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L’Encyclopédie/1re édition/GRACES, les

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GRACES, les, s. f. plur. (Mythologie.) déesses charmantes du paganisme, appellées χάριτες par les Grecs, & Gratiæ par les Latins.

Dans le grand nombre de divinités, dont les poëtes embellirent le monde, ils n’en imaginerent jamais de plus aimables que les Graces, filles de Bacchus & de Vénus, c’est-à-dire d’un dieu qui dispense la joie aux hommes, & d’une déesse qu’on a toujours regardée comme l’ame de l’univers. Si tous les poëtes ne tombent pas d’accord que les Graces soient filles de Vénus, au-moins ils reconnoissent tous qu’elles étoient ses compagnes inséparables, & qu’elles composoient la partie la plus brillante de sa cour.

Anacréon, qui a si bien connu les divinités dont nous parlons & qui les avoit comme faites à son badinage, ne manque presque jamais de réunir les Graces aux Amours. Parle-t-il du fils de Cythere, il le couronne de roses lorsqu’il danse avec les Graces. Presse-t-il un excellent artiste de lui graver une coupe d’argent, il lui recommande d’y représenter à l’ombre d’une vigne les Amours désarmés, & les Graces riantes.

Les poëtes latins tiennent le même langage. Horace, dans cette stance heureuse de son ode à Vénus, où il a l’art de renfermer en trois vers toutes les divinités du cortege de la déesse de Paphos, place les Graces immédiatement après Cupidon. Que le folâtre Amour, dit-il à la déesse, soit à côté de vous ; que les Graces y paroissent dans leur air négligé ; que les Nymphes & Mercure s’empressent de les suivre ; enfin que la jeunesse vous y accompagne avec cet enjouement que vous seule savez lui inspirer.

Fervidus tecum puer, & solutis
Gratiæ Zonis properentque Nymphoe,
Et parùm comis sine te juventas,
Mercuriusque.

La plûpart des mythologistes fixent à trois le nombre des Graces, qu’ils nomment Eglé, Thalie & Euphrosine ; mais quant à leurs symboles & à leurs attributs, on conçoit bien que l’imagination dut les varier infiniment, suivant les tems & les lieux.

On représenta d’abord ces déesses sous des figures humaines, habillées d’une gaze fine & légere, sans agraffes, sans ceinture, & laissant flotter négligemment leurs voiles au gré des vents. Bientôt après on les représenta toutes nues, & cette coutume avoit déja prévalu du tems de Pausanias, qui reconnoît ne pouvoir fixer l’époque où l’on cessa de leur ôter la gaze. On les trouve aujourd’hui de l’une & de l’autre maniere dans les monumens qui nous restent de ces déesses ; mais on les trouve le plus souvent représentées au naturel ; elles se tiennent embrassées, & sont toutes nues dans les portraits que Spanheim nous en a donné d’après les médailles qui sont conformes aux tableaux qu’en ont fait les Poëtes. Horace dit, l. IV. ode vij.

Gratia cum Nymphis, geminisque sororibus audet
Ducere nuda choros.

« Les Graces toutes nues forment déja leurs danses avec les Nymphes. »

L’épithete de belle-tête leur est assignée dans l’hymne attribuée à Homere, qui ajoute qu’elles se tiennent par la main, & dansent ensemble avec les Heures, l’Harmonie, Hébé & Vénus, déesses de la joie & du plaisir, & c’est pour cela qu’elles sont appellées ridentes, les déesses riantes.

On disoit généralement que les Graces étoient filles & vierges ; peut-être parce qu’on pensoit qu’il étoit difficile que les attraits pussent subsister dans le trouble d’une passion, ou parmi les soins d’une famille. Cependant, contre l’opinion commune, Homere marie deux Graces ; & ce qu’il y a d’étonnant, il les partage assez mal en maris ; car il donne à l’une pour époux un dieu qui dort toujours, le dieu du sommeil ; & à l’autre, à la charmante Charis, il lui fait épouser ce dieu que Jupiter précipita du sacré parvis de Lemnos, & qui resta toujours boiteux de cette terrible chûte.

Nous lisons dans Pausanias qu’on voyoit à Elis les statues des trois Graces, où elles étoient représentées de telle sorte que l’une tenoit à la main une rose, l’autre une branche de myrthe, & la troisieme un dez à jouer, symboles dont cet auteur donne lui-même l’explication suivante ; c’est que le myrthe & la rose sont particulierement consacrés à Vénus & aux Graces, & le dez désigne le penchant naturel que la jeunesse, l’âge des agremens, a pour les jeux, les plaisirs & les ris.

Elles se tenoient, dit Horace, inséparablement par la main sans se quitter :

Segnesque nodum solvere gratiæ.

Pourquoi ? parce que les qualités aimables sont un des plus forts liens de la société.

