L’Encyclopédie/1re édition/JAPON

La bibliothèque libre.
Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 453-455).
◄  JAPODES
JAPONNER  ►

JAPON, le, (Géog.) grand pays de la partie la plus orientale de l’Asie. C’est un composé de quantité d’îles, dont les trois principales sont celles de Niphon, de Saikokf, & de Sikokf ; ces trois îles sont entourées d’un nombre prodigieux d’autres îles ; les unes petites, pleines de rochers stériles, les autres grandes, riches & fertiles. Toutes ces îles & terres qui forment le Japon, ont été divisées l’an 590 de J. C. en sept principales contrées, qui sont partagées en quarante-huit provinces, & subdivisées en plusieurs moindres districts.

Le revenu de toutes les îles & provinces, qui appartiennent à l’empire du Japon, monte tous les ans à 3228 mans, & 6200 kokfs de ritz ; car au Japon, tous les revenus sont réduits à ces deux mesures en ritz ; un mans contient dix mille kokfs, & un kokf trois mille balles ou sacs de ritz.

Le tems est fort inconstant dans cette vaste contrée ; l’hiver est sujet à des froids rudes, & l’été à des chaleurs excessives. Il pleut beaucoup pendant le cours de l’année, & sur-tout dans les mois de Juin & de Juillet, mais sans cette régularité qu’on remarque dans les pays plus chauds des Indes orientales. Le tonnerre & les éclairs sont très-fréquens. La mer qui environne le Japon, est fort orageuse, & d’une navigation périlleuse, par le grand nombre de rochers, de bas-fonds & d’écueils, qu’il y a au-dessus & au-dessous de l’eau.

Le terroir est en général montagneux, pierreux, & stérile ; mais l’industrie & les travaux infatigables des habitans, qui d’ailleurs vivent avec une extrème frugalité, l’ont rendu fertile, & propre à se passer des pays voisins. Toute la nation se nourrit de ritz, de légumes & de fruits, sobriété qui semble en elle une vertu plûtôt qu’une superstition. L’eau douce ne manque pas, car il y a un grand nombre de lacs, de rivieres, & de fontaines froides, chaudes & minérales ; les tremblemens de terre n’y sont pas rares, & détruisent quelquefois des villes entieres par leurs violentes & longues secousses.

La plus grande richesse du Japon consiste en toutes sortes de minéraux & de métaux, particulierement en or, en argent, & en cuivre admirable. Il y a quantité de soufrieres, entr’autres une île entiere qui n’est que soufre. La province de Bungo produit de l’étain si fin & si blanc, qu’il vaut presque l’argent. On trouve ailleurs le fer en abondance ; d’autres provinces fournissent des pierres précieuses, jaspes, agathes, cornalines, des perles dans les huitres, & dans plusieurs autres coquillages de mer. L’ambre gris se recueille sur les côtes, & chacun peut l’y ramasser. Les coquillages de la mer, dont les habitans ne font aucun cas, ne cedent point en beauté à ceux d’Amboine & des îles Moluques. Le Japon possede aussi des drogues estimées, qui servent à la Teinture & à la Médecine. On n’y a point encore découvert l’antimoine, & le sel armoniac ; le vif-argent & le borax y sont portés par les Chinois.

L’empire du Japon est situé entre le 31 & le 42d de latitude septentrionale. Les Jesuites, dans une carte corrigée sur leurs observations astronomiques, le placent entre le 157 & le 175d 30′ de longitude. Il s’étend au nord-est, & à l’est-nord-est ; sa largeur est très-irréguliere, & étroite en comparaison de sa longueur, qui prise en droite ligne, & sans y comprendre toutes les côtes, a au moins 200 milles d’Allemagne. Il est comme le royaume de la Grande-Bretagne, haché & coupé, mais dans un plus haut dégré, par des caps, des bras de mer, des anses & des baies. Il se trouve un bras de mer entre les côtes les plus septentrionales du Japon, & un continent voisin ; c’est un fait confirmé par les découvertes récentes des Russes ; Jedo est aujourd’hui la capitale de cet empire ; c’étoit autrefois Meaco. Voyez Jedo & Méaco.

Si le Japon exerce la curiosité des Géographes, il est encore plus digne des regards d’un philosophe. Nous fixerons ici les yeux du lecteur, sur le tableau intéressant qu’en a fait l’historien philosophe de nos jours. Il nous peint avec fidélité ce peuple étonnant, le seul de l’Asie qui n’a jamais été vaincu, qui paroît invincible ; qui n’est point, comme tant d’autres, un mélange de différentes nations, mais qui semble aborigene ; & au cas qu’il descende d’anciens Tartares, 1200 ans avant J. C. suivant l’opinion du P. Couplet, toujours est-il sûr qu’il ne tient rien des peuples voisins. Il a quelque chose de l’Angleterre, par la fierté insulaire qui leur est commune, & par le suicide qu’on croit si fréquent dans ces deux extrémités de notre hémisphere ; mais son gouvernement ne ressemble point à l’heureux gouvernement de la Grande-Bretagne ; il ne tient pas de celui des Germains, son système n’a pas été trouvé dans leurs bois.

