L’Encyclopédie/1re édition/COURTISANE

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COURTISANE, s. f. (Morale.) on appelle ainsi une femme livrée à la débauche publique, sur-tout lorsqu’elle exerce ce métier honteux avec une sorte d’agrément & de décence, & qu’elle sait donner au libertinage l’attrait que la prostitution lui ôte presque toûjours. Les courtisanes semblent avoir été plus en honneur chez les Romains que parmi nous, & chez les Grecs que chez les Romains. Tout le monde connoît les deux Aspasies, dont l’une donnoit des lecons de politique & d’éloquence à Socrate même ; Phryné, qui fit rebâtir à ses dépens la ville de Thebes détruite par Alexandre, & dont les débauches servirent ainsi en quelque maniere à réparer le mal fait par le conquérant ; Laïs qui tourna la tête à tant de philosophes, à Diogene même qu’elle rendit heureux, à Aristippe, qui disoit d’elle, je possede Laïs, mais Laïs ne me possede pas (grande leçon pour tout homme sage) ; enfin la célebre Léontium, qui écrivit sur la philosophie, & qui fut aimée d’Epicure & de ses disciples. Notre fameuse Ninon Lenclos peut être regardée comme la Léontium moderne ; mais elle n’a pas eu beaucoup de semblables, & rien n’est plus rare parmi nous que les courtisanes philosophes, si ce n’est pas même profaner ce dernier nom que de le joindre au premier. Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur cet article, dans un ouvrage aussi grave que celui-ci. Nous croyons devoir dire seulement, indépendamment des lumieres de la religion, & en nous bornant au pur moral, que la passion pour les courtisanes énerve également l’ame & le corps, & qu’elle porte les plus funestes atteintes à la fortune, à la santé, au repos & au bonheur. On peut se rappeller à cette occasion le mot de Démosthene, je n’achete pas si cher un repentir ; & celui de l’empereur Adrien, à qui l’on demandoit pourquoi l’on peint Venus nue ; il répondit, quia nudos dimittit.

Mais les femmes fausses & coquettes ne sont-elles pas plus méprisables en un sens, & plus dangereuses encore pour le cœur & pour l’esprit, que ne le sont les courtisanes ? C’est une question que nous laisserons à décider.

Un célebre philosophe de nos jours examine dans son histoire naturelle, pourquoi l’amour fait le bonheur de tous les êtres, & le malheur de l’homme. Il répond que c’est qu’il n’y a dans cette passion que le physique de bon ; & que le moral, c’est-à-dire le sentiment qui l’accompagne, n’en vaut rien. Ce philosophe n’a pas prétendu que ce moral n’ajoûte pas au plaisir physique, l’expérience seroit contre lui ; ni que le moral de l’amour ne soit qu’une illusion, ce qui est vrai, mais ne détruit pas la vivacité du plaisir (& combien peu de plaisirs ont un objet réel !) Il a voulu dire sans doute que ce moral est ce qui cause tous les maux de l’amour, & en cela on ne sauroit trop être de son avis. Concluons seulement de-là, que si des lumieres supérieures à la raison ne nous promettoient pas une condition meilleure, nous aurions beaucoup à nous plaindre de la Nature, qui en nous présentant d’une main le plus séduisant des plaisirs, semble nous en éloigner de l’autre par les écueils dont elle l’a environné, & qui nous a, pour ainsi dire, placés sur le bord d’un précipice entre la douleur & la privation.

Qualibus in tenebris vitæ quantisque periclis
Degitur hoc ævi quodcumque est !

Au reste, quand nous avons parlé ci-dessus de l’honneur que les Grecs rendoient aux courtisanes, nous n’en avons parlé que relativement aux autres peuples : on ne peut guere douter en effet que la Grece n’ait été le pays où ces sortes de femmes ont été le plus honorées, ou si l’on veut le moins méprisées. M. Bertin, de l’académie royale des Belles-lettres, dans une dissertation lûe à cette académie en 1752, & qu’il a bien voulu nous communiquer, s’est proposé de prouver contre une foule d’auteurs anciens & modernes, que les honneurs rendus aux courtisanes chez les Grecs, ne l’étoient point par le corps de la nation, & qu’ils étoient seulement le fruit de l’extravagante passion de quelques particuliers. C’est ce que l’auteur entreprend de faire voir par un grand nombre de faits bien rapprochés, qu’il a tirés principalement d’Athenée & de Plutarque, & qu’il oppose aux faits qu’on a coûtume d’alléguer en faveur de l’opinion commune. Comme le mémoire de M. Bertin n’est pas encore imprimé en Mars 1754 que nous écrivons ceci, nous ne croyons pas devoir entrer dans un plus grand détail, & nous renvoyons nos lecteurs à sa dissertation, qui nous paroît très-digne d’être lûe. (O)