Elles laissoient flotter leurs voiles au gré des zéphirs, pour exprimer qu’il est une sorte de négligé qui vaut mieux que toutes les parures ; ou, si l’on veut, que dans les beaux arts & dans les ouvrages d’esprit, il y a des négligences heureuses préférables à l’exactitude du travail.

Il n’étoit pas possible que des divinités de cet ordre manquassent d’autels & de temples. On prétend que ce fut Ethéocle qui leur en éleva le premier, & qui régla ce qui concernoit leur culte. Il étoit roi d’Orchomene, la plus jolie ville de la Béotie. On y voyoit une fontaine que son eau pure & salutaire rendoit célébre par-tout le monde. Près de-là couloit le fleuve Céphyse, qui par la beauté de son canal & de ses bords ne contribuoit pas peu à embellir un si charmant séjour. On assure que les graces s’y plaisoient plus qu’en aucun autre lieu de la terre. De-là vient que les anciens poëtes les appellent déesses de Céphyse & déesses d’Orchomene.

Cependant toute la Grece ne convenoit pas qu’Ethéocle eût été le premier à leur rendre les honneurs divins. Les Lacédémoniens en attribuoient la gloire à Lacédémon leur quatrieme roi. Ils prétendoient qu’il avoit bâti un temple aux graces dans le territoire de Sparte, sur les bords du fleuve Tiase, & que ce temple étoit le plus ancien de tous ceux où elles recevoient des offrandes. Quoi qu’il en soit, elles avoient encore des temples à Elis, à Delphes, à Pergée, à Périnthe, à Byzance.

Non-seulement elles avoient des temples particuliers, elles en avoient de communs avec d’autres divinités. Ordinairement ceux qui étoient consacrés à l’amour, l’étoient aux graces. On avoit aussi coutume de leur donner place dans les temples de Mercure, parce qu’on étoit persuadé que le dieu de l’éloquence ne pouvoit se passer de leur secours ; mais sur-tout les muses & les graces n’avoient d’ordinaire qu’un même temple. Hésiode, après avoir dit que les muses ont établi leur séjour sur l’Hélicon, ajoute que les graces habitent près d’elles. Pindare confond leurs jurisdictions ; &, par une de ces expressions hardies qui lui sont familieres, il appelle la poésie le délicieux jardin des graces.

On célébroit plusieurs fêtes en leur honneur dans le cours de l’année ; mais le printems leur étoit principalement consacré. C’étoit proprement la saison des graces. Voyez, dit Anacréon, comme au retour des zéphirs, les graces sont parées de roses.

Horace ne peint jamais la nature qui se renouvelle, sans négliger de faire entrer les graces dans cette peinture. Après avoir dit en commençant une de ses odes, que par une agréable révolution, les frimats font place aux beaux jours ; il ajoute aussi-tôt qu’on voit déjà Vénus, les graces & les nymphes recommencer leurs danses.

Jam cytherea choros ducit Venus,
Junctoeque nymphis Gratiæ decentes
Alterno terram quatiunt pede.

Les personnes de bon air n’oublioient point de fêter les muses & les graces dans leurs repas agréables. On honoroit les unes & les autres le verre à la main, avec cette différence, que pour s’attirer la faveur des muses on buvoit neuf coups, au-lieu que ceux qui vouloient se concilier les graces, n’en buvoient que trois.

Enfin les anciens aimoient à marquer leur zele pour leurs dieux par divers monumens qu’ils élevoient à leur gloire, par des tableaux, par des statues, par des inscriptions, par des médailles. Or toute la Grece étoit pleine de semblables monumens consacrés aux graces. On voyoit dans la plûpart des villes leurs figures faites par les plus grands maîtres. Il y avoit à Pergame un tableau de ces déesses peint par Pythagore de Paros, & un autre à Smyrne qui étoit de la main d’Apelle ; Socrate avoit taillé leur statue en marbre, & Bupalus en or. Pausanias cite plusieurs ouvrages de ce genre, également recommandables par la beauté du travail & de la matiere.

Elles étoient aussi représentées sur un grand nombre de médailles dont quelques-unes nous sont parvenues. Telle est une médaille grecque d’Antonin le débonnaire, frappée par les Périnthiens ; une de Septime Severe, par les habitans de Perge en Pamphilie ; une autre d’Alexandre Severe, par la colonie Flavienne dans la Thrace ; & enfin une de Valérien, pere de Gallien, par les Bizantins.

C’est d’après ces anciens modeles qu’on frappa dans le xjv. siecle l’ingénieuse médaille de Jeanne de Navarre, où l’on représenta d’une part cette princesse, & au revers les trois graces avec la légende : ou quatre, ou une. Pensée qui a beaucoup de rapport à celle qui se trouve dans cette jolie épigramme de l’anthologie, l. VII. faite sur une jeune personne nommée Dercyle, qui réunissoit en elle tous les agrémens de la figure, des manieres & de l’esprit :

Τέσσαρες αἱ Χάριτες, Παφίαι δύο, καὶ δέκα Μοῦσαι,
Δερκυλὶς ἐν πάσαις Μοῦσα, Χάρις, Παφίη.

