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L’Encyclopédie/1re édition/LUTTE

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LUTTE, s. f. (Art gymnastique.) combat de deux hommes corps à corps, pour éprouver leur force & voir qui terrassera son adversaire.

C’étoit un des plus illustres exercices palestriques des anciens. Les Grecs, qui l’ont cultivé avec le plus de soin & qui l’ont porté à la plus haute perfection, le nommoient πάλη, mot que nos Grammairiens modernes dérivent de πάλλειν, secouer, agiter, ou de πάλος, de la boue, à cause de la poussiere dont se frottoient les lutteurs : du-moins les autres étymologies rapportées par Plutarque ne sont pas plus heureuses. Quant au mot lucta des Latins, on ne sait s’il vient de lucere pris au sens de solvere, résoudre, relâcher, ou de luxare, démettre, déboëter, ou de quelqu’autre source.

Mais sans nous arrêter à ces futilités, recherchons l’origine de la lutte & ses préparatifs : après cela nous indiquerons les principales especes de luttes & les descriptions qui nous en restent ; ensuite nous déterminerons en quel tems les lutteurs furent admis aux jeux publics de la Grece ; enfin nous repasserons en revûe ceux qui s’y sont le plus distingués. Les auteurs latins de l’art gymnastique ont épuisé cette matiere ; mais M. Burette en particulier l’a traitée dans les mémoires de Littérature avec le plus de netteté & l’érudition la plus agréable : il va nous prêter ses lumieres.

La lutte chez les Grecs, de même que chez les autres peuples, ne se montra dans ses commencemens qu’un exercice grossier, où la pesanteur du corps & la force des muscles avoient la meilleure part. Les hommes les plus robustes & de la taille la plus avantageuse, étoient presque sûrs d’y vaincre, & l’on ne connoissoit point encore la supériorité que pouvoit donner dans cette espece de combat beaucoup de souplesse & de dextérité jointes à une force médiocre.

La lutte considérée dans cette premiere simplicité, peut passer pour un des plus anciens exercices ou des premieres manieres de se battre ; car il est à croire que les hommes devenus ennemis les uns des autres, ont commencé par se colleter & s’attaquer à coups de poings, avant que de mettre en œuvre des armes plus offensives. Telle étoit la lutte dans les siecles héroïques & fabuleux de la Grece, dans ces tems feconds en hommes féroces, qui n’avoient d’autres lois que celle du plus fort.

On reconnoît à ce portrait ces fameux scélérats qui infestoient, par leurs brigandages, les provinces de la Grece, & dont quelques-uns contraignoient les voyageurs à lutter contr’eux, malgré l’inégalité de leurs forces, & les tuoient après les avoir vaincus. Hercule & Thésée travaillerent successivement à purger la terre de ces monstres, employant d’ordinaire pour les vaincre & pour les punir, les mêmes moyens dont ces barbares s’étoient servis pour immoler tant de victimes à leur cruauté. C’est ainsi que ces deux héros vainquirent à la lutte Antée & Cercyon, inventeurs de ce combat, selon Platon, & auxquels il en coûta la vie pour avoir osé se mesurer contre de si redoutables adversaires.

Thésée fut le premier, au rapport de Pausanias, qui joignit l’adresse à la force dans la lutte, & qui établit des écoles publiques appellées palestres, où des maîtres l’enseignoient aux jeunes gens. Comme cet exercice fit partie des jeux isthmiques, rétablis par ce héros, & qu’il fut admis dans presque tous ceux que l’on célébroit en Grece & ailleurs, les athletes n’oublierent rien pour s’y rendre habiles ; & le desir de remporter les prix les rendit ingénieux à imaginer de nouvelles ruses & de nouveaux mouvemens, qui en perfectionnant la lutte les missent en état de s’y distinguer. Ce n’est donc que depuis Thésée que la lutte, qui avoit été jusqu’alors un exercice informe, fut réduite en art, & se trouva dans tout son lustre.

Les frictions & les onctions, si communes dans les gymnases, parurent être dans l’art athlétique des préparatifs admirables pour ce combat en particulier. Comme il étoit question dans la lutte de faire valoir toute la force & toute la souplesse des membres, on eut recours aux moyens les plus efficaces pour réunir ces deux qualités. Les frictions en ouvrant les pores & en facilitant la transpiration, rendent la circulation du sang plus rapide, & procurent en même tems une distribution plus abondante des esprits animaux dans tous les muscles du corps. Or l’on sait que la force de ces organes dépend de cette abondance, jointe à la fermeté du tissu des fibres ; d’un autre côté, les onctions qui succédoient aux frictions produisoient deux bons effets : l’un d’empêcher, en bouchant les pores, une trop grande dissipation d’esprits, qui eût bientôt mis les athletes hors de combat ; l’autre de donner aux muscles, à leurs tendons, & aux ligamens des jointures, une plus grande flexibilité, & par-là de prévenir la rupture de quelques-unes de ces parties dans les extensions outrées auxquelles la lutte les exposoit.

