L’Encyclopédie/1re édition/ORIGÈNE

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ORIGÈNE, hexaples d’, (Critiq. sacrée.) c’est ainsi qu’on nomme différentes versions des livres sacrés, rassemblés par Origène en plusieurs colonnes.

Pour comprendre ce que c’étoit que les hexaples d’Origène, il faut savoir qu’outre la traduction des Septante, l’Ecriture avoit depuis été traduite en grec par d’autres interpretes. La premiere de ces versions (ou plutôt la deuxieme en comptant les Septante), étoit celle d’Aquila. La troisieme, étoit celle de Symmaque. La quatrieme, étoit celle que Théodotion donna sous Commode. La cinquieme, fut trouvée à Jéricho. La sixieme, fut découverte à Nicopolis.

Origène entreprit de réduire toutes ces versions en un corps avec le texte hébreu, ensorte qu’on pût aisément & d’un coup d’œil confronter ces versions & ce texte. Pour cela il mit d’abord en huit colonnes le texte hébreu en caracteres hébreux, puis le même texte en caracteres grecs ; & ensuite les versions dont nous avons parlé. Tout cela se répondoit verset par verset, ou phrase par phrase, vis-à-vis l’une de l’autre, chacune dans sa colonne. Les versions étoient placées en cet ordre : Aquila, Symmaque, les Septante, Théodotion, la cinquieme, & la sixieme ; ces dernieres marquées chacune par chiffre de leur nombre. Dans les Pseaumes, il y avoit une neuvieme colonne pour la septieme version. Origène appella cet ouvrage hexaples, ἑξαπλα, c’est-à-dire septuples, ou ouvrage à six colonnes, parce qu’il n’avoit égard qu’aux six premieres versions greques.

Il faut encore savoir qu’Origène ne rassembla d’abord en un volume que quatre versions, en les mettant en quatre colonnes, l’une à côté de l’autre, dans la même page ; ce qui fit donner à cette édition le nom de tétraple. La premiere de ces colonnes étoit la version d’Aquila ; dans la seconde, celle de Symmachus ; dans la troisieme, les Septante ; & dans la derniere, celle de Théodotion.

Quelque tems après il fit une autre édition, où il ajoute deux autres colonnes ; & cette édition portoit tantôt le nom d’hexaple, & tantôt celui d’octaple. Dans celle-ci, la premiere colonne étoit le texte hébreu en lettres hébraïques ; dans la seconde, le même texte en lettres greques. Puis venoient les quatre versions de sa tétraple dans le même ordre ; dans la septieme, étoit ce qu’on appelloit la cinquieme version greque ; & dans la huitieme & derniere, ce qu’on appelloit la sixieme. En quelques endroits il avoit ajouté une neuvieme colonne, où il avoit mis ce qu’on appelloit la septieme version. La cinquieme & la sixieme n’étoient pas de tout le vieux-Testament : ni l’une ni l’autre, par exemple, n’avoit la loi, de sorte qu’elle commençoit par six colonnes. Le nombre s’augmentoit ensuite à mesure que ces versions s’augmentoient. C’est pourquoi aussi tantôt on l’appelle hexaple, & tantôt octaple, selon qu’on envisageoit ses six, ou ses huit colonnes ; car c’est la même édition, & il ne faut pas s’y tromper. Quoiqu’en quelques endroits elle en eût jusqu’à neuf, on ne lui donna pourtant jamais le nom d’ennéaple, parce que cette neuvieme étoit en peu d’endroits ; quelques-uns même prétendent qu’elle n’étoit qu’aux Pseaumes ; on n’y eut aucun égard pour le nom de tout l’ouvrage.

Dans cette édition, Origène changea l’ordre de plusieurs endroits des Septante, où il se trouvoit différent de celui de l’hébreu. Car comme dans cette version il y avoit plusieurs passages transposés, surtout dans Jérémie, son dessein demandoit absolument qu’ils fussent remis dans le même ordre que l’original hébreu pour pouvoir les comparer. Son but, en rassemblant toutes ces versions avec l’original, étoit de faire voir la différence qui se trouvoit entr’elles & l’original, afin d’y changer ce qu’il pouvoit y avoir encore de défectueux, & de faire avec tous ces secours une version plus correcte & plus parfaite pour l’usage des églises greques. Pour en juger, il falloit donc que l’on trouvât en chaque colonne le même passage sous ses yeux, & qu’une ligne ou un verset répondît à l’autre ; & puisqu’il se trouvoit des transpositions dans quelques versions, il étoit naturel dans ce plan de les ramener à l’ordre de l’original.

