L’Encyclopédie/1re édition/EGARÉ

La bibliothèque libre.

EGARÉ, adj. (Maréch.) une bouche égarée est celle qui se refuse aux justes impressions de l’embouchure, dont l’appui est véritablement faux & falsifié, & qui ne consent franchement à aucuns mouvemens de la main, quelque doux & quelque tempérés qu’ils puissent être.

Cette incertitude procede souvent d’une sensibilité & d’une foiblesse naturelles, d’un défaut de proportion dans les parties de la bouche, de la conformation irréguliere de quelques-unes de celles du corps de l’animal, de quelques maux dont elles peuvent être atteintes, de la dureté des premieres embouchures, de la forte application des gourmettes mal ordonnées, des efforts excessifs d’une main dont le sentiment a été aussi cruel qu’importun, ou de la lenteur ou de la foiblesse de celle qui n’ayant aucune fermeté, a permis au cheval de se livrer à mille mouvemens vagues, dans lesquels il s’est offensé lui-même en s’appuyant inconsidérément des leçons données sans ordre & sans jugement, des arrêts trop subtils & trop précipités, &c.

Dans cet état le cheval dérobe sans cesse les barres, bégaye, se déplace, tourne la tête de côté & d’autre, se retient, s’arrête, bat & tire à la main, ou la force, pour peu que le cavalier veuille le solliciter à quelqu’action.

On ne peut se décider sur le choix des moyens de parer à tous ces desordres, si d’une part on n’envisage & on ne distingue les véritables causes de cette irrésolution, & si de l’autre on ne s’attache à découvrir l’inclination & le caractere de l’animal.

Quelle que soit la source & le principe dont il s’agit, l’entreprise de ramener une bouche aussi soupçonneuse à un appui solide & assûré, demande beaucoup d’art, & un grand fond de lumieres & de patience. Quelle attention n’exige pas la nécessité de ménager une partie débile ou lésée, en rejettant une portion du poids dont elle devroit être chargée, sur celle qui est saine, & qui joüit d’une plus grande force ? Que de recherches pour démêler au milieu de tant de déréglemens, ce point unique dans lequel le sentiment de la main est infiniment confondu avec celui de la bouche, & où le cavalier & le cheval sont pour ainsi dire également affectés d’un plaisir réciproque & si marqué, que l’animal semble préférer la contrainte à la liberté ? Quel art ne faut-il pas pour rencontrer ce juste tempérament dans la fermeté duquel résident en même tems & la douceur & la résistance ? Que de connoissances enfin pour varier les leçons & les aides à-propos, & toûjours relativement à la diverse nature des chevaux.

Les embouchures les plus douces, telles que le simple canon, les branches droites & longues, les gourmettes les plus grosses, placées de maniere qu’elles gênent peu, & qu’elles asservissent légerement, sont d’abord les premieres armes que nous devons employer. Il n’est pas question en effet ici de recourir à la force ; ce seroit se proposer de remédier à un vice par la cause même qui le produit presque toûjours : ainsi cette voie que quelques écuyers choisissent, puisqu’ils font forger des embouchures dans l’intention de casser les barres, ne serviroit qu’à confirmer le cheval dans son incertitude, & le précipiteroit encore dans de nouveaux desordres.

Nous ne pouvons nous promettre de véritables succès dans des circonstances aussi délicates, qu’autant que nous saurons tâter, s’il m’est permis d’user de cette expression, la bouche de l’animal, en partant du point d’appui le plus leger, & en l’augmentant toûjours imperceptiblement ; car des mains qui n’ont aucune méthode, dont les mouvemens n’ont aucune mesure, dont les impressions sont subites, & qui ignorent en un mot l’art de chercher, occasionnent plûtôt l’égarement qu’elles ne le corrigent.