Mais comme ces onctions, en rendant la peau des lutteurs trop glissante, leur ôtoit la facilité de se colleter & de se prendre au corps avec succès, ils remédioient à cet inconvénient, tantôt en se roulant dans la poussiere de la palestre, ce que Lucien exprime plaisamment en disant, les uns se vautrent dans la boue comme des pourceaux, tantôt en se couvrant réciproquement d’un sable très-fin, reservé pour cet usage dans les xistes & sous les portiques des gymnases. Ceux-ci, ajoute le même Lucien & dans le même style, prenant le sable qui est dans cette fosse, se le jettent les uns aux autres comme des coqs. Ils se frottoient aussi de poussiere après les onctions, pour essuyer & sécher la sueur dont ils se trouvoient tout trempés au fort de la lutte, & qui leur faisoit quitter prise trop facilement. Ce moyen servoit encore à les préserver des impressions du froid ; car cet enduit de poussiere mêlé d’huile & de sueur, empêchoit l’air de les saisir, & mettoit par-là ces athletes à couvert des maladies ordinaires à ceux qui se refroidissent trop promptement après s’être fort échauffés.

Les lutteurs ainsi préparés en venoient aux mains. On les apparioit deux à deux, & il se faisoit quelquefois plusieurs luttes en même tems. A Sparte, les personnes de différent sexe luttoient les unes contre les autres ; & Athénée observe que la même chose se pratiquoit dans l’île de Chio.

Le but que l’on se proposoit dans la lutte, où l’on combattoit de pié ferme, étoit de renverser son adversaire, de le terrasser, en grec καταϐάλλειν ; de-là vient que la lutte s’appelloit καταϐλητικὴ, l’art de jetter par terre.

Pour y parvenir, ils employoient la force, l’adresse & la ruse ; ces moyens de force & d’adresse se réduisoient à s’empoigner réciproquement les bras, en grec θράσσειν ; à se retirer en avant, ἀπάγειν ; à se pousser & à se renverser en arriere, ὠθεῖν & ἀνατρέπειν ; à se donner des contorsions & à s’entrelacer les membres, λυγίζειν ; à se prendre au collet, & à se serrer la gorge jusqu’à s’ôter la respiration, ἄγχειν & ἀποπνίγειν ; à s’embrasser étroitement & se secouer, ἀγκοινίζειν ; à se plier obliquement & sur les côtés, πλαγιάζειν ; à se prendre au corps & à s’élever en l’air, à se heurter du front comme des béliers, συναράττειν τὰ μέτωπα ; enfin à se tordre le cou, τραχηλίζειν.

Tous ces mots grecs qu’on peut se dispenser de lire, & plusieurs autres que je supprime pour ne pas ennuyer le lecteur, étoient consacrés à la lutte, & se trouvent dans Pollux & dans Hésychius.

Parmi les tours de souplesse & les ruses ordinaires aux lutteurs, nommées en grec παλαίσματα, je ne dois pas oublier celui qui consistoit à se rendre maître des jambes de son antagoniste ; cela s’exprimoit en grec par différens verbes, ὑποσκελίζειν, πτερνίζειν, ἀγκυρίζειν, qui reviennent aux mots françois, supplanter, donner le croc en jambe ; Dion, ou plutôt Xiphilin son abréviateur, remarque dans la vie d’Adrien, que cette adresse ne fut pas inutile aux soldats romains, dans un de leurs combats contre les Jaziges.

Telle étoit la lutte dans laquelle les athlètes combattoient debout, & qui se terminoit par la chûte ou le renversement à terre de l’un des deux combattans. Mais lorsqu’il arrivoit que l’athlete terrassé entraînoit dans sa chûte son antagoniste, soit par adresse, soit autrement, le combat recommençoit de nouveau, & ils luttoient couchés sur le sable, se roulant l’un sur l’autre, & s’entrelaçant en mille façons jusqu’à ce que l’un des deux gagnant le dessus, contraignît son adversaire à demander quartier & à se confesser vaincu.

