L’Encyclopédie/1re édition/JANISSAIRE

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 446-447).
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JANISSAIRE, s. m. (Hist. turq.) soldat d’infanterie turque, qui forme un corps formidable en lui-même, & sur-tout à celui qui le paye.

Les gen-y-céris, c’est-à-dire, nouveaux soldats, que nous nommons janissaires, se montrerent chez les Turcs (quand ils eurent vaincu les Grecs) dans toute leur vigueur, au nombre d’environ 45 mille, conformément à leur établissement, dont nous ignorons l’époque. Quelques historiens prétendent que c’est le sultan Amurath II, fils d’Orcan, qui a donné en 1372, à cette milice déja instituée, la forme qu’on voit subsister encore.

L’officier qui commande cette milice, s’appelle jen-y-céris aghasi ; nous disons en françois l’aga des janissaires ; & c’est un des premiers officiers de l’empire.

Comme on distingue dans les armées de sa hautesse les troupes d’Europe, & les troupes d’Asie, les janissaires se divisent aussi en janissaires de Constantinople, & janissaires de Damas. Leur paye est depuis deux aspres jusqu’à douze ; l’aspre vaut environ six liards de notre monnoie actuelle.

Leur habit est de drap de Salonique, que le grand-seigneur leur fait donner toutes les années, le jour de Ramazan. Sous cet habit ils mettent une surveste de drap bleu ; ils portent d’ordinaire un bonnet de feutre, qu’ils appellent un zarcola, & un long chaperon de même étoffe qui pend sur les épaules.

Leurs armes sont en tems de guerre un sabre, un mousquet, & un fourniment qui leur pend du côté gauche. Quant à leur nourriture, ce sont les soldats du monde qui ont toûjours été le mieux alimentés ; chaque oda de janissaires avoit jadis, & a encore, un pourvoyeur qui lui fournit du mouton, du ris, du beurre, des légumes, & du pain en abondance.

Mais entrons dans quelques détails, qu’on sera peut-être bien-aise de trouver ici, & dont nous avons M. de Tournefort pour garant ; les choses à cet égard, n’ont point changé depuis son voyage en Turquie.

Les janissaires vivent honnêtement dans Constantinople ; cependant ils sont bien déchus de cette haute estime où étoient leurs prédécesseurs, qui ont tant contribué à l’établissement de l’empire turc-Quelques précautions qu’ayent pris autrefois les empereurs, pour rendre ces troupes incorruptibles ; elles ont dégénéré. Il semble même qu’on soit bien-aise depuis plus d’un siecle, de les voir moins respectées, de crainte qu’elles ne se rendent plus redoutables.

Quoique la plus grande partie de l’infanterie turque s’arroge le nom de janissaires, il est pourtant sûr que dans tout ce vaste empire, il n’y en a pas plus de 25 mille qui soient vrais janissaires, ou janissaires de la Porte : autrefois cette milice n’étoit composée que des enfans de tribut, que l’on instruisoit dans le Mahométisme. Présentement cela ne se pratique plus, depuis que les officiers prennent de l’argent des Turcs, pour les recevoir dans ce corps. Il n’étoit pas permis autrefois aux janissaires de se marier, les Musulmans étant persuadés que les soins du ménage rendent les soldats moins propres à la profession des armes : aujourd’hui se marie qui veut avec le consentement des chefs, qui ne le donnent pourtant pas sans argent ; mais la principale raison qui détourne les janissaires du mariage, c’est qu’il n’y a que les garçons qui parviennent aux charges, dont les plus recherchées sont d’être chefs de leur oda.

Toute cette milice loge dans de grandes casernes, distribuées en plusieurs chambres : chaque chambre a son chef qui y commande. Il reçoit ses ordres des capitaines, au-dessus desquels il y a le lieutenant général, qui obéit à l’aga seul.