Dans le chemin que parcourt cette main qui sonde en quelque façon la bouche, il n’est pas douteux qu’il est un période où le sentiment exercé est moins desagréable à l’animal. Ce période se distingue en ce que le cheval moins étonné, moins surpris lorsque la main y est parvenue, ne témoigne point autant d’inquiétude, & c’est à ce point qu’il faut se fixer & s’arrêter : dès qu’on l’a reconnu, il est inutile de tenter de l’outre-passer ; mais comme un appui constant, & qui persévere dans le même degré, échauffe inévitablement la barre, on le diminuera insensiblement, pour le reprendre de même ; attendu que si on vouloit y revenir tout-à-coup, outre qu’on ne pourroit le saisir que par hasard, on courroit risque par une action trop forte, de susciter les mouvemens desordonnés que l’on a dessein de réprimer, & auxquels on donneroit encore incontestablement lieu, si la diminution nécessaire dont j’ai parlé, n’étoit pareillement opérée d’une maniere imperceptible.

Cette main liante, & dont les effets ne peuvent être goûtés qu’autant qu’elle est attentive à rappeller sans cesse le sentiment qu’elle a découvert, seroit néanmoins insuffisante. C’est une erreur que d’imaginer de pouvoir juger exactement de la qualité d’une bouche quelconque, & en scruter le fond par le seul secours des rênes ; le véritable point d’appui ne se manifeste que dans l’ensemble de l’animal, & nous ne le saisissons jamais parfaitement, qu’autant que le devant & le derriere sont justement contre-balancés : aussi n’y parvenons-nous dans la plûpart des chevaux que nous travaillons, que par le rapport & l’harmonie des aides de la main & des jambes.

Ici principalement il est essentiel que ces aides se soûtiennent & s’accompagnent. Au moment où les rênes agissent & operent, les jambes doivent donc solliciter en juste raison le derriere en-avant, & pousser l’action du cheval contre l’appui : par ce moyen l’animal retenu d’un côté & chassé de l’autre, se trouvera nécessairement soulagé, en ce qu’il sera moins sur son devant, & plus uni ; & l’effet de la main en étant même adouci, ne lui paroîtra plus aussi violent & aussi insupportable.

On doit cependant, eu égard à ce rapport & à cette harmonie, considérer la disposition de l’animal. Il faut que l’effort des jambes l’emporte sur celui de la main, & même le précede ; si le cheval est porté à se retenir ; car en ce cas la main opérant la premiere, l’arrêteroit ou l’aculeroit, & ne pourroit trouver dans la bouche ce degré perfectionné de résistance que le cavalier se propose d’y rencontrer. J’ajoûterai que si dans la même circonstance l’action de cette main n’étoit devancée, ou avoit lieu dans le tems précis où les jambes sont mises en opposition, l’animal renfermé & contraint de toutes parts, se gendarmeroit & se défendroit en multipliant les pointes, & l’on conçoit d’ailleurs qu’on ne peut évaluer & mesurer ces différentes forces, que relativement au plus ou moins de sensibilité du cheval, & au plus ou moins de difficulté qu’il témoigne lorsqu’on entreprend de le déterminer en-avant.

Quant aux chevaux qui embrassent le terrein avec franchise, & dont l’irrésolution n’est que dans leur bouche vaine & égarée, on prendra le parti contraire : la main précédera le mouvement des jambes. Ceux-ci en effet s’offrent eux-mêmes à l’appui, & il seroit très-possible, en profitant subtilement de l’impatience avec laquelle souvent ils s’abandonnent & précipitent leurs allures, de le leur faire goûter sans employer d’autres aides. Il n’en est pas de même du cheval pesant & chargé d’épaules, les jambes & la main doivent se réunir pour le contre-balancer ; car si l’on ne lui suggere une certaine union, vainement espéreroit-on de le résoudre à cette fermeté & à cette assûrance dont il est si fort éloigné.

