L’Encyclopédie/1re édition/CINNABRE, ou CINABRE
CINNABRE, ou CINABRE, s. m. (Hist. nat. Minéralogie & Chimie.) On en distingue de deux especes ; l’un est naturel, & se nomme cinnabaris nativa ; l’autre est artificiel, cinnabaris factitia.
Le cinnabre naturel est un minéral rouge, très-pesant, plus ou moins compact ; il n’affecte point de figure déterminée à l’extérieur ; cependant on le trouve quelquefois sous une forme sphérique ; intérieurement il est ou solide, ou grainelé, ou strié. Sa couleur est plus ou moins vive, à proportion de la quantité des parties terrestres ou hétérogenes avec lesquelles le cinnabre est mêlé ; c’est ce qui fait qu’il y en a d’un rouge très-vif, de pâle, d’un rouge mat comme la brique, & d’un brun pourpre ou rougeâtre comme la pierre hématite.
Le cinnabre naturel est une combinaison faite par la nature, du mercure avec une portion de soufre ; ou c’est une sublimation de ces deux substances opérée par la chaleur du feu soûterrein, qui produit une union si étroite, qu’il faut avoir recours à l’action du feu pour les séparer ; c’est ce qu’on fait en mettant le cinnabre dans une cornue, pour séparer le mercure d’avec son soufre : mais comme ces deux matieres sont volatiles, on est obligé d’y joindre un intermede, sans quoi le soufre se sublimeroit avec le mercure & formeroit un nouveau cinnabre. L’intermede dont on se sert est, ou de la limaille de fer, ou du cuivre, du régule d’antimoine, de la chaux, ou enfin du sel alkali fixe ; l’on a la précaution de bien mêler & de triturer l’une de ces matieres avec le cinnabre avant que de les mettre en distillation. Le cinnabre, quand il est bien pur, contient à de mercure, contre ou de soufre. Il n’est point besoin de récipient dans cette distillation ; il suffit pour recueillir le mercure, que le bec de la cornue trempe dans un vaisseau plein d’eau. Cette opération s’appelle revivification.
M. Henckel dit que les matrices dans lesquelles le cinnabre se forme, sont aussi variées que celles des autres métaux. On en trouve dans le quartz, le spath, le mica, la pierre calcaire, le grès, la mine de fer, la mine de plomb en cubes ou galene, la blende, la mine de cuivre, & dans les mines d’or & d’argent, comme on le peut voir dans celles de Chemnitz & de Kremnitz en Hongrie. Ce savant minéralogiste dit qu’il n’a point observé s’il s’en trouve dans les mines d’étain, de cobalt, & d’antimoine.
Le cinnabre a aussi des filons qui lui sont particuliers ; on en trouve dans plusieurs endroits. Les principales mines qui en fournissent, sont celles de Kremnitz en Hongrie, Hydria en Esclavonie, Horowitz en Bohême : la Carinthie & le Frioul en donnent beaucoup de la meilleure espece ; au Pérou il y a la mine de Guancavelica ; en Normandie il s’en trouve près de Saint-Lo, mais la plus riche mine de cinnabre est celle d’Almaden en Espagne, dans la Manche, sur la frontiere de l’Estramadoure ; elle étoit déjà célebre du tems des Romains, & Pline en parle, liv. XXXIII. chap. vij.
M. de Jussieu après avoir été sur les lieux, a donné en 1719 à l’académie des Sciences, un mémoire très-circonstancié sur cette fameuse mine, & sur la maniere dont on y tire le mercure du cinnabre. Comme cette méthode est très-ingénieuse, nous allons en donner un précis d’après le mémoire de ce savant naturaliste.
Les veines de la mine de cinnabre d’Almaden sont de trois especes ; la premiere, qui est la plus commune, est une roche grisâtre, entremêlée de nuances ou de veines rouges, blanches, & crystallines ; on brise ces pierres pour en tirer la partie la plus rouge, qui fait la seconde espece ; la troisieme est dure, compacte, grainelée, d’un rouge mat comme celui de la brique. Quand on a fait le triage de ces morceaux de mine, on les arrange dans des fourneaux qui sont joints deux à deux, & forment un quarré à l’extérieur ; intérieurement ils ressemblent à des fours à chaux, & sont terminés par une voûte ou dôme. On y place les morceaux de mine, en observant de laisser un vuide d’un pié & demi ; on allume le bois qui est sur la grille du foyer, & l’on en bouche exactement l’entrée. Le fourneau est adossé contre une terrasse qu’il excede d’un pié & demi ; & dans cette partie du fourneau qui déborde, il y a seize ouvertures ou soupiraux placés horisontalement les uns à côté des autres, ils ont sept pouces de diametre. La terrasse a cinq toises de longueur ; elle aboutit à un petit bâtiment dans lequel il y a aussi 16 ouvertures qui répondent à celles qu’on a dit être à la partie postérieure du fourneau ; cette terrasse va en pente en partant du côté de la partie postérieure du fourneau, & de celui du petit bâtiment, ce qui lui donne la figure de deux plans inclinés qui se toucheroient par leurs angles les plus aigus. Cette terrasse est faite pour soûtenir des aludels ou vaisseaux de terre, percés par les deux bouts, qui s’adaptent les uns dans les autres, & répondent d’un côté à l’une des 16 ouvertures du fourneau, & de l’autre, à une de celles du petit bâtiment qui est à l’autre bout de la terrasse, & qui sert comme de récipient au mercure qui va s’y rendre après avoir passé en vapeurs par un grand nombre d’aludels qui, en s’enfilant les uns les autres, forment une espece de chapelet. La rigole qui est au milieu de la terrasse n’est que pour rassembler le mercure qui pourroit s’échapper des aludels, lorsqu’ils ne sont pas bien luttés. Lorsque le feu a été une fois allumé, on le continue pendant treize ou quatorze heures, après quoi on laisse refroidir les fours pendant trois jours ; au bout de ce tems, on rassemble tout le mercure revivifié qui est dans les aludels. Une seule cuite, suivant M. de Jussieu, peut donner depuis vingt-cinq jusqu’à soixante quintaux de mercure.
