L’Encyclopédie/1re édition/PERSE, la

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PERSE, la, (Géog. mod.) grand royaume d’Asie, borné au nord par la Circassie & la Géorgie ; au midi, par le golfe Persique & la mer des Indes ; au levant, par les états du Mogol ; & au couchant, par la Turquie asiatique.

Le Mont-Taurus la coupe par le milieu, à-peu-près comme l’Apennin coupe l’Italie, & il jette ses branches çà & là dans diverses provinces, où elles ont toutes des noms particuliers. Les provinces que cette montagne couvre du nord au sud, sont fort chaudes : les autres qui ont cette montagne au midi, jouissent d’un air plus tempéré.

Le terroir est généralement sablonneux & stérile dans la plaine, mais quelques provinces ne participent point de cette stérilité. Il y a peu de rivieres dans toute la Perse, & même il n’y en a aucune de bien navigable dans toute son étendue. La plus grande, qui porte quelques radeaux, est l’Aras, l’Araxes des anciens, qui coule en Arménie ; mais si le terroir est sec par le défaut de rivieres, les Persans par leur travail & leur industrie, le rendent fertile dans une grande partie de l’empire.

Le climat de Perse est admirable pour la vigne ; on y recueille d’excellent vin, du riz, des fruits, & des grains de toute espece, excepté du seigle & de l’avoine ; les melons y sont d’une grosseur extraordinaire, & d’un goût exquis. Dès qu’on a passé le Tigre en tirant vers ce royaume, on ne trouve que des roses dans toutes les campagnes.

Les montagnes sont remplies de gibier ; mais la plus grande partie du commerce consiste à élever une quantité prodigieuse de vers à soie, dont on fait tous les ans plus de vingt mille balles de soie, chaque balle pesant deux cens seize livres. On en vend la plus grande partie en Turquie, dans les Indes, & aux Anglois & Hollandois qui trafiquent à Ormus. Une autre branche du commerce de la Perse, consiste en magnifiques tapis, en toiles de coton, en étoffes d’or & d’argent, & en perles.

Les Persans sont d’une taille médiocre, maigres & secs, comme du tems d’Ammien Marcellin, mais forts & robustes. Ils sont de couleur olivâtre, & ont le poil noir ; leur vêtement est une tunique de coton ou de soie, large, qui descend jusqu’au gras de la jambe, & qu’ils ceignent d’une écharpe, sur laquelle les gens très-riches mettent une belle ceinture. Ils ont sous cette tunique quand ils sortent, une veste de soie de plusieurs couleurs ; leurs chausses sont de coton, faites comme des caleçons ; leurs souliers sont pointus au bout, & ont le quartier fort bas. Ils se peignent les ongles d’une couleur orangée ; leur turban est de toile de coton fine, rayée, de différentes couleurs, & qui fait plusieurs tours ; les grands du royaume portent des bonnets fourrés, ordinairement rouges. La coëffure de leurs prêtres est blanche, & leur robe est de la même couleur.

Les femmes opulentes sont brillantes dans leur habillement ; elles n’ont point de turban, mais leur front est couvert d’un bandeau d’or émaillé, large de trois doigts, & chargé de pierreries ; leur tête est couverte d’un bonnet brodé d’or, environné d’une écharpe très-fine, qui voltige & descend jusqu’à la ceinture ; leurs cheveux sont tressés, & pendent par derriere ; elles portent au col des colliers de perles ; elles ne mettent point de bas, parce que leurs caleçons descendent jusqu’au-dessous de la cheville du pié ; l’hyver elles ont des brodequins richement brodés ; elles se servent comme les hommes de pantoufles de chagrin ; elles peignent en rouge leurs ongles & le dedans des mains ; elles se noircissent les yeux avec de la tuthie, parce que les yeux noirs sont les plus estimés en Perse.

La dépense du ménage chez les Persans est fort médiocre, pour la cave & la cuisine ; la toile de coton dont les bourgeois s’habillent est à grand marché ; les meubles consistent en quelques tapis ; le riz fait la nourriture de toute l’année ; le jardin fournit le fruit, & le premier ruisseau tient lieu de cave.

