L’Encyclopédie/1re édition/INGÉNIEUR

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 741-743).
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INGÉNIEUR, s. m. (Gram.) Nous avons trois sortes d’ingénieurs ; les uns pour la guerre ; ils doivent savoir tout ce qui concerne la construction, l’attaque & la défense des places. Les seconds pour la marine, qui sont versés dans ce qui a rapport à la guerre & au service de mer ; & les troisiemes pour les ponts & chaussées, qui sont perpétuellement occupés de la perfection des grandes routes, de la construction des ponts, de l’embellissement des rues, de la conduite & réparation des canaux, &c.

Toutes ces sortes d’hommes sont élevés dans des écoles, d’où ils passent a leur service, commençant par les postes les plus bas, & s’élevant avec le tems & le mérite aux places les plus distinguées.

Ingénieur, c’est dans l’état militaire un officier chargé de la fortification, de l’attaque & de la défense des places, & des différens travaux nécessaires pour fortifier les camps & les postes qu’on veut défendre à la guerre.

« Le nom d’ingénieur marque l’adresse, l’habileté & le talent que les officiers doivent avoir pour inventer. On les appelloit autrefois engeigneurs, du mot engin qui signifie machine, parce que les machines de guerre avoient été pour la plûpart inventées par ceux qui les mettoient en œuvre dans la guerre. Or engin vient d’ingenium ; on appelloit même en mauvais latin ces machines ingenia.

Hi se clauserunt propè ripas ingeniorum, dit Guillaume le Breton dans l’histoire en vers de Philippe Auguste, en parlant du quartier où étoient les machines ».

Et Guillaume Guyart, lingigneurs engins dressent. Hist. de la milice franc. 2. 11. pag. 89.

L’emploi d’ingénieur exige beaucoup d’étude, de talens, de capacité & de génie. Les sciences fondamentales de cet état sont l’Arithmétique, la Géométrie, la Méchanique & l’Hydraulique.

Un ingénieur doit avoir quelqu’usage du dessein. La physique lui est nécessaire pour juger de la nature des matériaux qu’on emploie dans les bâtimens, de celle des eaux, & des différentes qualités de l’air des lieux qu’on veut fortifier.

Il est très-utile qu’il ait des connoissances générales & particulieres de l’Architecture civile, pour la construction des bâtimens militaires, comme casernes, magazins, arsenaux, hôpitaux, logemens de l’état-major, &c. dont les ingénieurs sont ordinairement chargés. M. Frézin recommande aux ingénieurs de s’appliquer à la coupe des pierres. « J’ai reconnu par ma propre expérience, dit ce sçavant auteur, (dans l’ouvrage qu’il a donné sur cette matiere) que cette connoissance (de la coupe des pierres) étoit aussi indispensablement nécessaire à un ingénieur qu’à un architecte, parce qu’il peut être envoyé comme moi dans des colonies éloignées, & même dans les provinces où l’on manque d’ouvriers capables d’exécuter certaines parties de la fortification, où il faut de l’intelligence dans cet art ».

Ces différentes connoissances & plusieurs autres que M. Maigret desire encore dans un ingénieur, comme celle de l’Histoire, de la Grammaire & de la Rhétorique, auxquelles on pourroit joindre celle des différentes manœuvres des troupes, ne sont que l’accessoire de ce qui constitue le véritable ingénieur. C’est la science de la fortification, de l’attaque & de la défense des places, qui le caractérise particulierement, & qui doit être l’objet le plus sérieux de ses études. « Les différentes parties du génie, dit l’auteur de l’Ingénieur de campagne, se rapportent presque toutes à la fortification. L’on ne peut douter qu’elle n’en soit la principale ; cependant à parler en général, c’est, dit-il, celle à laquelle les ingénieurs s’attachent le moins. Cette indifférence, ajoûte cet auteur, vient probablement de ce que n’ayant appris qu’une routine sans principes, qu’un maître peu éclairé rend respectable par le nom de l’auteur dont il l’emprunte ; on regarde naturellement cet objet comme borné, & comme porté au point de perfection dont il est possible ». Préface de l’Ingénieur de campagne.

Il est certain qu’en examinant le progrès de la fortification depuis l’invention des bastions, on s’apperçoit que la disposition de l’enceinte des places a éprouvé peu de changemens ; mais doit-on en conclure qu’elle a tout le degré de perfection possible ? Non sans doute ; le peu de durée de la défense de cette enceinte, lorsque l’ennemi a pu s’en approcher, suffit pour le démontrer.

Il est donc important de chercher à rendre notre fortification plus parfaite. Il faudroit trouver le moyen de se garantir de l’effet du ricochet ; de rendre les ouvrages moins exposés à la nombreuse artillerie avec laquelle on bat les places ; de mettre les dehors plus en état d’être soutenus, & repris par l’assiégé ; de faciliter les communications, de les rendre plus sûres & plus commodes, & sur-tout de diminuer l’excessive dépense de la fortification. Ce sont les principaux objets qu’on doit avoir en vûe dans les nouveaux systèmes de fortification qu’on peut proposer. Les ingénieurs peuvent seuls donner des idées justes dans une matiere où la théorie ne peut rien, ou du moins ne peut que très-peu de chose sans la pratique des siéges. C’est cette expérience qui a produit le Traité de fortification de M. le comte de Pagan, & les vûes nouvelles que cet illustre ingénieur a données pour perfectionner la disposition de l’enceinte des places, & pour rendre la défense des flancs plus directe. Voyez Fortification.