Cette maniere de traiter le cinnabre est très-ingénieuse, elle a des avantages réels, & elle est moins pénible que celle qui se pratique au Pérou, où l’on ne se sert que de petits fourneaux, & où l’on est obligé de mettre de l’eau dans les aludels, & de les arroser extérieurement pour les rafraichir pendant l’opération, afin de condenser les vapeurs mercurielles. Cette méthode est aussi beaucoup plus abregée que celle qui est en usage dans le Frioul, où l’on est obligé de tirer le mercure du cinnabre par de longues triturations dans l’eau, & par des lavages réitérés. Outre cela, dans la maniere de distiller qui s’observe à Almaden, on n’a point besoin d’intermedes, c’est la pierre elle-même qui en sert ; elle suffit pour retenir les particules sulphureuses qui se sont minéralisées avec le mercure, ce qui dispense d’employer la limaille de fer & les autres matieres communément usitées. On pourroit en attribuer la cause à ce que cette miniere est calcaire ; ainsi on ne doit point se promettre de réussir en travaillant le cinnabre à la façon d’Almaden, à moins qu’il ne fût mêlé à de la pierre calcaire comme celui de cet endroit.
M. de Jussieu indique dans le même mémoire dont nous venons de donner le précis, la maniere de s’assûrer si un minéral contient du mercure, ou est un vrai cinnabre. Il faut en faire rougir au feu un petit morceau, & lorsqu’il paroît couvert d’une petite lueur bleuâtre, le mettre sous une cloche de verre, au-travers de laquelle on regarde si les vapeurs se condensent sous la forme de petites gouttes de mercure, en s’attachant au verre, ou en découlant le long de ses parois. Ce savant naturaliste nous donne aussi un moyen de reconnoître si le cinnabre a été falsifié ; c’est par la couleur de sa flamme, lorsqu’on le met sur des charbons ardens ; si elle est d’un bleu tirant sur le violet, & sans odeur, c’est une marque que le cinnabre est pur ; si la flamme tire sur le rouge, on aura lieu de soupçonner qu’il a été falsifié avec du minium ; si le cinnabre fait une espece de bouillonnement sur les charbons, il y aura lieu de croire qu’on y a mêlé du sang-dragon.
Les anciens connoissoient aussi bien que nous deux especes de cinnabre, le naturel & l’artificiel : par cinnabre naturel, ils entendoient la même substance que nous venons de décrire ; ils lui donnoient le nom de minium. Pline dit qu’on s’en servoit dans la Peinture ; aux grandes fêtes on en frottoit le visage de la statue de Jupiter, & les triomphateurs s’en frottoient tout le corps, apparemment pour se donner un air plus sanglant & plus terrible. Par cinnabre artificiel, ils entendoient une substance très-différente de celle à qui nous donnons actuellement ce nom ; c’étoit, suivant Théophraste, un sable d’un rouge très-vif & très-brillant, qu’on trouvoit en Asie mineure, dans le voisinage d’Ephese. On en séparoit par des lavages faits avec soin la partie la plus déliée.
Les anciens Medecins ont encore donné le nom de cinnabre à un suc purement végétal, connu parmi nous sous le nom de sang-dragon ; ils l’appelloient κιννάϐαρι Ἰνδικὸν, cinnabre des Indes. Cependant il paroît par un passage de Dioscoride, qu’ils connoissoient parfaitement la différence qu’il y a entre cette matiere & le vrai cinnabre.
Aujourd’hui, par cinnabre artificiel, on entend un mêlange de mercure & de soufre sublimés ensemble par la violence du feu ; cette substance doit être d’un beau rouge foncé, composé d’aiguilles ou de longues stries luisantes. Il faut avoir soin de l’acheter en gros morceaux, & non en poudre, parce que quelquefois on falsifie le cinnabre avec du minium, ce qui peut en rendre l’usage très-dangereux dans la Medecine.