« Il y a quatre graces, deux Vénus & dix muses ; Dercyle est une muse, une grace, une Vénus ».

La principale raison peut-être qui portoit les anciens à faire leur cour aux graces, c’est qu’elles étoient des divinités bienfaisantes, dont le pouvoir s’étendoit à toutes les douceurs de la vie. Elles dispensoient la gaieté, l’égalité de l’humeur, les qualités liantes, la libéralité, l’éloquence, & ce charme singulier qui quelquefois tient lieu de mérite.

Mais la plus belle de toutes les prérogatives des graces, c’est qu’elles présidoient aux bienfaits & à la reconnoissance.

Les Athéniens ayant secouru les habitans de la Chersonese dans un besoin pressant, ceux-ci pour éterniser le souvenir d’un tel service, éleverent un autel avec cette inscription : « autel consacré à celle des graces qui préside à la reconnoissance ».

En un mot, c’étoit des graces que les autres divinités empruntoient tous leurs charmes. Elles étoient la source de tout ce qu’il y a de riant dans le monde ; elles donnoient aux lieux, aux personnes, aux ouvrages, à chaque chose en son genre, ce dernier agrément qui embellit les autres perfections, & qui en est comme la fleur.

On ne pouvoit tenir que d’elles seules ce don, sans lequel les autres sont inutiles ; je veux dire le don de plaire. Aussi parmi tant de déesses du paganisme, il n’y en avoit point qui eussent un plus grand nombre d’adorateurs. Tous les états de l’un & de l’autre sexe, toutes les professions, tous les âges, leur adressoit des vœux, & leur présentoient de l’encens. Chaque science & chaque art avoient en particulier sa divinité tutélaire ; mais tous les arts & toutes les sciences reconnoissoient l’empire des graces. Les orateurs, les historiens, les peintres, les statuaires, les musiciens, & généralement tous ceux qui cherchoient à mériter l’approbation publique, ne se promettoient un heureux succès, qu’autant qu’ils pouvoient se les rendre favorables.

Les plus grands poëtes chanterent des hymnes à leur honneur ; Anacréon & Sapho, Bion & Moschus si tendres & si fleuris, les invoquerent toujours ; & Pindare consacra la derniere de ses Olympiques à leur gloire. Cette ode est un si bel éloge des graces, qu’on peut dire qu’elles y ont elles-mêmes travaillé.

Un des aimables poëtes de nos jours, qui a quitté la lyre pour le chapeau de cardinal, & qui vraissemblablement ne la reprendra jamais, aujourd’hui qu’il est archevêque, a courtisé les graces dans les tems heureux de son indépendance, & leur a adressé une épître délicate qu’Anacréon ne désavoueroit pas. J’en vais citer quelques morceaux qui doivent plaire à tout le monde.

O vous qui parez tous les âges,
Tous les talens, tous les esprits . . . .
Vous que les plaisirs & les ris
Suivent en secret chez les sages,

Graces, c’est à vous que j’écris.
Compagnes de l’aimable enfance,
Vous présidez à tous ses jeux,
Et de cet âge trop heureux
Vous faites aimer l’ignorance ;
L’amour, le plaisir, la beauté,
Ces trois enfans de la jeunesse,
N’ont qu’un empire limité,
Si vous ne les suivez sans cesse.
L’amour à travers son bandeau
Voit tous les défauts qu’il nous cache ;
Rien à ses yeux n’est toujours beau ;
Et quand de vos brasil s’arrache,
Pour chercher un objet nouveau,
Vos mains rallument son flambeau,
Et serrent le nœud qui l’attache
Jusque sur le bord du tombeau.
. . . . . . . . . . . . .
Junon après mille disgraces,
Après mille transports jaloux,
Enchaine son volage époux,
Avec la ceinture des
graces.
. . . . . . . . . . . . .
Jadis le vieux Anacréon
Orna sa brillante vieillesse
Des graces que dans sa jeunesse
Chantoit l’amante de Phaon.
. . . . . . . . . . . . .
La mort de l’ombre de ses aîles
N’a point encore enveloppé
Leurs chansonnettes immortelles,
Dont l’univers est occupé.
. . . . . . . . . . . . .
Les
graces seules embellissent
Nos esprits, ainsi que nos corps ;
Et nos talens sont des ressorts,
Que leurs mains légeres polissent.
Les graces entourent de fleurs
Le sage compas d’Uranie ;
Donnent le charme des couleurs
Au pinceau brillant du génie ;
Enseignent la route des cœurs
A la touchante mélodie ;
Et prêtent des charmes aux pleurs
Que fait verser la tragédie.
Malheur à tout esprit grossier,
Qui les méprise ou les ignore ;
Le cœur qui les sent, les adore,
Et peut seul les apprécier.


(D. J.)