L’Encyclopédie/1re édition/GOUTTE-SEREINE

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Goutte-sereine, gutta serena, ἀμαόρωσις, (Medecine.) c’est le nom d’une des plus funestes maladies dont les yeux puissent être affectés, dans laquelle l’organe immédiat de la vision est rendu en partie ou même totalement paralytique ; ensorte que les rayons de lumiere qui entrent dans l’œil, frappent la rétine & y peignent l’image des objets, d’où ils sont réfléchis sans qu’il en résulte une sensation entiere, ou sans que l’impression en soit aucunement transmise à l’ame par le moyen du nerf optique ; ce qui constitue une diminution considérable de la vûe, ou même une véritable cécité, quoiqu’il n’y ait cependant aucun vice apparent dans les yeux, dont la fonction principale est ainsi lesée ou reste absolument sans exercice.

En effet, si l’on examine l’œil malade avec attention, on n’y trouve rien d’extraordinaire dans toutes les parties qui peuvent tomber sous les sens : les tuniques, les humeurs, ne paroissent viciées en aucune maniere ; on observe seulement que la pupille, ou pour mieux dire, le bord circulaire de l’uvée, semble d’abord immobile ; mais il ne l’est cependant pas absolument lorsqu’il n’y a qu’un œil d’affecté. Dans ce cas, la pupille paroît se dilater & se resserrer quand les deux yeux sont ouverts, & que l’on regarde de l’œil sain des objets différemment éloignés, ou qu’on passe entre l’œil sain & le grand jour quelque corps opaque ; parce que les nerfs moteurs qui se portent à l’uvée de l’œil malade, étant dans leur état naturel, la communication continue à être libre entre le cerveau & les fibres motrices de cette membrane : ainsi elle suit les mouvemens de celle de l’œil sain ; mais lorsque cet œil est fermé, ou que la goutte-sereine est dans les deux yeux, la pupille reste immobile dans l’œil ouvert, parce que la rétine y étant insensible à la lumiere, rien n’excite le mouvement des fibres motrices de l’uvée, dont les nerfs sont comme sympathiques avec les nerfs optiques ; ce qui n’a pas lieu à l’égard des autres organes appartenans à l’œil, qui conservent indépendant l’exercice de leur fonction, & restent dans l’état naturel.

Cette maladie se déclare de différentes manieres ; quelquefois elle ôte tout à coup la vûe, comme il arrive à la suite des chûtes que l’on fait de haut, dans lesquelles on se heurte fortement la tête, ou des coups violens que l’on se donne, que l’on reçoit à cette partie, ou de toute autre cause externe de cette nature. D’autres fois, la vûe se perd peu à peu & par degrés ; ce qui arrive dans les vieillards attaqués d’hémi-plégie ou de paralysie complette, & dans les personnes qui prennent la goutte-sereine à la suite de différentes maladies de langueur.

Les symptomes qui précedent ou qui accompagnent la formation de la goutte-sereine sont aussi tort différens selon les différentes causes qui y donnent lieu : ainsi les malades se plaignent d’abord, les uns de bourdonnement, de tintement dans les oreilles, d’autres d’étourdissement, de vertige, de pesanteur de cerveau, d’assoupissement extraordinaire, d’autres de douleur de tête habituelle ; d’autres enfin n’ont aucune de ces incommodités, & ne s’apperçoivent du mal naissant que par l’obscurcissement de leur vûe.

Il y a des personnes qui sont sujettes à une sorte de goutte-sereine périodique qui leur ôte subitement la vûe pendant quelques instans ou quelques heures & même pendant plusieurs jours, & qui cesse ensuite souvent aussi promptement, mais elle revient par intervalle : cela arrive sur-tout aux hypochondriaques, aux hystériques, & aux femmes en couche.

On observe qu’il y a aussi de la différence à l’égard de l’intensité du mal dans la goutte-sereine, attendu qu’elle ne prive pas totalement de la vûe : dans certains cas, elle laisse encore la faculté de distinguer la lumiere des ténebres ; ce qui fait appeller imparfaite cette sorte de goutte sereine ; au lieu qu’on donne le nom de parfaite à celle qui rend la cécité complette, dans laquelle on n’apperçoit aucune trace de lumiere.