Pour perfectionner la fortification, ou rectifier ce qu’elle a de desavantageux, il faut posséder parfaitement tout ce qui a été fait & enseigné sur cette matiere. Cette étude, lorsqu’on y fait un peu d’attention, paroît plus vaste & plus difficile qu’on ne le croyoit d’abord. Bien des gens s’imaginent savoir la fortification, parce qu’ils ont appris à tracer l’enceinte d’un plan suivant la méthode de M. de Vauban, ou celle de quelqu’autre ingénieur ; mais ceux qui ont refléchi sur cet art sentent bien quelles sont les bornes d’une pareille étude. Elle sert seulement à apprendre les termes de la Fortification ; mais si l’on n’entre point dans l’esprit des inventeurs des systèmes, si l’on ne fait pas attention aux différens objets qu’ils ont eus dans leur construction, il arrive, comme l’expérience le prouve, qu’après avoir beaucoup copié de plans, & construit beaucoup de systèmes, on ignore encore la fortification, c’est à-dire son esprit, ses regles & ses préceptes, & qu’on se trouveroit très-embarrassé s’il falloit appliquer ces regles à une situation tant-soit-peu irréguliere.

Les connoissances de la fortification, utiles à un ingénieur, sont bien différentes de celles qui conviennent à un officier ordinaire. Le premier doit non-seulement savoir disposer les ouvrages d’une place de guerre pour la mettre en état de faire une vigoureuse résistance ; mais il faut encore qu’il sache les construire, & remédier aux différens inconvéniens qui arrivent dans la construction. L’officier peut se borner au premier objet pour être en état de reconnoître le fort & le foible d’une place. Si avec cela il sait mettre un village ou un poste en état de résister à un coup de main, on peut dire qu’il possede la fortification nécessaire à son état. Mais l’habileté de l’ingénieur doit être portée à un point bien différent. Comme les idées ne se présentent que successivement, il faut, pour en trouver d’utiles, s’appliquer très-sérieusement à l’objet que l’on veut perfectionner. Ceux qui croient n’avoir plus rien à apprendre dans les choses de leur état, ne sont pas propres à trouver de nouvelles inventions. Un esprit éclairé, sage & raisonnable, n’emploie guere son tems à des |recherches particulieres, qu’autant qu’il présume que son application ne sera pas infructueuse ; il est rare qu’avec cette disposition, de l’intelligence, des connoissances & un travail assidu, on ne parvienne à la fin à quelque découverte utile.

Nous pensons donc que la perfection de la fortification actuelle est un objet digne de l’attention & de l’application des plus savans ingénieurs. On peut tout attendre d’un corps aussi éclairé & aussi distingué que celui du génie, qui ne voit rien en Europe qui puisse lui être comparé dans l’attaque & dans la défense des places.

Il est établi en France, depuis M. le maréchal de Vauban, de ne recevoir aucun ingénieur qui n’ait été examiné sur les parties des Mathématiques nécessaires à son état, c’est-à-dire, sur l’Arithmétique, la Géométrie élémentaire & pratique, la Méchanique & l’Hydraulique. Le Roi paye pour cet effet un examinateur particulier.

L’intention de M. le maréchal de Vauban étoit, qu’après cet examen, on envoyât les jeunes gens, qui l’avoient subi, dans les places où il y avoit de grands travaux, pour les former dans le service des places, & leur faire acquérir les différentes parties de la science du Génie. Cette espece de noviciat devoit durer un an ou deux, après quoi il vouloit qu’on les examinât de nouveau pour juger de leurs talens & du progrès de leur application avant que de les admettre à l’état d’ingénieur. Ceux dont les talens auroient paru trop médiocres pour le Génie, devoient être placés dans l’infanterie, où les connoissances qu’ils avoient acquises ne pouvoient que contribuer à en faire de bons officiers.

Le Roi a établi à Mézieres, depuis quelques années, une école particuliere pour le Génie.

Quoique tous les Ingénieurs doivent être également versés dans le service des places & dans celui de campagne ; cependant comme il est difficile d’exceller en même tems dans chacun de ces deux services, peut-être seroit-il à propos de les diviser en ingénieurs de place & en ingénieurs de campagne.

Ces deux états, dont M. le maréchal de Vauban a réuni les différentes qualités dans le degré le plus éminent, supposent également la science de la fortification ; mais comme on peut posséder le détail de la construction des travaux, qui ne s’apprend point en campagne, & ignorer ou du moins ne point exceller dans ce détail, & être très-habile dans le service de campagne, qui ne donne aucune idée de celui des places, le partage de ces deux fonctions pourroit peut-être donner lieu de former des sujets plus habiles dans chacune de ces deux parties du Génie.

