L’Encyclopédie/1re édition/ENJAMBEMENT
ENJAMBEMENT, s. m. (Poésie.) construction vicieuse, principalement dans les vers alexandrins. On dit qu’un vers enjambe sur un autre, lorsque la pensée du poëte n’est point achevée dans le même vers, & ne finit qu’au commencement ou au milieu du vers suivant. Ainsi ce défaut existe toutes les fois qu’on ne peut point s’arrêter naturellement à la fin du vers alexandrin, pour en faire sentir la rime & la pensée, mais qu’on est obligé de lire de suite & promptement l’autre vers, à cause du sens qui est demeuré suspendu. Les exemples n’en sont pas rares : en voici un seul.
Craignons qu’un Dieu vangeur ne lance sur nos têtes
La foudre inévitable.
Il y a ici un enjambement, parce que le sens ne permet pas qu’on se repose à la fin du premier vers.
Ce n’est pas assez d’éviter l’enjambement d’un vers à l’autre, il faut de plus éviter d’enjamber du premier hémistiche au second ; c’est-à-dire, que si l’on porte un sens au-delà de la moitié du vers, il ne faut pas l’interrompre avant la fin, parce qu’alors le vers paroît avoir deux repos & deux césures, ce qui est très-desagréable. Il est encore bien moins permis d’enjamber d’une stance à l’autre. Voyez les auteurs sur la vérsification françoise.
Mais si l’enjambement est défendu dans les vers alexandrins, comme nous venons de le dire, il est autorisé dans les vers de dix syllabes, & il y produit même quelquefois un agrément, parce que cette espece de vers faite pour la poésie familiere souffre quelques licences, & ne veut pas être assujettie à une trop grande gêne.
Les poëtes du siecle passé ne s’embarrassoient guere de laisser enjamber leurs vers les uns sur les autres ; c’est à Malherbe le premier à qui l’on doit la correction de ce défaut de la versification. Par ce sage écrivain, par ce guide fidele, dit Despréaux,
Les Stances avec grace apprirent à marcher,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Article de M. le Chevalier de Jaucourt.