Presque tous les Medecins ont attribué la cause prochaine de cette maladie à l’obstruction du nerf optique ; ce qui a même le plus contribué à lui faire donner le nom de goutte sereine, dans l’idée que c’est comme une goutte d’humeur viciée, de lymphe épaissie qui bouche la cavité de ce nerf : mais comme il n’y a point de preuve bien démontrée de l’existence d’une cavité dans les filets médullaires, dont l’assemblage forme les nerfs, & que le fluide nerveux est encore problématique ; on peut dire en général, que tout ce qui peut produire la paralysie, dans quelque partie du corps que ce soit, peut aussi être la cause de la goutte-sereine, lorsque cette cause a son siége dans le nerf optique : c’est ce que prouvent les recherches anatomiques faites dans les yeux de ceux qui sont morts avec la goutte sereine. On a toûjours trouvé le vice dans le nerf optique, qui, dans quelques sujets, étoit desséché, exténué, & de la moitié plus mince qu’il ne doit être naturellement : telle est l’observation de Bonet, sepulcret. anat. lib. I. sect. xvij. observat. 3 & 3. Le même auteur a aussi trouvé, (loco citato, observat. 1.) une tumeur qui comprimoit ce nerf à son origine ; & (ibid. observat. 4.) l’artere carotide extrèmement pleine de sang, qui a son entrée dans l’orbite, produisoit le même effet sur ce nerf. Wepfer (de apopl. hist. jv.) rapporte avoir vû, dans le cas dont il s’agit, du sang & de la sérosité extravasés & pesans, sur le principe du nerf optique. Pawius (observat. anatom. ij.) dit avoir vû une vessie pleine d’une humeur aqueuse, qui pressoit les nerfs optiques dans leur conjonction. Platérus fait aussi mention d’une tumeur dure & ronde portant sur ces mêmes nerfs.

Ainsi la cause qui les affecte de paralysie, peut avoir son siége ou vers leur origine & leur trajet dans l’intérieur du crane, ou à leur entrée dans l’orbite ; elle peut aussi se trouver dans l’intérieur de ces nerfs, c’est-à-dire dans les vaisseaux sanguins qui pénetrent dans leur substance, ainsi que le démontrent les anatomistes modernes, & entre autres Wepser déjà cité, de cicut. aquat. Ces vaisseaux qui sont des branches de la carotide interne, dont quelques rameaux entourent aussi les nerfs optiques à leur entrée dans l’orbite, venant à recevoir trop de sang, par quelque cause que ce soit, produisent l’effet ou de porter, de presser de dedans en-dehors sur les fascicules des nerfs qui composent les optiques, & de les comprimer contre la circonférence osseuse du trou de l’orbite, par lequel ils pénetrent dans l’œil, ou de s’appuyer dans leur dilatation contre cette même partie ambiante, susceptible de résistance pour réagir en quelque sorte sur les nerfs resserres & comme étranglés dans ce passage.

C’est principalement à la compression de ces différens vaisseaux engorgés, qu’on doit attribuer la cause de la goutte-sereine périodique, qui cesse ordinairement dès que cet engorgement cesse par quelque moyen que ce puisse être. Il est aussi très-vraissemblable que l’on doit chercher la cause de la goutte-sereine imparfaite, dans une sorte d’infiltration séreuse des membranes de l’œil, & sur-tout de la sclérotique, dans la partie où elles entourent l’insertion du nerf optique dans le globe de l’œil ; ensorte que par leur épaississement contre nature elles compriment ce nerf, & rendent paralytique une partie des filets nerveux qui le composent, en laissant subsister dans quelques uns qui restent libres, la faculté de transmettre les impressions de la lumiere, qui ne peuvent alors qu’être considérablement affoiblies à proportion qu’elles rendent un moindre nombre de traits de l’image peinte sur la rétine : de sorte même qu’il arrive quelquefois dans certaines gouttes-sereines imparfaites, que l’on voit distinctement la moitié supérieure ou inférieure ou latérale des objets, sans voir rien de l’autre moitié, parce que l’une des deux est absolument paralytique, tandis que l’autre reste libre. Le chanoine dont parle Saint-Yves, dans son traité des maladies des yeux, qui étoit affecté d’une goutte-sereine imparfaite, dans laquelle il voyoit la représentation de son œil malade de ce même œil sur le papier qu’il regardoit, c’est à-dire la représentation de l’uvée, de la partie colorée de cet œil, observation confirmée par une semblable du fameux medecin oculiste, M. Petit, communiquée à l’académie des Sciences ; ne pouvoit éprouver cet effet, qu’autant que les rayons de lumiere qui se portoient sur les points paralytiques du fond de son œil, étant réfléchis sur la surface postérieure de l’uvée, en étoient aussi renvoyés sur d’autres points de la rétine qui étoient susceptibles d’en recevoir des impressions.

