L’Encyclopédie/1re édition/DESPOTISME

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DESPOTISME, s. m. (Droit polit.) gouvernement tyrannique, arbitraire & absolu d’un seul homme : tel est le gouvernement de Turquie, du Mogol, du Japon, de Perse, & presque de toute l’Asie. Développons-en, d’après de célebres écrivains, le principe & le caractere, & rendons graces au ciel de nous avoir fait naitre dans un gouvernement différent, où nous obéissons avec joie au Monarque qu’il nous fait aimer.

Le principe des états despotiques est qu’un seul prince y gouverne tout selon ses volontés, n’ayant absolument d’autre loi qui le domine, que celle de ses caprices : il résulte de la nature de ce pouvoir, qu’il passe tout entier dans les mains de la personne à qui il est confié. Cette personne, ce visir devient le despote lui-même, & chaque officier particulier devient le visir. L’établissement d’un visir découle du principe fondamental des états despotiques. Lorsque les eunuques ont affoibli le cœur & l’esprit des princes d’Orient, & souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire du palais pour les placer sur le throne ; ils font alors un visir, afin de se livrer dans leur serrail à l’excès de leurs passions stupides : ainsi plus un tel prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires sont grandes, & moins il délibere sur les affaires, ce soin appartient au visir. Celui-ci, incapable de sa place, ne peut ni représenter ses craintes au sultan sur un évenement futur, ni excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Dans un tel gouvernement, le partage des hommes, comme des bêtes, y est sans aucune différence ; l’instinct, l’obéissance, le châtiment. En Perse quand le sophi a disgracié quelqu’un, ce seroit manquer au respect que de présenter un placet en sa faveur ; lorsqu’il l’a condamné, on ne peut plus lui en parler ni demander grace : s’il étoit yvre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même ; sans cela il se contrediroit, & le sophi ne sauroit se contredire.

Mais si dans les états despotiques le prince est fait prisonnier, il est censé mort, & un autre monte sur le throne ; les traités qu’il fait comme prisonnier sont nuls, son successeur ne les ratifieroit pas : en effet, comme il est la loi, l’état & le prince, & que sitôt qu’il n’est plus le prince il n’est rien ; s’il n’étoit pas censé mort, l’état seroit détruit. La conservation de l’état n’est dans la conservation du prince, ou plûtôt du palais où il est enfermé ; c’est pourquoi il fait rarement la guerre en personne.

Malgre tant de précautions, la succession à l’empire dans les états despotiques n’en est pas plus assûrée, & même elle ne peut pas l’être ; envain seroit-il établi que l’aîné succéderoit, le prince en peut toûjours choisir un autre. Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élû, il arrive que celui qui monte sur le throne, fait d’abord étrangler ses freres, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol : ou si l’on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance du throne est suivie d’une affreuse guerre civile. De cette maniere personne n’est monarque que de fait dans les états despotiques.

On voit bien que ni le droit naturel ni le droit des gens ne sont le principe de tels états, l’honneur ne l’est pas davantage ; les hommes y étant tous égaux, on ne peut pas s’y préférer aux autres ; les hommes y étant tous esclaves, on n’y peut se préférer à rien. Encore moins chercherions-nous ici quelqu’étincelle de magnanimité : le prince donneroit-il ce qu’il est bien éloigné d’avoir en partage ? Il ne se trouve chez lui ni grandeur ni gloire. Tout l’appui de son gouvernement est fondé sur la crainte qu’on a de sa vengeance ; elle abat tous les courages, elle éteint jusqu’au moindre sentiment d’ambition : la religion ou plutôt la superstition fait le reste, parce que c’est une nouvelle crainte ajoûtée à la premiere. Dans l’empire mahométan, c’est de la religion que les peuples tirent principalement le respect qu’ils ont pour leur prince.

Entrons dans de plus grands détails, pour mieux dévoiler la nature & les maux des gouvernemens despotiques de l’Orient.

D’abord, le gouvernement despotique s’exerçant dans leurs états sur des peuples timides & abattus, tout y roule sur un petit nombre d’idées ; l’éducation s’y borne à mettre la crainte dans le cœur, & la servitude en pratique. Le savoir y est dangereux, l’émulation funeste : il est également pernicieux qu’on y raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne, pour choquer ce genre de gouvernement : l’éducation y est donc nulle ; on ne pourroit que faire un mauvais sujet, en voulant faire un bon esclave :

Le savoir, les talens, la liberté publique,
Tout est mort sous le joug du pouvoir despotique.