Le service de campagne demande beaucoup de connoissance de l’art de la guerre ; il exige d’ailleurs une grande vivacité d’esprit & d’intelligence pour imaginer & exécuter en même tems les différens travaux nécessaires en campagne, pour fortifier les camps & les postes qu’on veut défendre : « On n’étudie point cette matiere dans les places, dit M. de Clairac dans l’Ingénieur de campagne, parce que ce n’est point l’objet présent… D’ailleurs, quel que soit le rapport de la fortification de campagne avec celle des places, la science de celle-ci ne suffit pas toujours pour développer pleinement ce qui concerne l’autre ». C’est pourquoi, dès que les travaux de l’ingénieur en campagne exigent une étude particuliere, il semble qu’il seroit très-convenable de s’y appliquer aussi particulierement.

Les qualités nécessaires aux ingénieurs de guerre ou de campagne sont, suivant M. le maréchal de Vauban, « beaucoup de cœur, beaucoup d’esprit, un génie solide, & outre cela une étude perpétuelle & une expérience consommée sur les principales parties de la guerre : mais si la nature rassemble très-rarement ces trois premieres qualités dans un seul homme, il est encore plus extraordinaire d’en voir échapper à la violence de nos sieges, & qui puissent vivre assez pour pouvoir acquèrir les deux autres. Le métier est grand & noble, mais il mérite un génie fait exprès & l’application de plusieurs années ». Instruct. pour la conduite des sieges.

Aux qualités précédentes, « il faut encore, dit M. Maigret, joindre l’activité & la vigilance absolument nécessaires dans toutes les actions de la guerre, mais sur-tout dans l’attaque des places qui esperent du secours. Il ne faut point donner le tems aux assiégés de se reconnoître ; qui y perd une heure, en perd pour le moins deux, & un seul moment perdu en ces occasions est quelquefois irréparable. C’est par l’activité & la vigilance que les ingénieurs contraignent souvent des assiégés de capituler, qui ne le feroient que long-tems après, si ces ingénieurs n’avoient pas usé d’une grande promptitude dans le progrès des attaques ». Traité de la sûreté des états par le moyen des forteresses.

Aux deux divisions précédentes d’ingénieur de place & d’ingénieur de campagne, peut-être seroit-il encore à propos de faire une troisieme classe pour la fortification des villes maritimes, qui demande une étude particuliere, & dans laquelle il est difficile d’exceller sans beaucoup de travail & d’application. Il suffit, pour s’en convaincre, d’une lecture sérieuse & réfléchie des deux derniers volumes de l’Architecture hydraulique, par M. Belidor.

Les appointemens des ingénieurs, lorsqu’on les reçoit, sont de six cens livres par an. Ils augmentent ensuite, selon le mérite & l’ancienneté. Dans les sieges & en campagne, les moindres appointemens de ceux qu’on y emploie sont de cent cinquante livres par mois.

Les ingénieurs obtiennent les mêmes grades militaires & les mêmes récompenses que les autres officiers des troupes. Ainsi ils parviennent à celui de brigadier, de maréchal de camp, de lieutenant général & même de maréchal de France, comme l’a été M. de Vauban. Ils ont aussi des pensions, des majorités, des gouvernemens de places, &c.

Le nombre des ingénieurs en France est de trois cens. Ils sont partagés dans les différentes places de guerre du royaume. En tems de guerre, on en forme des détachemens à la suite des armées. Ceux qui servent dans les siéges sont partagés en brigades, à la tête de chacune desquelles est un ancien ingénieur, auquel on donne le nom de brigadier. Ces brigades se relevent toutes les vingt-quatre heures.

Dans les places où il y a plusieurs ingénieurs, le premier est appellé ingénieur en chef. Il a la direction principale de tous les travaux ; les autres agissent sous ses ordres. Les appointemens des ingénieurs en chef sont de 1800 livres, mais ils ont outre cela des récompenses & des gratifications. Cette place demande des soins infinis, dit M. le maréchal de Vauban, « une activité perpétuelle, beaucoup de conduite, de bon-sens, d’expérience dans tous les ouvrages de terre, de bois & de pierre, avec une parfaite intelligence de toutes les différentes especes de matériaux, de leur prix, & de la capacité des ouvriers. Ces qualités sont si nécessaires dans la conduite des grands travaux, que par-tout où elles se trouvent manquer, on peut s’assûrer que le moindre mal qui en puisse arriver sera un retardement, une longue & ennuyeuse construction, quantité de mal-façons, & toujours beaucoup de dépense superflue : accidens à jamais inséparables de la médiocre intelligence de ceux qui en seront chargés ». Directeur des fortifications.

Il y a aussi des ingénieurs provinciaux ou directeurs des fortifications dans les provinces. Ce sont ceux qui sont chargés de la direction générale de tous les travaux qui se font dans les places de leur département. (Q)