En général, le pas averti me paroît l’action la plus favorable au cavalier qui entreprend de faire industrieusement sentir & reconnoître au cheval les effets de la main. Dans une allure vive & prompte, l’animal est plus distrait, moins patient ; il chemine & n’écoute point, & se dérobe plus aisément à l’attention de celui qui l’exerce. Ce n’est donc que dans cette marche lente & pesée, pour ainsi dire, qu’il convient d’abord de mettre en usage les divers moyens que j’ai indiqués : si cependant le cheval se retenoit, on seroit obligé de débuter par le trot, sans s’attacher absolument à la recherche de sa bouche ; car le premier pas à faire, est de le résoudre. Après l’avoir quelque tems travaillé ainsi, & lorsqu’il aura acquis plus de franchise, on entre-mêlera cette même leçon & celle du pas, sauf à le remettre à la premiere, supposé qu’elle n’eût point produit encore tout l’effet que nous en desirions. La plûpart des chevaux qui se retiennent, & dont la bouche est fausse & soupçonneuse, s’arment & s’encapuchonnent ; les autres portent au contraire au vent : or l’un & l’autre de ces défauts, ou plûtôt l’une & l’autre de ces défenses sont d’autant plus nuisibles, que si la tête n’est placée, l’appui ne peut être que faux & desordonné ; ainsi dès que l’animal voudra sortir en-arriere de la ligne perpendiculaire, on éloignera la main du corps, pour le mettre dans l’attitude où il doit être ; & on aura recours aux châtimens qui partent des jambes, dont on modérera les aides, souvent très propres, en rejettant le derriere sur le devant, à solliciter l’animal à ce vice. A l’égard de ceux qui entreprennent de tendre le nez, dès qu’ils se présenteront pour sortir en-avant de cette même ligne, s’ils rencontrent la main du cavalier, & s’ils se heurtent en quelque façon les barres contre le point de résistance qu’elle leur opposera, il n’est pas douteux qu’enfin ils se corrigeront, sur-tout si la fermeté de cette même main, & les degrés de la tension des rênes, sont tels que l’animal soit toûjours assûré de s’exposer à la douleur du heurt & de la pression, en se déplaçant ; & de n’éprouver aucune sensation desagréable, en se maintenant dans la position que l’on exige de lui. Ce même principe est encore d’une très-grande ressource dans le bégayement, & dans le cas où le cheval bat, tire à la main, & la force.

La bouche de l’animal en quelque maniere rassûrée dans l’action du pas, il sera question de le présenter au trot. Celle-ci commencera à l’obliger à souffrir constamment l’appui. Pour le raffermir entierement, passez ensuite au galop ; conduisez-le sur un terrein un peu penchant : dans la contrainte où il sera de se ramener sur les hanches, & cherchera un soûtien dans votre main, il ne tentera point de s’opposer à ses effets. L’action de soûtenir peu-à-peu la descente du galop sur un terrein même uni, sera d’une égale utilité.

Toutes ces leçons doivent être données d’abord par le droit, non sur un terrein étroit & mesuré, quand il s’agit de chevaux indéterminés, mais dans les lieux limités, lorsqu’il est question de ceux qui ont d’ailleurs de la fougue & de la résolution. Si vous y ajoûtez celles de l’arrêt, & quelque tems après celles du reculer, l’obéissance & la facilité de la bouche renaîtront bientôt entierement (voy. Parer & Reculer), pourvû néanmoins que vous n’entrepreniez pas tout-à-coup, que vous observiez des gradations, que vous ne reculiez pas trop tôt, que vous le fassiez repartir pendant quelque tems, sans le précipiter dès l’instant qu’il aura paré ; car de tels arrêts aisés, étendus, & continués à l’aide d’une bonne main, seroient eux seuls capables de lui ôter tout soupçon. Pratiquez de plus avec jugement, avec prudence ; n’exigez pas trop d’un cheval foible, n’abusez point de celui qui a beaucoup de force ; un long travail ne pourroit qu’offenser davantage l’animal, & qu’augmenter en lui l’égarement. (e)