Les femmes y sont esclaves ; & comme il est permis d’en avoir plusieurs, mille considérations obligent de les renfermer : comme les souverains en prennent tout autant qu’ils en veulent, ils en ont un si grand nombre d’enfans, qu’ils ne peuvent guere avoir d’affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs freres. D’ailleurs il y a tant d’intrigues dans leur serrail, ces lieux où l’artifice, la méchanceté, la ruse regnent dans le silence, que le prince lui-même y devenant tous les jours plus imbécille, n’est en effet que le premier prisonnier de son palais.

C’est un usage établi dans les pays despotiques, que l’on n’aborde personne au-dessus de soi sans lui faire des présens. L’empereur du Mogol n’admet point les requêtes de ses sujets, qu’il n’en ait reçu quelque chose. Cela doit être dans un gouvernement où l’on est plein de l’idée que le supérieur ne doit rien à l’inférieur, dans un gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les châtimens que les uns exercent sur les autres.

La pauvreté & l’incertitude de la fortune y naturalisent l’usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu’il a à le prêter. La misere vient de toutes parts dans ces pays malheureux ; tout y est ôté, jusqu’à la ressource des emprunts. Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans avoir des mains qui exercent ses injustices : or il est impossible que ces mains ne s’employent pour elles-mêmes, ainsi le péculat y est inévitable. Dans des pays où le prince se déclare propriétaire des fonds & l’héritier de ses sujets, il en résulte nécessairement l’abandon de la culture des terres, tout y est en friche, tout y devient desert. « Quand les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pié, & cueillent le fruit ». Voilà le gouvernement despotique, dit l’auteur de l’esprit des lois ; Raphael n’a pas mieux peint l’école d’Athenes.

Dans un gouvernement despotique de cette nature, il n’y a donc point de lois civiles sur la propriété des terres, puisqu’elles appartiennent toutes au despote. Il n’y en a pas non plus sur les successions, parce que le souverain a seul le droit de succéder. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de lois sur le Commerce. Comme on ne peut pas augmenter la servitude extrème, il ne paroît point dans les pays despotiques d’Orient, de nouvelles lois en tems de guerre pour l’augmentation des impôts, ainsi que dans les républiques & dans les monarchies, où la science du gouvernement peut lui procurer au besoin un accroissement de richesses. Les mariages que l’on contracte dans les pays orientaux avec des filles esclaves, font qu’il n’y a guere de lois civiles sur les dots & sur les avantages des femmes. Au Masulipatam on n’a pû découvrir qu’il y eût des lois écrites ; le Védan & autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles. En Turquie, où l’on s’embarrasse également peu de la fortune, de la vie & de l’honneur des sujets, on termine promptement d’une façon ou d’autre toutes les disputes ; le bacha fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sous la plante des piés des plaideurs, & les renvoye chez eux.

Si les plaideurs sont ainsi punis, quelle ne doit point être la rigueur des peines pour ceux qui ont commis quelque faute ? Aussi quand nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espece de douleur les maux de la nature humaine. Au Japon c’est pis encore, on y punit de mort presque tous les crimes : là il n’est pas question de corriger le coupable, mais de venger l’empereur ; un homme qui hasarde de l’argent au jeu, est puni de mort, parce qu’il n’est ni propriétaire ni usufruitier de son bien, c’est le kubo.

Le peuple qui ne possede rien en propre dans les pays despotiques que nous venons de dépeindre, n’a aucun attachement pour sa patrie, & n’est lié par aucune obligation à son maître ; de sorte que, suivant la remarque de M. la Loubere (dans sa relation historique de Siam), comme les sujets doivent subir le même joug sous quelque prince que ce soit, & qu’on ne sauroit leur en faire porter un plus pesant, ils ne prennent jamais aucune part à la fortune de celui qui les gouverne ; au moindre trouble, au moindre attentat, ils laissent aller tranquillement la couronne à celui qui a le plus de force, d’adresse ou de politique, quel qu’il soit. Un Siamois s’expose gaiement à la mort pour se venger d’une injure particuliere, pour se délivrer d’une vie qui lui est à charge, ou pour se dérober à un supplice cruel ; mais mourir pour le prince ou pour la patrie, c’est une vertu inconnue dans ce pays-là. Ils manquent des motifs qui animent les autres hommes, ils n’ont ni liberté ni biens. Ceux qui sont faits prisonniers par le roi de Pégu, restent tranquillement dans la nouvelle habitation qu’on leur assigne, parce qu’elle ne peut être pire que la premiere. Les habitans du Pégu en agissent de même quand ils sont pris par les Siamois : ces malheureux également accablés dans leur pays par la servitude, également indifférens sur le changement de demeure, ont le bon sens de dire avec l’âne de la fable :