La cinquieme & la sixieme version dont on vient de parler furent trouvées ; l’une à Nicopolis près d’Actium en Epire, sous le regne de Caracalla ; & l’autre à Jéricho en Judée, sous celui d’Alexandre Severe. Pour la septieme, on ne sait pas d’où elle venoit, ni qui en étoit l’auteur, non plus que ceux des deux autres. La premiere de ces trois contenoit les petits Prophetes, les Pseaumes, le Cantique des cantiques, & le livre de Job. La seconde, les petits Prophetes & le Cantique des cantiques. La troisieme, selon quelques auteurs, n’avoit que les Pseaumes. Mais comme ce qu’on nous dit de ces trois versions est fort incertain, & se contredit même quelquefois, & que d’ailleurs la chose n’est d’aucune conséquence puisqu’elles sont perdues, il n’est pas nécessaire de nous en embarrasser. La figure suivante peut donner une idée juste de la maniere dont Origène avoit disposé le tout dans cette édition.

I.
Colonne.
II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX.
Texte hébreu en lettres hébraïques. Texte hébreu en lettres greques. Version greque d’Aquila. Version greque de Symmachus. Version greque des Septante. Version greque de Théodotion. La cinquieme version greque. La cinquieme version greque. La cinquieme version greque.


Origène donna les trois dernieres versions, & celles d’Aquila, de Symmachus & de Théodotion, telles qu’il les rencontra, sans y apporter beaucoup de façon. Mais pour celle des Septante qui étoit dans la cinquieme colonne, comme c’étoit pour elle qu’il publioit toutes les autres, il y apporta tous ses soins pour la donner aussi correcte & aussi achevée qu’il lui étoit possible.

Les exemplaires qu’on en avoit communément alors parmi les Juifs hellénistes & les Chrétiens, & qui se lisoient parmi les uns & les autres dans leurs assemblées publiques, aussi-bien qu’en particulier, étoient pleins de fautes qui s’y étoient glissées insensiblement, & accumulées par la négligence des copistes, dans une si longue suite d’années où cette version avoit passé par tant de mains différentes. Pour lui rendre donc sa pureté naturelle, il prit la peine de collationner plusieurs copies & de les examiner attentivement, pour corriger l’une par l’autre. Ce fut une copie ainsi revûe & corrigée, qu’il mit dans son hexaple à la cinquieme colonne. Elle fut tellement estimée, qu’on la regarda toûjours depuis ce tems-là comme la seule bonne & véritable version des Septante ; & toutes les autres qui couroient, sans avoir été revûes & faites sur la sienne, prirent le nom de commune ou vulgaire pour les distinguer de celle-ci.

Cependant Origène ne borna pas là son travail : non-seulement il déchargea son édition des fautes de copistes, mais il voulut encore la perfectionner & corriger les fautes des traducteurs eux-mêmes, par la comparaison qu’il en faisoit avec l’original hébreu. Il s’y en trouvoit beaucoup de ces dernieres ; il y avoit des omissions, des additions, & des endroits très-mal traduits. La loi elle-même qui étoit pourtant ce qui avoit été traduit avec le plus de soin dans cette version, avoit plusieurs de ces défauts. Le reste en avoit encore bien davantage. Il vouloit donc remédier à tout cela, sans rien changer au texte original des Septante.

Pour cet effet, il se servit de quatre différentes especes de marques, déja en usage alors parmi les Grammairiens : l’obélisque, l’astérisque, le lemnisque, & l’hypolemnisque. L’obélisque étoit une ligne droite, comme une petite broche (–) ou comme une lame d’épée ; & c’est aussi de-là qu’elle prend son nom. L’astérisque étoit une petite étoile (*) ; le lemnisque étoit une ligne entre deux points (÷) ; & l’hypolemnisque, une ligne droite avec seulement un point dessous (—.).