Nous aurions dû connoître ce pays dès le xiij. siecle, par le recit du celebre Marco Paolo. Ce illustre vénitien avoit voyagé par terre à la Chine ; & ayant servi long-tems sous un des fils de Gengis-Kan, il eut les premieres notions de ces îles, que nous nommons Japon, & qu’il appelle Zipangri ; mais ses contemporains qui admettoient les fables les plus grossieres, ne crurent point les vérités que Marc Paul annonçoit : son manuscrit resta long-tems ignoré. Il tomba enfin entre les mains de Christophe Colomb, & ne servit pas peu à le confirmer dans son espérance, de trouver un monde nouveau, qui pouvoit rejoindre l’orient & l’occident. Colomb ne se trompa que dans l’opinion, que le Japon touchoit à l’hémisphere qu’il découvrit ; il en étoit si convaincu, qu’étant abordé à Hispaniola, il se crut dans le Zipangri de Marco Paolo.

Cependant, pendant qu’il ajoûtoit un nouveau monde à la monarchie d’Espagne, les Portugais de leur côté s’aggrandissoient avec le même bonheur dans les Indes orientales. La découverte du Japon leur est dûe, & ce fut l’effet d’un naufrage. En 1542, lorsque Martin Alphonse de Souza étoit viceroi des Indes orientales, trois portugais, Antoine de Mota, François Zeimoto, & Antoine Peixota, dont les noms méritoient de passer à la postérité, furent jettés par une tempête sur les côtes du Japon ; ils étoient à bord d’une jonque chargée de cuir, qui alloit de Siam à la Chine : voilà l’origine de la premiere connoissance qui se répandit du Japon en Europe.

Le gouvernement du Japon a été pendant deux mille quatre cent ans assez semblable à celui du calif des Musulmans, & de Rome moderne. Les chefs de la religion ont été, chez les Japonnois, les chefs de l’empire plus long-tems qu’en aucune autre nation du monde. La succession de leurs pontifes rois, & de leurs pontifes reines (car dans ce pays-là les femmes ne sont point exclues du trône pontifical) remonte 660 ans avant notre ere vulgaire.

Mais les princes séculiers s’étant rendus insensiblement indépendans & souverains dans les provinces, dont l’empereur ecclésiastique leur avoit donné l’administration, la fortune disposa de tout l’empire en faveur d’un homme courageux, & d’une habileté consommée, qui d’une condition basse & servile, devint un des plus puissans monarques de l’univers ; on l’appella Taïco.

Il ne détruisit, en montant sur le trône, ni le nom, ni la race des pontifes, dont il envahit le pouvoir, mais depuis lors l’empereur ecclésiastique, nommé Dairi ou Dairo, ne fut plus qu’une idole révérée, avec l’apanage imposant d’une cour magnifique ; voyez Dairo. Ce que les Turcs ont fait à Bagdat, ce que les Allemans ont voulu faire à Rome, Taïco l’a fait au Japon, & ses successeurs l’ont confirmé.

Ce fut sur la fin du xvj siecle, vers l’an 1583 de J. C. qu’arriva cette révolution. Taïco instruit de l’état de l’empire, & des vûes ambitieuses des princes & des grands, qui avoient si longtems pris les armes les uns contre les autres, trouva le secret de les abaisser & de les dompter. Ils sont aujourd’hui tellement dans la dépendance du Kubo, c’est-à-dire, de l’empereur séculier, qu’il peut les disgracier, les exiler, les dépouiller de leurs possessions, & les faire mourir quand il lui plaît, sans en rendre compte à personne. Il ne leur est pas permis de demeurer plus de six mois dans leurs biens héréditaires ; il faut qu’ils passent les autres six mois dans la capitale, où l’on garde leurs femmes & leurs enfans pour gage de leur fidélité. Les plus grandes terres de la couronne sont gouvernées par des lieutenans, & par des receveurs ; tous les revenus de ces terres doivent être portés dans les coffres de l’empire ; il semble que quelques ministres qu’on a eus en Europe ayent été instruits par le grand Taïco.