Battez-vous, & nous laissez paître,
Notre ennemi, c’est notre maître.

La rebellion de Sacrovir donna de la joie au peuple romain ; la haine universelle que Tibere s’étoit attirée par son despotisme, fit souhaiter un heureux succès à l’ennemi public : multi odio præsentium, suis quisque periculis lætabantur, dit Tacite.

Je sai que les rois d’Orient sont regardés comme les enfans adoptifs du ciel ; on croit que leurs ames sont célestes, & surpassent les autres en vertu autant que leur condition surpasse en bonheur celles de leurs sujets : cependant lorsqu’une fois les sujets se révoltent, le peuple vient à mettre en doute quelle est l’ame la plus estimable, ou celle du prince légitime, ou celle du sujet rébelle, & si l’adoption céleste n’a pas passé de la personne du roi à celle du sujet. D’ailleurs dans ces pays-là il ne se forme point de petite revolte ; il n’y a point d’intervalle entre le murmure & la sédition, la sédition & la catastrophe : le mécontent va droit au prince, le frappe, le renverse ; il en efface jusqu’à l’idée : dans un instant l’esclave est le maître, dans un instant il est usurpateur & légitime. Les grands évenemens n’y sont point préparés par de grandes causes ; au contraire, le moindre accident produit une grande révolution, souvent aussi imprévûe de ceux qui la font que de ceux qui la souffrent. Lorsqu’Osman empereur des Turcs fut déposé, on ne lui demandoit que de faire justice sur quelques griefs ; une voix sortit de la foule par hasard, qui prononça le nom de Mustapha, & soudain Mustapha fut empereur.

Le P. Martini prétend que les Chinois se persuadent qu’en changeant de souverain ils se conforment à la volonté du ciel, & ils ont quelquefois préféré un brigand au prince qui étoit déjà sur le throne. Mais outre, dit-il, que cette autorité despotique est dépourvûe de défense, son exercice se terminant entierement au prince, elle est affoiblie faute d’être partagée & communiquée à d’autres personnes. Celui qui veut déthroner le prince, n’a guere autre chose à faire qu’à joüer le rôle de souverain, & en prendre l’esprit : l’autorité étant renfermée dans un seul homme, passe sans peine d’un homme à un autre, faute d’avoir des gens dans les emplois qui s’intéressent à conserver l’autorité royale. Il n’y a donc que le prince qui soit intéressé à défendre le prince, tandis que cent mille bras s’intéressent à défendre nos rois.

Loin donc que les despotes soient assûrés de se maintenir sur le throne, ils ne sont que plus près d’en tomber ; loin même qu’ils soient en sûreté de leur vie, ils ne sont que plus exposés d’en voir trancher le cours d’une maniere violente & tragique, comme leur regne. La personne d’un sultan est souvent mise en pieces avec moins de formalité que celle d’un malfaiteur de la lie du peuple. Si leur autorité étoit moindre, leur sûreté seroit plus grande : nunquam satis fida potentia, ubi nimia. Caligula, Domitien & Commode, qui regnerent despotiquement, furent égorgés par ceux dont ils avoient ordonné la mort.

Concluons que le despotisme est également nuisible aux princes & aux peuples dans tous les tems & dans tous les lieux, parce qu’il est par-tout le même dans son principe & dans ses effets : ce sont des circonstances particulieres, une opinion de religion, des préjugés, des exemples reçus, des coûtumes établies, des manieres, des mœurs, qui y mettent les différences qu’on y rencontre dans le monde. Mais quelles que soient ces différences, la nature humaine se soûleve toûjours contre un gouvernement de cette espece, qui fait le malheur du prince & des sujets ; & si nous voyons encore tant de nations idolatres & barbares soumises à ce gouvernement, c’est qu’elles sont enchaînées par la superstition, par l’éducation, l’habitude & le climat.

