & par conséquent noire.

16. Toutes les couleurs sont composées des ténebres, de la matiere, & de la lumiere du soleil.

17. La lumiere est une blancheur vive : la blancheur approche fort de la lumiere ; ensuite viennent le rouge, l’orangé, le verd, le pourpre, &c.

18. Les cieux ne sont point sujets à la corruption, parce qu’ils sont composés de feu, qui n’admet point les corps étrangers, qui seuls donnent naissance à la pourriture.

19. Il y a deux élémens, savoir le soleil & la terre, qui engendrent toutes choses.

20. Les cometes sont composées de vapeurs subtiles, éclairées par la lumiere du soleil.

21. L’air n’est point un élément, parce qu’il n’engendre rien, & qu’il est au contraire engendré par le soleil ; il en est de même de l’eau.

22. La différence du mâle & de la femelle ne vient que de la différente intensité de la chaleur.

23. Nous sommes composés de trois substances ; du corps, de l’esprit, & de l’ame. Le corps est l’organe ; l’esprit est le véhicule de l’ame ; & l’ame donne la vie au corps & à l’esprit.

Voilà une très-petite partie des principes & des opinions qu’on trouve dans les ouvrages de Campanella sur la Physique. Il est singulier qu’un homme qui se donnoit pour le restaurateur de la Philosophie, n’ait pas pris plus de soin de déguiser ses larcins. Il suffit d’avoir une connoissance médiocre des sentimens philosophiques des anciens & des modernes, pour reconnoître tout d’un coup les sources où Campanella a puisé la plûpart des idées que nous venons d’exposer. Je ne parle point ici des absurdités qui remplissent les ouvrages de notre Dominiquain : sottise pour sottise, il me semble que les anciennes sont aussi bonnes que les modernes ; & il étoit assez inutile d’étourdir le monde savant par des projets de réforme, lorsqu’on n’avoit que des chimeres à proposer. Voyez Aristotelisme.

Comme le livre où Campanella donne du sentiment aux êtres les plus insensibles, fit beaucoup de bruit dans le tems, on sera peut-être bien aise d’en voir ici l’extrait, d’autant plus que cet ouvrage est extrèmement rare. Il est intitulé de sensu rerum.

1. On ne donne point ce qu’on n’a point ; par conséquent tout ce qui est dans un effet, est aussi dans sa cause : or comme les animaux ont du sentiment, & que le sentiment ne sort point du néant, il faut conclurre que les élémens qui sont les principes des animaux, ont aussi du sentiment ; donc le ciel & la terre sentent.

2. Le sentiment n’est pas seulement une passion : mais il est souvent accompagné d’un raisonnement si prompt, qu’il n’est pas possible de s’en appercevoir.

3. Si le sentiment est une passion, & si les élémens & les êtres qui en sont composés ont des passions, tous les êtres ont donc du sentiment.

4. Sans le sentiment, le monde ne seroit qu’un chaos.

5. L’instinct est une impulsion de la nature, laquelle éprouve quelque sentiment : donc ceux qui prétendent que tous les êtres agissent par instinct, doivent par conséquent supposer qu’ils agissent par sentiment ; car ils accordent que tous les êtres naturels agissent pour une fin : il faut donc qu’ils la connoissent cette fin ; donc l’instinct est une impulsion qui suppose de la connoissance dans la nature.

6. Tous les êtres ont horreur du vuide ; donc ils ont du sentiment, & on peut regarder le monde comme un animal.

7. Il seroit ridicule de dire que le monde n’a point de sentiment, parce qu’il n’a ni piés ni mains, ni nez, ni oreilles, &c. Les mains du monde sont les rayons de lumiere ; ses yeux sont les étoiles, & ses piés ne sont autre chose que la figure ronde qui le rend propre au mouvement.

8. Il paroît par l’origine des animaux, que l’ame est un esprit subtil, chaud, mobile, propre à recevoir des passions, & par conséquent à sentir.

9. Tous les êtres ont une ame, comme on peut s’en convaincre par les choses qui naissent d’elles-mêmes, & qui ont toûjours quelque degré de chaleur.

10. Les choses les plus dures ont un peu de sentiment : les plantes en ont davantage, & les liqueurs encore plus. Le vent & l’air sentent facilement : mais la lumiere & la chaleur sont les êtres qui ont le plus de sentiment, &c.

En voilà assez, ce me semble, pour mettre le lecteur au fait des sentimens de Campanella ; nous finirons cet article en rapportant le jugement que Descartes portoit de cet auteur. « Il y a 15 ans (écrivoit-il au P. Mersenne) que j’ai lu le livre de sensu rerum de Campanella, avec quelques autres traités : mais j’avois trouvé dès-lors si peu de solidité dans ses écrits, que je n’en avois rien gardé dans ma mémoire. Je ne saurois maintenant en dire autre chose, sinon que ceux qui s’égarent en affectant de suivre des chemins extraordinaires, me paroissent beaucoup moins excusables que ceux qui ne s’égarent qu’en compagnie & en suivant les traces de beaucoup d’autres ». (C)