Ce prince, pour mettre ensuite son autorité à couvert de la fureur du peuple, qui sortoit des guerres civiles, fit un nouveau corps de lois, si rigoureuses, qu’elles ne semblent pas être écrites, comme celles de Dracon, avec de l’encre, mais avec du sang. Elles ne parlent que de peines corporelles, ou de mort, sans espoir de pardon, ni de surséance pour toutes les contraventions faites aux ordonnances de l’empereur. Il est vrai, dit M. de Montesquieu, que le caractere étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre & qui brave tous les périls & tous les malheurs, semble à la premiere vûe, absoudre ce législateur de l’atrocité de ses lois ; mais des gens, qui naturellement méprisent la mort, & qui s’ouvrent le ventre par la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vûe des supplices, & ne peuvent-ils pas s’y familiariser ?

En même tems que l’empereur, dont je parle, tâchoit par des lois atroces, de pourvoir à la tranquilité de l’état, il ne changea rien aux diverses religions établies de tems immémorial, dans le pays, & laissa à tous ses sujets la liberté de penser comme ils voudroient sur cette matiere.

Entre ces religions, celle qui est la plus étendue au Japon, admet des récompenses & des peines après la vie, & même celle de Sinto qui a tant de sectateurs, reconnoît des lieux de délices pour les gens de bien, quoiqu’elle n’admette point de lieu de tourmens pour les méchans ; mais ces deux sectes s’accordent dans la morale. Leur principaux commandemens qu’ils appellent divins, sont les nôtres ; le mensonge, l’incontinence, le larcin, le meurtre, sont défendus ; c’est la loi naturelle réduite en préceptes positifs. Ils y ajoûtent le précepte de la tempérance, qui défend jusqu’aux liqueurs fortes, de quelque nature qu’elles soient, & ils étendent la défense du meurtre jusqu’aux animaux ; Siaka qui leur donna cette loi, vivoit environ mille ans avant notre ere vulgaire. Ils ne different donc de nous en morale, que dans le précepte d’épargner les bêtes, & cette différence n’est pas à leur honte. Il est vrai qu’ils ont beaucoup de fables dans leur religion, en quoi ils ressemblent à tous les peuples, & à nous en particulier, qui n’avons connu que des fables grossieres avant le Christianisme.

La nature humaine a établi d’autres ressemblances entre ces peuples & nous. Ils ont la superstition des sortileges que nous avons eu si long-tems. On retrouve chez eux les pélerinages, les épreuves de feu, qui faisoient autrefois une partie de notre jurisprudence ; enfin ils placent leurs grands hommes dans le ciel, comme les Grecs & les Romains. Leur pontife (s’il est permis de parler ainsi) a seul, comme celui de Rome moderne, le droit de faire des apothéoses, & de consacrer des temples aux hommes qu’il en juge dignes. Ils ont aussi depuis très-long-tems des religieux, des hermites, des instituts même, qui ne sont pas fort éloignés de nos ordres guerriers ; car il y avoit une ancienne société de solitaires, qui faisoient vœu de combattre pour la religion.

Le Japon étoit également partagé entre plusieurs sectes sous un pontife roi, comme il l’est sous un empereur séculier ; mais toutes les sectes se réunissoient dans les mêmes points de morale. Ceux qui croyoient la métempsycose & ceux qui n’y croyoient pas, s’abstenoient & s’abstiennent encore aujourd’hui de manger la chair des animaux qui rendent service à l’homme ; tous s’accordent à les laisser vivre, & à regarder leur meurtre comme une action d’ingratitude & de cruauté. La loi de Moyse tue & mange, n’est pas dans leurs principes, & vraisemblablement le Christianisme adopta ceux de ce peuple, quand il s’établit au Japon.

La doctrine de Confucius a fait beaucoup de progrès dans cet empire ; comme elle se réduit toute à la simple morale, elle a charmé tous les esprits de ceux qui ne sont pas attachés aux bonzes, & c’est toujours la saine partie de la nation. On croit que le progrès de cette philosophie, n’a pas peu contribué à ruiner la puissance du Dairi : l’empereur qui régnoit en 1700, n’avoit pas d’autre religion.

Il semble qu’on abuse plus au Japon qu’à la Chine de cette doctrine de Confucius. Les philosophes japonnois regardent l’homicide de soi-même, comme une action vertueuse, quand elle ne blesse pas la société ; le naturel fier & violent de ces insulaires met souvent cette théorie en pratique, & rend l’homicide beaucoup plus commun encore au Japon, qu’il ne l’est en Angleterre.