L’éducation consiste à aller à l’école pour y apprendre à lire & à écrire ; les metzides ou mosquées qui servent pour la priere, servent aussi pour les écoles ; tout le monde écrit sur le genou, parce qu’on n’a point en Perse l’usage des tables, ni des siéges ; le papier se fait de chiffons de coton ou de soie ; on unit ce papier avec une polissoire pour en ôter le poil.

La langue persane tient beaucoup de l’arabe, s’apprend aisément, & se prononce un peu du gosier ; mais la plûpart des Persans apprennent avec leur langue celle des Turcs qui est familiere à la cour. Ils étudient encore dans leurs colleges l’Arithmétique, la Médecine, l’Astronomie, ou plutôt l’Astrologie.

Le royaume est un état monarchique, despotique ; la volonté du monarque sert de loi. Il prend le titre de sophi, & en qualité de fils de prophete ; il est en même tems le chef de la religion. Les enfans légitimes succedent à la couronne ; à leur défaut, on appelle les fils des concubines : s’il ne se trouve ni des uns, ni des autres, le plus proche des parens du côté paternel, devient roi. Ce sont comme les princes du sang, mais la figure qu’ils font est bien triste ; ils sont si pauvres, qu’ils ont de la peine à vivre. Les fils du sophi sont encore plus malheureux ; ils ne voient jamais le jour que dans le fond du serrail, d’où ils ne sortent pas du vivant du roi. Il n’y a que le successeur au trône qui ait ce bonheur ; & la premiere chose qu’il fait, est de priver ses freres de l’usage de la vûe, en leur faisant passer un fer rouge devant les yeux, pour qu’ils ne puissent aspirer à la couronne.

Après le sophi, les grands pontifes de la religion mahométane tiennent le premier rang à sa cour ; ils sont au nombre de quatre. Le premier pontife de Perse s’appelle sadre-cassa, il est le chef de l’empire pour le spirituel, gouverne seul la conscience du roi, & regle la cour & la ville d’Hispahan, selon les regles de l’alcoran. Il est tellement révéré, que les rois prennent ordinairement les filles des Sadres pour femmes ; il commet le second pontife pour avoir soin du reste du royaume, & établit des vicaires dans toutes les villes capitales des provinces. On lui donne la qualité de Nabab, qui veut dire, vicaire de Mahomet & du roi.

Il y a six ministres d’état pour le gouvernement du royaume, & chacun a son département ; on les appelle rhona-dolvet, c’est-à-dire les colonnes de l’empire. Le premier est le grand visir, appellé etmadoulet-itimad-ud-dewlet, c’est-à-dire l’appui de la puissance ; il est le chancelier du royaume, le chef du conseil, le sur-intendant des finances, des affaires étrangeres, & du commerce ; toutes les gratifications & les pensions, ne se payent que par son ordre. Je ne parlerai point des autres colonnes de l’état Persan ; c’est assez d’avoir nommé la principale.

L’usage des festins publics est bien ancien en Perse, puisque le livre d’Esther fait mention de la somptuosité du banquet d’Assuérus ; ceux que le sophi fait aujourd’hui par extraordinaire, sont toujours superbes, car on y étale ce qu’il y a de plus précieux dans sa maison.

Toute la Perse est pour ainsi dire du domaine du roi, mais ses revenus consistent encore en impôts extraordinaires, & en douanes qu’il afferme ; les deux principales, sont celle du golfe Persique, & celle de Ghilan ; ces deux douanes sont affermées à environ 7 millions de notre monnoie. Les troupes de sa maison qui montent à quatorze mille hommes, sont entretenus sur les terres du domaine ; celles qu’il emploie pour couvrir ses frontieres, peuvent monter à cent mille cavaliers, qui sont aussi entretenus sur le domaine. Le roi de Perse n’a point d’infanterie reglée ; il n’a point non plus de marine ; il ne tiendroit qu’à lui d’être le maître du golfe d’Ormus, de la mer d’Arabie, & de la mer Caspienne ; mais les Persans détestent la navigation.