Le bonnet de cérémonie des janissaires est fait comme la manche d’une casaque ; l’un des bouts sert à couvrir leur tête, & l’autre tombe sur leurs épaules ; on attache à ce bonnet sur le front, une espece de tuyau d’argent doré, long de demi-pié, garni de fausses pierreries. Quand les janissaires marchent à l’armée, le sultan leur fournit des chevaux pour porter leur bagage, & des chameaux pour porter leurs tentes ; savoir un cheval pour 10 soldats, & un chameau pour 20. A l’avénement de chaque sultan sur le trone, on augmente leur paye pendant quelque tems d’un aspre par jour.

Les chambres héritent de la dépouille de ceux qui meurent sans enfans ; & les autres, quoiqu’ils ayent des enfans, ne laissent pas de léguer quelque chose à leur chambre. Parmi les janissaires, il n’y a que les solacs & les peyes qui soient de la garde de l’empereur ; les autres ne vont au serrail, que pour accompagner leurs commandans les jours de divan, & pour empêcher les desordres. Ordinairement on les met en sentinelle aux portes & aux carrefours de la ville : tout le monde les craint & les respecte, quoiqu’ils n’ayent qu’une canne à la main, car on ne leur donne leurs armes, que lorsqu’ils vont en campagne.

Plusieurs d’entre eux ne manquent pas d’éducation, étant en partie tirés du corps des azaucoglans, parmi lesquels leur impatience, ou quelqu’autre défaut, ne leur a pas permis de rester : ceux qui doivent être reçûs, passent en revûe devant le commissaire, & chacun tient le bas de la veste de son compagnon. On écrit leurs noms sur le registre du grand-seigneur ; après quoi ils courent tous vers leurs maîtres de chambre, qui pour leur apprendre qu’ils sont sous sa jurisdiction, leur donne à chacun en passant, un coup de main derriere l’oreille.

On leur fait faire deux sermens lors de leur enrôlement ; le premier, de servir fidellement le grand-seigneur ; le second, de suivre la volonté de leurs camarades. En effet, il n’y a point de corps plus uni que celui des janissaires, & cette grande union soutient singulierement leur autorité ; car quoiqu’ils ne soient que 12 à 13 mille dans Constantinople, ils sont sûrs que leurs camarades ne manqueront pas d’approuver leur conduite.

De-là vient leur force, qui est telle, que le grandseigneur n’a rien au monde de plus à craindre que leurs caprices. Celui qui se dit l’invincible sultan, doit trembler au premier signal de la mutinerie d’un misérable janissaire.

Combien de fois n’ont-ils pas fait changer à leur fantaisie la face de l’empire ? les plus fiers empereurs, & les plus habiles ministres, ont souvent éprouvé qu’il étoit pour eux du dernier danger d’entretenir en tems de paix, une milice si redoutable. Elle déposa Bajazet II. en 1512 ; elle avança la mort d’Amurat III. en 1595 ; elle menaça Mahomet III. de le détrôner. Osman II. qui avoit juré leur perte, ayant imprudemment fait éclater son dessein, en fut indignement traité, puisqu’ils le firent marcher à coups de piés depuis le serrail jusques au château des sept tours, où il fut étranglé l’an 1622. Mustapha que cette insolente milice mit à la place d’Osman, fut détrôné au bout de deux mois, par ceux-là même qui l’avoient élevé au faîte des grandeurs. Ils firent aussi mourir le sultan Ibrahim en 1649, après l’avoir traîné ignominieusement aux sept tours ; ils renverserent du trone son fils Mahomet I V. à cause du malheureux succès du siége de Vienne, lequel pourtant n’échoua que par la faute de Cara-Mustapha, premier visir. Ils préférerent à cet habile sultan son frere Soliman III. prince sans mérite, & le déposerent à son tour quelque tems après. Enfin, en 1730, non-contens d’avoir obtenu qu’on leur sacrifiât le grand visir, le rei-Effendi, & le capitan bacha ; ils déposerent Achmet III. l’enfermerent dans la prison, d’où ils tirerent sultan Mahomet, fils de Mustapha II. & le proclamerent à sa place. Voilà comme les successions à l’empire sont réglées en Turquie. (D. J.)