Toutes les causes occasionnelles de la paralysie en général, auxquelles se joignent des causes particulieres qui en déterminent l’effet sur l’organe immédiat de la vision, peuvent donner lieu à la goutte-sereine. Voyez Paralysie. Ainsi dans les sujets pléthoriques, tout ce qui peut faire refluer le sang & les autres humeurs vers la partie supérieure, comme les convulsions, les resserremens spasmodiques, les efforts du vomissement, de l’accouchement, & autres semblables ; la suppression des hémorrhoïdes, du flux menstruel, peut donner lieu à des dépôts sur le principe des nerfs optiques, ainsi que les métastases de matieres morbifiques, qui se font dans les fievres malignes putrides ; la repercussion des éruptions cutanées, &c. les coups, les commotions qui peuvent causer quelque tiraillement, quelque compression dans les fibres des nerfs optiques ; la trop grande application à la lecture & à tout autre exercice de la vision, soit avec trop soit avec trop peu de lumiere ; ce qui fatigue, affoiblit la rétine dans le premier cas, en y excitant une sensibilité trop durable, ou l’uvée dans le second cas, en dilatant trop la prunelle pour l’admission du peu de rayons qui se présentent ; les grandes évacuations de bonnes humeurs, sur-tout de la semence, qui en général affoiblissent beaucoup & rendent cet effet plus particulierement sensible dans les organes où l’atonie est de plus grande conséquence, comme dans ceux de la voix, de la vision (voyez Eunuque) ; en un mot, tous les vices des différentes humeurs par excès, par défaut, par les qualités, peuvent également contribuer à établir les différentes causes occasionnelles de la goutte-sereine.

Cette maladie est regardée comme incurable lorsque la cécité est complette, qu’elle est invétérée, que les sujets qui en sont affectés sont d’un âge avancé, d’une constitution foible, délicate, languissante, à la suite de violentes maladies, sur-tout de quelque attaque d’apoplexie, & lorsqu’elle est jointe à la paralysie de quelque partie du corps. La goutte-sereine qui est imparfaite dans des sujets jeunes & robustes, & même celle qui est parfaite, mais périodique, sont très-souvent susceptibles de guérison, sur-tout lorsqu’elles surviennent d’un engorgement sanguin dans les parties affectées.

La curation de la goutte-sereine doit être dirigée selon les indications que présente la nature bien étudiée & bien établie des causes qui l’ont produite : ainsi comme ces causes sont très-difficiles à découvrir, à distinguer les unes des autres, il est aussi très-difficile de bien entreprendre le traitement de cette maladie, & encore plus rare de le suivre avec succès ; il n’y a que la goutte-sereine périodique dans les sujets robustes, causée par un engorgement de vaisseaux sanguins qui compriment le nerf optique ou qui couvrent ses ramifications dans la rétine, qui étant bien connue, peut être aisément guérie par la saignée révulsive, par les sang-sues appliquées à la tempe, par le rétablissement du flux supprimé des regles, des hémorrhoïdes, &c. au lieu que dans les personnes d’une mauvaise constitution, dont la masse des humeurs est pituiteuse, caco-chimique, toute goutte-sereine causée par un dépôt d’humeurs séreuses ou de toute autre nature, qui pesent sur le nerf optique & le privent de sa sensibilité naturelle, est très difficile à détruire ; on ne peut l’attaquer que par les purgatifs, les cauteres, les sétons, les vesicatoires, les errhins, & en un mot par tous les secours propres à évacuer & à détourner les humeurs peccantes du siége de la maladie : on peut aussi user des remedes fondans, savonneux, mercuriels, &c. mais le plus souvent ces remedes sont inutiles & ne font que fatiguer les malades ; ce qui est absolument toûjours vrai par rapport aux remedes appliqués sur les yeux mêmes ; parce qu’il ne peut en résulter aucun effet dans le siége du mal, qui est trop éloigné des parties sur lesquelles peuvent se faire les applications ; attendu qu’il est dans le fond de l’orbite, & peut-être même au-delà, dans l’intérieur du crane. On ne peut excepter que le cas où le nerf optique est comprimé par l’épaississement humoral de la sclérotique ; ce qui étant bien connu, peut donner lieu aux remedes topiques, qui peuvent alors être employés pour fortifier les membranes de l’œil, leur donner du ressort de proche en proche, afin qu’elles se dégorgent des humeurs surabondantes, & qu’elles ne s’en laissent pas abreuver de nouveau ; mais ce cas n’a jamais lieu dans la goutte-sereine parfaite : il n’y a que l’ignorance ou la charlatanerie qui puisse engager à tenter la guérison de cette maladie par des collyres ou toutes autres applications sur les yeux. Au surplus, pour un plus grand détail sur cette maladie, V. les traites des maladies des yeux de Maître-Jan, de Saint-Yves ; ce qu’en disent Sennert, Riviere, & les theses pathologiques & thérapeutiques d’Hoffman, system. med. ration. tom. IV. part. IX. cap. jv. (d)