Leur religion est la mahométane, avec cette différence des Musulmans, qu’ils regardent Ali, pour le successeur de mahomet ; au lieu que les musulmans prétendent que c’est Omar. De-là naît une haine irréconciliable entre les deux nations. L’ancienne religion des mages est entierement détruite en Perse ; on nomme ses sectateurs gawes, c’est-à-dire idolatres ; ces gawes n’ont cependant point d’idoles, & méprisent ceux qui les adorent ; mais ils sont en petit nombre, pauvres, ignorans & grossiers

Si la plûpart des princes de l’Asie ont coutume d’affecter des titres vains & pompeux, c’est principalement du monarque Persan, qu’on peut le dire avec vérité. Rien n’est plus plaisant que le titre qu’il met à la tête de ses diplomes ; il faut le transcrire ici par singularité.

« Sultan Ussein, roi de Perse, de Parthie, de Médie, de la Bactriane, de Chorazan, de Candahar, des Tartares Usbecks ; des royaumes d’Hircanie, de Draconie, de Parménie, d’Hidaspie, de Sogdiane, d’Aric, de Paropamize, de Drawgiane, de Margiane & de Caramanie, jusqu’au fleuve Indus : Sultan d’Ormus, de Larr, d’Arabie, de Susiane, de Chaldée, de Mésopotamie, de Géorgie, d’Arménie, de Circassie ; seigneur des montagnes impériales d’Ararac, de Taurus, du Caucase ; commandant de toutes les créatures, depuis la mer de Chorazan, jusqu’au golfe de Perse, de la famille d’Ali, prince des quatre fleuves, l’Euphrate, le Tigre, l’Araxe & l’Indus ; gouverneur de tous les sultans, empereur des musulmans, rejetton d’honneur, miroir de vertu, & rose de délices, &c. »

La Perse est située entre le 79 & le 108d de longitude, & entre le 25 & 42d de latitude. On la divise en treize provinces, dont six à l’orient, quatre au nord, & trois au midi.

Les six provinces à l’orient, sont celles de Send, Makeran, Sitzistan, Sablustan, Khorasan, Estarabade.

Les quatre au nord sont Masanderan ou Tabristan ; Schirvan, Adirbeitzan, Frak-Atzem, qui renferme Hispahan, capitale de toute la Perse.

Enfin les trois provinces au midi, sont Khusistan, Farsistan ou Fars, & Kirman. (Le chevalier de Jaucourt.)

Perses, empire des, (Hist. anc. & mod.) l’ancien empire des Perses étoit beaucoup plus étendu que ce que nous appellons aujourd’hui la Perse ; car leurs rois ont quelquefois soumis presque toute l’Asie à leur domination. Xerxès subjugua même toute l’Egypte, vint dans la Grece, & s’empara d’Athenes ; ce qui montre qu’ils ont porté leurs armes victorieuses jusques dans l’Afrique, & dans l’Europe.

Persépolis, Suze, & Ecbatane, étoient les trois villes ou les rois de Perse faisoient alternativement leur résidence ordinaire. En été ils habitoient Ecbatane, aujourd’hui Tabris ou Tauris, que la montagne couvre vers le sud-ouest contre les grandes chaleurs. L’hiver ils séjournoient à Suze dans le Suzistan, pays délicieux, où la montagne met les habitans à couvert du nord. Au printems & en automne, ils se rendoient à Persépolis, ou à Babylone. Cyrus, qui est regardé comme le fondateur de la monarchie des Perses, fit néanmoins de Persepolis, la capitale de son empire, au rapport de Strabon, livre XV.

Cette grande & belle monarchie, dura deux cens six ans sous douze rois, dont Cyrus fut le premier, & Darius le dernier. Cyrus régna neuf ans depuis la prise de Babylone, c’est-à dire, depuis l’an du monde 3466, jusqu’en 3475, avant J. C. 525. Darius dit Codomanus, fut vaincu par Alexandre le Grand en 3674, après six ans de regne ; & de la ruine de la monarchie des Perses, on vit naître la troisieme monarchie du monde, qui fut celle de Macédoine dans la personne d’Alexandre.