L’obélisque lui servoit à marquer ce qu’il falloit retrancher dans les Septante, parce qu’il ne se trouvoit pas dans l’hébreu. L’étoile étoit pour ce qu’il y falloit ajouter, tiré de l’hébreu, & ces additions il les prenoit presque toûjours de la version de Théodotion ; ce n’étoit que quand il ne la trouvoit pas juste, qu’il avoit recours aux autres. Pour les lemnisques & les hypolemnisques, il s’en servoit, à ce qu’on croit, pour marquer les endroits où les traducteurs n’avoient pas attrapé le sens de l’original. Mais on n’a pas trop bien éclairci jusqu’à présent à quoi ces deux marques servoient précisément.

Enfin, pour montrer jusqu’où s’étendoit le retranchement d’un obélisque, ou l’addition d’une étoile, il avoit une autre marque qui, dans quelques exemplaires, sont deux points (:), &, dans quelques autres, un dard la pointe en bas (). Avec le secours de ces marques, on voyoit où finissoit ce qu’il y avoit de trop ou de trop peu, comme avec l’obélisque & l’étoile on voyoit où cela commençoit. Mais tout cela se fit sans rien changer dans la version originale des Septante. Car, en retranchant toutes ces marques & les additions des étoiles, vous aviez l’édition des Septante pure & simple, telle qu’elle étoit sortie des mains des traducteurs.

Voilà ce qu’on appelloit l’édition d’Origène, à cause des soins qu’il s’étoit donnés pour la corriger & la réformer. C’étoit un travail immense ; aussi lui fit-il donner le surnom d’Adamantius, qui veut dire infatigable ; & qui a été d’une grande utilité à l’Eglise. On ne sait pas au juste quand il mit la derniere main à cet ouvrage ; mais il y a apparence que ce fut l’an 250, quatre ans avant sa mort.

L’original de cette traduction fut mis dans la bibliotheque de l’église de Césarée en Palestine, où saint Jérôme le trouva encore long-tems après, & en tira une copie. Mais apparemment que les troubles & les persécutions que l’Eglise eut à essuyer dans ce tems-là furent cause qu’elle y fut bien cinquante ans, sans qu’il paroisse qu’on y songeât, jusqu’à ce que Pamphile & Eusebe l’y déterrerent, en prirent des copies, & firent connoître cette édition. Depuis lors on en connut le prix & l’excellence ; les copies s’en multiplierent, & se répandirent dans les autres églises. Enfin, elle fut reçue par-tout avec une approbation générale & de grands applaudissemens. Il arriva néanmoins que la grosseur de l’ouvrage, & la peine & la dépense qu’il falloit pour en avoir des copies complettes, la firent bien tôt tomber ; outre la dépense, il étoit embarrassant de faire copier tant de volumes, & très-difficile de trouver parmi les Chrétiens des copistes assez habiles pour écrire l’hébreu avec ses caracteres propres. Tout cela fut cause que la plûpart se contenterent de faire copier simplement la cinquieme colonne, ou les Septante, avec les étoiles, &c. qu’Origène y avoit mises ; parce qu’avec cela on avoit en quelque maniere l’abrégé de tout l’ouvrage. Ainsi il se fit très-peu de copies du grand ouvrage, & beaucoup de cette espece d’abrégé. Et comme en copiant il arrivoit souvent de ne pas marquer avec exactitude les étoiles, il s’est trouvé dans quantité de copies des Septante faites dans la suite, bien des choses supposées de cette version qui n’y étoient pas d’abord, & qui n’y sont entrées que par voie de supplément avec cette marque.

Cependant il y avoit encore plusieurs copies de l’ouvrage entier, tant de la tétraple que de l’hexaple, dans les bibliotheques, où on alloit les consulter jusqu’à ce que, vers le milieu du septieme siecle, l’inondation des Sarrasins dans l’orient ayant détruit les bibliotheques par-tout où ils passoient, on n’en a plus entendu parler. Il n’en est parvenu jusqu’à nous que quelques fragmens qu’ont recueillis Flaminius Nobilius, Drusius, & le pere Bernard de Montfaucon. Ce dernier dans un livre qu’il a publié, presqu’aussi gros que l’étoit l’hexaple, & d’une impression magnifique, nous avoit fait espérer beaucoup, & nous a donné fort peu de choses.

Pamphile & Eusebe qui découvrirent, vers la fin du troisieme siecle, l’hexaple d’Origène dans la bibliotheque de Césarée (ou, selon d’autres auteurs, qui l’apporterent de Tyr & la mirent dans cette bibliotheque) corrigerent sur cette édition la version des Septante telle qu’on l’avoit communément. Voyez Septante. (Le chevalier de Jaucourt.)