Dans le Christianisme au contraire il ne peut y avoir de souveraineté qui soit illimitée, parce que quelqu’absolue qu’on supposât cette souveraineté, elle ne sauroit renfermer un pouvoir arbitraire & despotique, sans d’autre regle ni raison que la volonté du monarque chrétien. Eh comment la créature pourroit-elle s’attribuer un tel pouvoir, puisque le souverain être ne l’a pas lui-même ? Son domaine absolu n’est pas fondé sur une volonté aveugle ; sa volonté souveraine est toûjours déterminée par les regles immuables de la sagesse, de la justice & de la bonté.

Ainsi, pour m’exprimer avec la Bruyere, « dire qu’un prince chrétien est arbitre de la vie des hommes, c’est dire seulement que les hommes par leurs crimes deviennent naturellement soûmis aux lois & à la justice dont le prince est dépositaire. Ajoûter qu’il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c’est le langage de la flaterie, c’est l’opinion d’un favori qui se dédira à l’heure de la mort. » Chap. x. du Souverain.

Mais on peut avancer qu’un roi est maître de la vie & des biens de ses sujets, parce que les aimant d’un amour paternel, il les conserve, & a soin de leurs fortunes, comme de ce qui lui est le plus propre. De cette façon il se conduit de même que si tout étoit à lui, prenant un pouvoir absolu sur toutes leurs possessions, pour les protéger & les défendre. C’est par ce moyen que gagnant le cœur de ses peuples, & par-là tout ce qu’ils ont, il s’en peut déclarer le maître, quoiqu’il ne leur en fasse jamais perdre la propriété, excepté dans le cas où la loi l’ordonne. « Ce n’est pas, dit un conseiller d’état (M. la Mothe-le-Vayer, dans le livre intitulé l’œconomique du Prince, qu’il a dédié à Louis XIV. ch. jx.) ce n’est pas, SIRE, poser des bornes préjudiciables à votre volonté souveraine, de les lui donner conformes à celles dont Dieu a voulu limiter la sienne. Si nous disons que Votre Majesté doit la protection & la justice à ses sujets, nous ajoûtons en même tems qu’elle n’est tenue de rendre compte de cette obligation ni de toutes ses actions, qu’à celui de qui tous les rois de la terre relevent. Enfin nous n’attribuons aucune propriété de biens à vos peuples, que pour relever par-là davantage la dignité de votre monarchie ».

Aussi Louis XIV. a toûjours reçonnu qu’il ne pouvoit rien de contraire aux droits de la nature, aux droits des gens, & aux lois fondamentales de l’état. Dans le traité des droits de la Reine de France, imprimé en 1667 par ordre de cet auguste Monarque, pour justifier ses prétentions sur une partie des Pays-bas catholiques, on y trouve ces belles paroles : « Que les Rois ont cette bienheureuse impuissance, de ne pouvoir rien faire contre les lois de leur pays..... Ce n’est (ajoûte l’auteur) ni imperfection ni foiblesse dans une autorité suprème, que de se soûmettre à la loi de ses promesses, ou à la justice de ses lois. La nécessité de bien faire & l’impuissance de faillir, sont les plus hauts degrés de toute la perfection. Dieu même, selon la pensée de Philon, Juif, ne peut aller plus avant ; & c’est dans cette divine impuissance que les souverains, qui sont ses images sur la terre, le doivent particulierement imiter dans leurs états ». Page 279. édition faite suivant la copie de l’Imprimerie royale.

« Qu’on ne dise donc point (continue le même auteur, qui parle au nom & avec l’aveu de Louis XIV.) qu’on ne dise point que le souverain ne soit pas sujet aux lois de son état, puisque la proposition contraire est une vérité du droit des gens, que la flaterie a quelquefois attaquée, mais que les bons princes ont toûjours défendue, comme divinité tutelaire de leurs états. Combien est-il plus légitime de dire avec le sage Platon, que la parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets, que le prince obéisse à la loi, & que la loi soit droite, & toûjours dirigée au bien public » ? Le monarque qui pense & qui agit ainsi, est bien digne du nom de Grand ; & celui qui ne peut augmenter sa gloire qu’en continuant une domination pleine de clémence, mérite sans doute le titre de. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.