En Angleterre, à Venise, & sur-tout en Hollande, on travaille le cinnabre en grand ; il y a tout lieu de croire qu’on observe dans cette opération des manipulations toutes particulieres, & dont on fait un secret, attendu qu’on ne vend pas le cinnabre artificiel plus cher que le mercure crud, quoiqu’il n’entre que fort peu de soufre dans sa composition. Les livres sont remplis de recettes pour faire le cinnabre artificiel, dans lesquelles les doses varient presque toûjours. Il y en a qui disent de prendre parties égales de mercure & de soufre, de bien triturer ce mêlange, & de mettre le tout dans des vaisseaux sublimatoires, en donnant un degré de feu assez violent. D’autres veulent qu’on prenne trois onces de soufre sur une livre de mercure, &c. On fait de ce mêlange de l’éthiops minéral, soit par la simple trituration du mercure & du soufre, soit par le moyen du feu. Voyez l’article Ethiops minéral.
Voici la maniere de faire le cinnabre artificiel suivant Stahl. On fait fondre une partie de soufre dans un creuset ou dans un vaisseau de verre, à un feu très-doux ; lorsque le soufre est bien fondu, on y met quatre parties de mercure qu’on passe au-travers d’une peau de chamois, & on a soin de bien remuer le mêlange jusqu’à ce qu’il forme une masse noire ; on la retire de dessus le feu pour la triturer bien exactement ; on met ensuite le mêlange dans une cucurbite au bain de sable, pour en faire la sublimation : sur quoi Stahl observe que si au commencement de l’opération on donne un feu très doux, le soufre se sublime d’une couleur jaune très belle, quoique la masse ait été très-noire ; lorsque toutes les fleurs se sont sublimées, si on pousse fortement le feu, on aura un cinnabre d’une très-belle couleur ; parce que si on a la précaution de donner un feu modéré au commencement, le soufre superflu se sépare, au lieu que si on débutoit par un degré de feu trop violent, le cinnabre qu’on obtiendroit seroit noir, parce qu’il seroit trop surchargé de soufre.
Le même auteur dit que pour faire le cinnabre en grand, on prend parties égales de soufre & de mercure ; on fait fondre le soufre dans un creuset sur des charbons ; lorsqu’il est fondu, on y met le mercure, & on remue pour l’incorporer exactement avec le soufre, jusqu’à ce que le mêlange ait la consistance d’une boüillie épaisse ; on laisse la flamme se porter dessus le mêlange, afin qu’elle consume le soufre qui est de trop ; mais lorsque le mêlange commence à rougir, & que le soufre superflu est consumé, on éteint la flamme avec une spatule & cuillere de fer, de peur que le mercure ne soit emporté : alors on fait sublimer le mêlange à grand feu, & par ce moyen l’on obtient un cinnabre d’une très-belle couleur. Stahl dit que pour que le cinnabre soit exactement saturé, il faut qu’il ne contienne qu’environ une partie de soufre sur huit parties de mercure. (—)
Cinnabre artificiel, (Chimie, Pharmacie, & matiere medicale.) Le cinnabre natif & le cinnabre artificiel ont été recommandés pour l’usage médicinal par différens auteurs ; il s’en est trouvé même plusieurs, & il est encore aujourd’hui même quelques Medecins qui préferent le cinnabre natif ou naturel au cinnabre factice ; mais on peut avancer sans hésiter que toutes les raisons de préférence apportées en faveur du premier, sont absolument chimériques, & que celles qui l’ont fait rejetter enfin par la saine partie des Medecins, portent sur un fondement très-solide ; savoir, sur ce qu’on a observé assez communément quelques parties arsénicales qui rendoient son usage très-suspect.
Le cinnabre factice donc auquel nous accordons la préférence avec juste raison, est recommandé intérieurement, principalement pour certaines maladies de la peau, pour l’épilepsie & les autres maladies convulsives, pour les vertiges, la passion hystérique, l’asthme convulsif, &c.
Mais son utilité dans ces cas n’est pas démontrée par assez d’observations pour détruire une opinion assez plausible, qui conclut de son insolubilité & de son inaltérabilité par les humeurs digestives, & de son insipidité absolue, qu’il ne sauroit ni passer dans la masse des humeurs & en altérer la constitution (crasis), ni faire aucune impression salutaire sur le système nerveux, par son action immédiate sur les organes de la digestion. Son utilité la moins équivoque est celle qu’il procure employé en suffumigation, soit dans le traitement général de la maladie vénérienne, soit dans le traitement particulier de quelques-uns de ses symptomes extérieurs, comme chancres, porreaux, &c. Voyez Suffumigation & Vérole.
Le cinnabre entre dans plusieurs préparations officinales, à la coloration desquelles son utilité paroît se borner. Voyez Coloration. (b)