Une troisieme espece de lutte se nommoit ἀκροχειρισμὸς, parce que les athletes n’y employoient que l’extrémité de leurs mains sans se prendre au corps, comme dans les deux autres especes. Il paroît que l’ἀκροχειρισμὸς étoit un prélude de la véritable lutte, par lequel les athletes essayoient réciproquement leurs forces, & commençoient à dénouer leurs bras.

En effet, cet exercice consistoit à se croiser les doigts, en se les serrant fortement, à se pousser en joignant les paumes des mains, à se tordre les poignets & les jointures des bras, sans seconder ces divers efforts par le secours d’aucun autre membre ; & la victoire demeuroit à celui qui obligeoit son concurrent à demander quartier. Pausanias parle de l’athlete léontisque, qui ne terrassoit jamais son adversaire dans cette sorte de combat, mais le contraignoit seulement en lui serrant les doigts de se confesser vaincu.

Cette sorte de lutte, qui faisoit aussi partie du pancrace, étoit connue d’Hipocrate, lequel, dans le II. livre du régime, l’appelle ἀκροχειρίν, & lui attribue la vertu d’exténuer le reste du corps & de rendre les bras plus charnus.

Comme nous ne pouvons plus voir ces sortes de combats, & que le tems des spectacles de la lutte est passé, le seul moyen d’y suppléer à quelques égards, c’est de consulter pour nous en faire une idée, ce que la gravure & la sculpture nous ont conservé de monumens qui nous représentent quelques parties de l’ancienne gymnastique, & sur-tout de recourir aux descriptions que les poëtes nous en ont laissées, & qui sont autant de peintures parlantes, propres à mettre sous les yeux de notre imagination les choses que nous ne pouvons envisager d’une autre maniere.

La description que fait Homere, Iliade, l. XXIII. vers. 708 & suivans, de la lutte d’Ajax & d’Ulysse, l’emporte sur tous les autres pour la force, pour le naturel & pour la précision. La lutte d’Hercule & d’Achéloüs, si fameuse dans la fable, a servi de matiere au tableau poétique qu’Ovide en a fait dans le neuvieme de ses métamorphoses. On peut voir aussi de quelle maniere Lucain dans sa pharsale, l. IV. vers. 610. & suivans, décrit la lutte d’Hercule & d’Antée. La lutte de Tydée & d’Agyllée, peinte par Stace dans sa Thébaïde, liv. VI. vers. 847. est sur-tout remarquable par la disproportion des combattans, dont l’un est d’une taille gigantesque, & l’autre d’une taille petite & ramassée.

Ces quatre portraits méritent d’autant mieux d’être consultés sur la lutte, qu’en nous présentant tous ce même objet dont le spectacle étoit autrefois si célebre, ils le montrent à notre imagination par différens côtés, & par-là servent à nous le faire connoître plus parfaitement ; de sorte qu’en rassemblant ce que chacun renferme de plus particulier, on trouve presque toutes les circonstances qui caracterisoient cette espece d’exercice.

Le lecteur est encore le maître d’y joindre une cinquieme description, laquelle, quoiqu’en prose, peut figurer avec la poësie. Elle se trouve au XVI. livre de l’histoire éthiopique d’Héliodore, ingénieux & aimable romancier grec du iv. siecle. Cette peinture représente une lutte qui tient, en quelque sorte, du Pancrace, & qui se passe entre Théagene le héros du roman, & une espece de géant éthiopien.

Après avoir considéré la lutte en elle-même, & renvoyé les curieux à la lecture des descriptions qui nous en restent, indiquons dans quel tems on a commencé d’admettre cet exercice dans la solemnité des jeux publics, dont il faisoit un des principaux spectacles.

Nous apprenons de Pausanias que la lutte faisoit partie des jeux olympiques dès le tems de l’Hercule de Thebes, puisque ce héros en remporta le prix. Mais Iphitus ayant rétabli la cérémonie de ces jeux qui, depuis Hercule, avoit été fort négligée ; les différentes especes de combats n’y rentrerent que successivement, en sorte que ce ne fut que dans la xviij. olympiade qu’on y vit paroître des lutteurs ; & le lacédémonien Eurybate fut le premier qu’on y déclara vainqueur à la lutte. On n’y proposa des prix pour la lutte des jeunes gens que dans la xxxvij. olympiade, & le lacédémonien Hiposthene y reçut la premiere couronne. Les lutteurs & les pancratiens n’eurent entrée dans les jeux pythiques que beaucoup plus tard, c’est-à-dire dans la xlviij. olympiade. A l’égard des jeux Néméens & des Isthmiques, Pausanias ni aucun auteur ne nous apprennent, de ma connoissance, en quel tems la lutte commença de s’y introduire.