La liberté de conscience ayant toujours été accordée dans cette empire, ainsi que dans presque tout le reste de l’Orient, plusieurs religions étrangeres s’étoient paisiblement introduites au Japon. Dieu permettoit ainsi que la voie fût ouverte à l’évangile dans ces vastes contrées ; personne n’ignore qu’il fit des progrès prodigieux sur la fin du seizieme siecle, dans la moitié de cet empire. La célebre ambassade de trois princes chrétiens Japonnois au pape Grégoire XIII, est, ce me semble, l’hommage le plus flateur que le saint-siege ait jamais reçu. Tout ce grand pays, où il faut aujourd’hui abjurer l’évangile, & dont aucun sujet ne peut sortir, a été sur le point d’être un royaume chrétien, & peut-être un royaume portugais. Nos prêtres y étoient honorés plus que parmi nous ; à présent leur tête y est à prix, & ce prix même y est fort considérable : il est d’environ douze mille livres.

L’indiscrétion d’un prêtre portugais, qui refusa de céder le pas à un des officiers de l’empereur, fut la premiere cause de cette révolution. La seconde, fut l’obstination de quelques jésuites, qui soutinrent trop leurs droits, en ne voulant pas rendre une maison qu’un seigneur japonnois leur avoit donnée, & que le fils de ce seigneur leur redemandoit. La troisieme, fut la crainte d’être subjugués par les chrétiens. Les bonzes appréhenderent d’être dépouillés de leurs anciennes possessions, & l’empereur enfin craignit pour l’état. Les Espagnols s’étoient rendus maîtres des Philippines voisines du Japon ; on savoit ce qu’ils avoient fait en Amérique, il n’est pas étonnant que les Japonnois fussent allarmés.

L’empereur séculier du Japon proscrivit donc la religion chrétienne en 1586 ; l’exercice en fut défendu à ses sujets sous peine de mort ; mais comme on permettoit toujours le commerce aux Portuguais & aux Espagnols, leurs missionnaires faisoient dans le peuple autant de prosélytes, qu’on en condamnoit au supplice. Le monarque défendit à tous les habitans d’introduire aucun prêtre chrétien dans le pays ; malgré cette défense, le gouverneur des îles Philippines fit passer des Cordeliers en ambassade à l’empereur du Japon. Ces ambassadeurs commencerent par bâtir une chapelle publique dans la ville capitale ; ils furent chassés, & la persécution redoubla. Il y eut longtems des alternatives de cruautés & d’indulgences. Enfin arriva la fameuse rébellion des chrétiens, qui se retirerent en force & en armes en 1637, dans une ville de l’empire ; alors ils furent poursuivis, attaqués, & massacrés au nombre de trente-sept mille l’année suivante 1638, sous le regne de l’impératrice Mikaddo. Ce massacre affreux étouffa la révolte, & abolit entierement au Japon la religion chrétienne, qui avoit commencé de s’y introduire dès l’an 1549.

Si les Portugais & les Espagnols s’étoient contentés de la tolérance dont ils jouissoient, ils auroient été aussi paisibles dans cet empire, que les douze sectes établies à Méaco, & qui composoient ensemble dans cette seule ville, au-de-là de quatre cent mille ames.

Jamais commerce ne fut plus avantageux aux Portugais que celui du Japon. Il paroît assez, par les soins qu’ont les Hollandois de se le conserver, à l’exclusion des autres peuples, que ce commerce produisoit, sur-tout dans les commencemens, des profits immenses. Les Portugais y achetoient le meilleur thé de l’Asie, les plus belles porcelaines, ces bois peints, laqués, vernissés, comme paravents, tables, coffres, boëtes, cabarets, & autres semblables, dont notre luxe s’appauvrit tous les jours ; de l’ambre gris, du cuivre d’une espece supérieure au nôtre ; enfin l’argent & l’or, objet principal de toutes les entreprises de négoce.

Le Japon, aussi peuplé que la Chine à proportion, & non moins industrieux, tandis que la nation y est plus fiere & plus brave, possede presque tout ce que nous avons, & presque tout ce qui nous manque. Les peuples de l’Orient étoient autrefois bien supérieurs à nos peuples occidentaux, dans tous les arts de l’esprit & de la main. Mais que nous avons regagné le tems perdu, ajoûte M. de Voltaire ! les pays où le Bramante & Michel Ange ont bâti Saint Pierre de Rome, où Raphaël a peint, où Newton a calculé l’infini, où Leibnitz partagea cette gloire, où Huyggens appliqua la cycloïde aux pendules à secondes, où Jean de Bruges trouva la peinture à l’huile, où Cinna & Athalie ont été écrits ; ces pays, dis-je, sont devenus les premiers pays de la terre. Les peuples orientaux ne sont à présent dans les beaux arts, que des barbares, ou des enfans, malgré leur antiquité, & tout ce que la nature a fait pour eux. (D. J.)