L’Encyclopédie/1re édition/ELOQUENCE
ELOQUENCE, s. f. (Belles-Lettres) L’article suivant nous a été envoyé par M. de Voltaire, qui, en contribuant par son travail à la perfection de l’Encyclopédie, veut bien donner à tous les gens de Lettres citoyens, l’exemple du véritable intérêt qu’ils doivent prendre à cet ouvrage. Dans la lettre qu’il nous a fait l’honneur de nous écrire à ce sujet, il a la modestie de ne donner cet article que comme une simple esquisse ; mais ce qui n’est regardé que comme une esquisse par un grand maître, est un tableau précieux pour les autres. Nous exposons donc au public cet excellent morceau, tel que nous l’avons reçû de son illustre auteur : y pourrions-nous toucher sans lui faire tort ?
L’Eloquence, dit M. de Voltaire, est née avant les regles de la Rhétorique, comme les langues se sont formées avant la Grammaire. La nature rend les hommes éloquens dans les grands intérêts & dans les grandes passions. Quiconque est vivement émû, voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide, & de métaphore : sans qu’il y prenne garde il anime tout, & fait passer dans ceux qui l’écoutent, une partie de son enthousiasme. Un philosophe très-éclairé a remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues le cœur brûle, le courage s’allume, les yeux étincellent, l’esprit est accablé : il se partage, il s’épuise : le sang se glace, la tête se renverse : on est enflé d’orgueil, enyvré de vengeance. La nature se peint par-tout dans ces images fortes devenues ordinaires.
C’est elle dont l’instinct enseigne à prendre d’abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L’envie naturelle de captiver ses juges & ses maîtres, le recueillement de l’ame profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentimens qui la pressent, sont les premiers maîtres de l’art.
C’est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs & animés ; une forte passion, un danger pressant, appellent tout-d’un-coup l’imagination : ainsi un capitaine des premiers califes voyant fuir les Musulmans, s’écria : Où courez-vous ? ce n’est pas là que sont les ennemis. On vous a dit que le calife est tué : eh ! qu’importe qu’il soit au nombre des vivans ou des morts ? Dieu est vivant & vous regarde : marchez.
La nature fait donc l’éloquence ; & si on a dit que les poëtes naissent & que les orateurs se forment, on l’a dit quand l’éloquence a été forcée d’étudier les lois, le génie des juges, & la méthode du tems.
Les préceptes sont toûjours venus après l’art. Tisias fut le premier qui recueillit les lois de l’éloquence dont la nature donne les premieres regles.
Platon dit ensuite dans son Gorgias, qu’un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix & les gestes des plus grands acteurs.
Aristote fit voir ensuite que la véritable philosophie est le guide secret de l’esprit dans tous les arts. Il creusa les sources de l’éloquence dans son livre de la Rhétorique ; il fit voir que la dialectique est le fondement de l’art de persuader, & qu’être éloquent c’est savoir prouver.
Il distingua les trois genres, le délibératif, le démonstratif, & le judiciaire. Dans le délibératif il s’agit d’exhorter ceux qui déliberent, à prendre un parti sur la guerre & sur la paix, sur l’administration publique, &c. dans le démonstratif, de faire voir ce qui est digne de loüange ou de blâme ; dans le judiciaire, de persuader, d’absoudre ou de condamner, &c. On sent assez que ces trois genres rentrent souvent l’un dans l’autre.
Il traite ensuite des passions & des mœurs que tout orateur doit connoître.
Il examine quelles preuves on doit employer dans ces trois genres d’éloquence. Enfin il traite à fond de l’élocution sans laquelle tout languit ; il recommande les métaphores pourvû qu’elles soient justes & nobles ; il exige sur-tout la convenance, la bienséance. Tous ses préceptes respirent la justesse éclairée d’un philosophe, & la politesse d’un Athénien ; & en donnant les regles de l’éloquence, il est éloquent avec simplicité.
Il est à remarquer que la Grece fut la seule contrée de la terre où l’on connût alors les lois de l’éloquence, parce que c’étoit la seule où la véritable éloquence existât. L’art grossier étoit chez tous les hommes ; des traits sublimes ont échappé par-tout à la nature dans tous les tems : mais remuer les esprits de toute une nation polie, plaire, convaincre & toucher à la fois, cela ne fut donné qu’aux Grecs. Les Orientaux étoient presque tous esclaves : c’est un caractere de la servitude de tout exagérer ; ainsi l’éloquence asiatique fut monstrueuse. L’Occident étoit barbare du tems d’Aristote.