Les prix que l’on proposoit aux lutteurs dans ces jeux publics, ne leur étoient accordés qu’à certaines conditions. Il falloit combattre trois fois de suite, & terrasser au-moins deux fois son antagoniste pour être digne de la palme. Un lutteur pouvoit donc sans honte être renversé une fois, mais il ne le pouvoit être une seconde, sans perdre l’espérance de la victoire.

Entre les fameux Athletes, qui furent plusieurs fois couronnés aux jeux de la Grece, l’histoire a immortalisé les noms de Milon, de Chilon, de Polydamas & de Théagene.

Milon étoit de Crotone, & fleurissoit du tems des Tarquins. Sa force étonnante & ses victoires athlétiques ont été célébrées par Diodore, Strabon, Athénée, Philostrate, Galien, Elien, Eustathe, Cicéron, Valere-Maxime, Pline, Solin, & plusieurs autres. Mais Pausanias est celui qui paroît s’être le plus intéressé à la gloire de cet illustre athlete, par le détail dans lequel il est entré dans le second livre de ses éliaques, sur ce qui le concerne. Il nous apprend entr’autres particularités, que Milon remporta six palmes aux jeux olympiques, toutes à la lutte, l’une desquelles lui fut adjugée lorsqu’il n’étoit encore qu’enfant ; qu’il en gagna une en luttant contre les jeunes gens, & six en luttant contre des hommes faits aux jeux pythiens ; que s’étant présenté une septieme fois à Olympie pour la lutte, il ne put y combattre, faute d’y trouver un antagoniste qui voulût se mesurer à lui.

Le même Historien raconte ensuite plusieurs exemples de la force incomparable de cet athlete. Il portoit sur ses épaules sa propre statue, faite par le sculpteur Daméas son compatriote. Il empoignoit une grenade, de maniere que, sans l’écraser, il la serroit suffisamment pour la retenir, malgré les efforts de ceux qui tâchoient de la lui arracher. Il n’y avoit que sa maîtresse, dit Elien en badinant, qui pût, en cette occasion, lui faire quitter prise.

Pausanias ajoute que Milon se tenoit si ferme sur un disque qu’on avoit huilé, pour le rendre plus glissant, qu’il étoit comme impossible de l’y ébranler. Lorsqu’appuyant son coude sur son côté, il présentoit la main droite ouverte, les doigts serrés l’un contre l’autre, à l’exception du pouce qu’il élevoit, il n’y avoit presque force d’homme qui pût lui écarter le petit doigt des trois autres. Cet athlete si robuste, ce vainqueur des Sybarites, fut néanmoins obligé de reconnoître que sa force étoit inférieure à celle du berger Titorme, qu’il rencontra sur les bords d’Evenus, s’il en faut croire Elien.

Le lutteur Chilon, natif de Patras en Achaïe, n’est guere moins fameux que Milon, par le nombre de ses victoires à la lutte. Il fut couronné deux fois à Olympie, une fois à Delphes, quatre fois aux jeux isthmiques, & trois fois aux néméens. Sa statue faite des mains de Lysippe, se voyoit encore à Olympie du tems de Pausanias. Il fut tué dans une bataille, & les Achéens lui éleverent un tombeau à leurs dépens, avec une inscription simple, qui contenoit les faits que je viens de rapporter.

Pausanias parle du pancratiaste Polydamas, non-seulement comme du plus grand homme de son siecle pour la taille, mais il raconte encore de ce célebre athlete des choses presque aussi surprenantes que celles qu’on attribue à Milon. Il mourut, comme lui, par trop de confiance en ses forces. Etant entré avec quelques camarades dans une caverne, pour s’y mettre à couvert de l’excessive chaleur, la voûte de la caverne prête à fondre sur eux, s’entr’ouvrit en plusieurs endroits. Les compagnons de Polydamas prirent la fuite ; mais lui moins craintif, ou plus téméraire, éleva ses deux mains, prétendant soutenir la hauteur de pierres qui s’écrouloit, & qui l’accabla de ses ruines.

Je finis ma liste des célebres lutteurs par l’athlete Théagene de Thasos, vainqueur au pancrace, au pugilat & à la course, une fois aux jeux olympiques, trois fois aux pythiens, neuf fois aux néméens, & dix fois aux isthmiques. Il remporta tant de prix aux autres jeux de la Grece, que ses couronnes alloient jusqu’au nombre de quatorze cens, selon Pausanias, ou de douze cens, selon Plutarque. (D. J.)