L’éloquence véritable commença à se montrer dans Rome du tems des Gracques, & ne fut perfectionnée que du tems de Cicéron. Marc Antoine l’orateur, Hortensius, Curion, César, & plusieurs autres, furent des hommes éloquens.
Cette éloquence périt avec la république ainsi que celle d’Athenes. L’éloquence sublime n’appartient, dit-on, qu’à liberté ; c’est qu’elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons & des peintures fortes. Souvent un maître n’aime pas la vérité, craint les raisons, & aime mieux un compliment délicat que de grands traits.
Cicéron après avoir donné les exemples dans ses harangues, donna les préceptes dans son livre de l’Orateur ; il suit presque toute la méthode d’Aristote, & l’explique avec le style de Platon.
Il distingue le genre simple, le tempéré & le sublime. Rollin a suivi cette division dans son traité des études ; &, ce que Cicéron ne dit pas, il prétend que le tempéré est une belle riviere ombragée de vertes forêts des deux côtés ; le simple, une table servie proprement dont tous les mêts sont d’un goût excellent, & dont on bannit tout rafinement ; que le sublime foudroie, & que c’est un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste.
Sans se mettre à cette table, & sans suivre ce foudre, ce fleuve & cette riviere, tout homme de bon sens voit que l’éloquence simple est celle qui a des choses simples à exposer, & que la clarté & l’élégance sont tout ce qui lui convient. Il n’est pas besoin d’avoir lû Aristote, Cicéron, & Quintilien, pour sentir qu’un avocat qui débute par un exorde pompeux au sujet d’un mur mitoyen, est ridicule : c’étoit pourtant le vice du barreau jusqu’au milieu du XVII. siecle ; on disoit avec emphase des choses triviales ; on pourroit compiler des volumes de ces exemples : mais tous se réduisent à ce mot d’un avocat, homme d’esprit, qui voyant que son adversaire parloit de la guerre de Troie & du Scamandre, l’interrompit en disant, la cour observera que ma partie ne s’appelle pas Scamandre, mais Michaut.
Le genre sublime ne peut regarder que de puissans intérêts traités dans une grande assemblée. On en voit encore de vives traces dans le parlement d’Angleterre ; on a quelques harangues qui y furent prononcées en 1739, quand il s’agissoit de déclarer la guerre à l’Espagne. L’esprit de Démosthene & de Cicéron ont dicté plusieurs traits de ces discours ; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs & des Romains, parce qu’ils manquent de cet art & de ce charme de la diction qui mettent le sceau de l’immortalité aux bons ouvrages.
Le genre tempéré est celui de ces discours d’appareil, de ces harangues publiques, de ces complimens étudiés, dans lesquels il faut couvrir de fleurs la futilité de la matiere.
Ces trois genres rentrent encore souvent l’un dans l’autre, ainsi que les trois objets de l’éloquence qu’Aristote considere, & le grand mérite de l’orateur est de les mêler à propos.
La grande éloquence n’a guere pû en France être connue au barreau, parce qu’elle ne conduit pas aux honneurs comme dans Athènes, dans Rome, & comme aujourd’hui dans Londres, & n’a point pour objet de grands intérêts publics : elle s’est réfugiée dans les oraisons funebres où elle tient un peu de la poésie. Bossuet, & après lui Flechier, semblent avoir obéï à ce précepte de Platon, qui veut que l’élocution d’un orateur soit quelquefois celle même d’un poëte.
L’éloquence de la chaire avoit été presque barbare jusqu’au P. Bourdaloüe ; il fut un des premiers qui firent parler la raison.
Les Anglois ne vinrent qu’ensuite comme l’avoüe Burnet évêque de Salisburi. Ils ne connurent point l’oraison funebre ; ils éviterent dans les sermons les traits véhémens qui ne leur parurent point convenables à la simplicité de l’Evangile ; & ils se désirent de cette méthode des divisions recherchées que l’Archevêque Fenelon condamne dans ses dialogues sur l’éloquence.
Quoique nos sermons roulent sur l’objet le plus important de l’homme, cependant il s’y trouve peu de ces morceaux frappans qui, comme les beaux endroits de Cicéron & de Démosthene sont devenus les modeles de toutes les nations occidentales. Le lecteur sera pourtant bien aise de trouver ici ce qui arriva la premiere fois que M. Massillon, depuis évêque de Clermont, précha son fameux sermon du petit nombre des élûs : il y eut un endroit où un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire ; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; le murmure d’acclamation & de surprise fut si fort, qu’il troubla l’orateur, & ce trouble ne servit qu’à augmenter le patétique de ce morceau : le voici. « Je suppose que ce soit ici notre derniere heure à tous, que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes, que le tems est passé & que l’éternité commence, que Jesus-Christ va paroître pour nous juger selon nos œuvres, & que nous sommes tous ici pour attendre de lui l’arrêt de la vie ou de la mort éternelle : je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, & me mettant dans la même situation où nous devons tous paroître un jour devant Dieu notre juge : si Jesus-Christ dis-je, paroissoit dès-à-présent pour faire la terrible séparation des justes & des pécheurs ; croyez-vous que le plus grand nombre fût sauvé ? croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs ? croyez-vous que s’il faisoit maintenant la discussion des œuvres du grand nombre qui est dans cette église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? en trouveroit-il un seul ? &c. » (Il y a eu plusieurs éditions différentes de ce discours, mais le fonds est le même dans toutes.)
Cette figure la plus hardie qu’on ait jamais employée, & en même tems la plus à sa place, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les nations anciennes & modernes ; & le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. De pareils chefs-d’œuvres sont très-rares, tout est d’ailleurs devenu lieu commun. Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands modeles feroient mieux de les apprendre par cœur & de les débiter à leur auditoire (supposé encore qu’ils eussent ce talent si rare de la déclamation), que de précher dans un style languissant des choses aussi rebattues qu’utiles.
On demande si l’éloquence est permise aux historiens ; celle qui leur est propre consiste dans l’art de préparer les évenemens, dans leur exposition toûjours nette & élegante, tantôt vive & pressée, tantôt étendue & fleurie, dans la peinture vraie & forte des mœurs générales & des principaux personnages, dans les réflexions incorporées naturellement au récit, & qui n’y paroissent point ajoûtées. L’éloquence de Démosthene ne convient pas à Thucidide ; une harangue directe qu’on met dans la bouche d’un héros qui ne la prononça jamais, n’est guere qu’un beau défaut.
Si pourtant ces licences pouvoient quelquefois se permettre ; voici une occasion où Mezeray dans sa grande histoire semble obtenir grace pour cette hardiesse approuvée chez les anciens ; il est égal à eux pour le moins dans cet endroit : c’est au commencement du regne d’Henri IV. lorsque ce prince, avec très-peu de troupes, étoit pressé auprès de Dieppe par une armée de trente mille hommes, & qu’on lui conseilloit de se retirer en Angleterre. Mezeray s’éleve au-dessus de lui-même en faisant parler ainsi le maréchal de Biron qui d’ailleurs étoit un homme de génie, & qui peut fort bien avoir dit une partie de ce que l’historien lui attribue.
« Quoi ! Sire, on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avoit point d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter ? si vous n’étiez pas en France, il faudroit percer au-travers de tous les hasards & de tous les obstacles pour y venir : & maintenant que vous y êtes, on voudroit que vous en sortissiez ? & vos amis seroient d’avis que vous fissiez de votre bon gré ce que le plus grand effort de vos ennemis ne sauroit vous contraindre de faire ? En l’état où vous êtes, sortir de France seulement pour vingt-quatre heures, c’est s’en bannir pour jamais. Le péril, au reste, n’est pas si grand qu’on vous le dépeint ; ceux qui nous pensent envelopper, sont ou ceux-mêmes que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, & qui auront plus d’affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, Sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer : il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie ; & quand même il n’y auroit point d’autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pié ferme, que de vous sauver par ce moyen. Votre majesté ne souffriroit jamais qu’on dise qu’un cadet de la maison de Lorraine lui auroit fait perdre terre ; encore moins qu’on la vît mandier à la porte d’un prince étranger. Non, non, Sire, il n’y a ni couronne ni honneur pour vous au-delà de la mer : si vous allez au-devant du secours d’Angleterre, il reculera ; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n’y trouverez que des reproches & du mépris. Je ne puis croire que vous deviez plutôt fier votre personne à l’inconstance des flots & à la merci de l’étranger, qu’à tant de braves gentils hommes & tant de vieux soldats qui sont prêts de lui servir de remparts & de boucliers : & je suis trop serviteur de votre majesté pour lui dissimuler que si elle cherchoit sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seroient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien ».
Ce discours fait un effet d’autant plus beau, que Mezeray met ici en effet dans la bouche du maréchal de Biron ce qu’Henri IV. avoit dans le cœur.
Il y auroit encore bien des choses à dire sur l’éloquence, mais les livres n’en disent que trop ; & dans un siecle éclairé, le génie aidé des exemples en sait plus que n’en disent tous les maîtres. Voyez Elocution.