La Perse, après avoir obéi quelque tems aux Macédoniens, & ensuite aux Parthes, un simple soldat persan, qui prit le nom d’Artaxare, leur enleva ce royaume vers l’an 226 de J. C. & rétablit l’empire des Perses, dont l’étendue ne différoit guere alors de ce qu’il est aujourd’hui.

Nouschirwan, ou Khosroës le grand, qui monta sur le trône l’an 531 de l’ere chrétienne, est un des plus grands rois de l’Histoire. Il étendit son empire dans une partie de l’Arabie Pétrée, & de celle qu’on nommoit Heureuse. Il reprit d’abord ce que les princes voisins avoient enlevé aux rois ses prédécesseurs ; ensuite il soumit les Arabes, les Tartares, jusqu’aux frontieres de la Chine, les Indiens voisins du Gange, & les empereurs grecs, furent contrains de lui payer un tribut considérable.

Il gouverna ses peuples avec beaucoup de sagesse : zélé pour l’ancienne religion de la Perse, ne refusant jamais sa protection à ceux qui étoient opprimés, punissant le crime avec sévérité, & récompensant la vertu avec une libéralité vraiment royale ; toujours attentif à faire fleurir l’Agriculture & le Commerce, favorisant le progrès des Sciences & des Arts, & ne conférant les charges de judicature qu’à des personnes d’une probité reconnue, il se fit aimer de tous ses sujets, qui le regardoient comme leur pere. Il eut un fils nommé Hormizdas, à qui il fit épouser la fille de l’empereur des Tartares, & qui l’accompagna dans son expédition contre les Grecs.

Nouschirwan, alors âgé de plus de 80 ans, voulut encore commander ses armées en personne ; il conquit la province de Mélitène ; mais bien-tôt après, la perte d’une bataille où son armée fut taillée en pieces, le mit dans la triste nécessité de fuir pour la premiere fois devant l’ennemi, & de repasser l’Euphrate à la nage sur un éléphant. Cette disgrace précipita ses jours ; il profita des derniers momens de sa vie pour dicter son testament ; & ce testament le voici tel que M. l’abbé Fourmont l’a tiré d’un manuscrit turc.

« Moi, Nouschirwan, qui possede les royaumes de Perse, & des Indes, j’adresse mes dernieres paroles à Hormizdas mon fils aîné, afin qu’elles soient pour lui une lumiere dans les ténebres, un chemin droit dans les déserts, une étoile sur la mer de ce monde.

» Lorsqu’il aura fermé mes yeux, qui déja ne peuvent plus soutenir la lumiere du soleil, qu’il monte sur mon trône ; & que de-là il jette sur mes sujets une splendeur égale à celle de cet astre. Il doit se ressouvenir que ce n’est pas pour eux-mêmes que les rois sont revêtus du pouvoir souverain, & qu’ils ne sont à l’égard du reste des hommes, que comme le ciel est à l’égard de la terre. La terre produira-t-elle des fruits si le ciel ne l’arrose ?

» Mon fils, répandez vos bienfaits d’abord sur vos proches, ensuite sur les moindres de vos sujets. Si j’osois, je me proposerois à vous pour exemple ; mais vous en avez de plus grands. Voyez ce soleil, il part d’un bout du monde pour aller à l’autre ; il se cache & se remontre ensuite ; & s’il change de route tous les jours, ce n’est que pour faire du bien à tous. Ne vous montrez donc dans une province que pour lui faire sentir vos graces ; & lorsque vous la quitterez, que ce ne soit que pour faire éprouver à une autre les mêmes biens.

» Il est des gens qu’il faut punir, le soleil s’éclipse : il en est d’autres qu’il faut récompenser, & il se remontre plus beau qu’il n’étoit auparavant : il est toujours dans le ciel ; soutenez la majesté royale : il marche toujours, soyez sans cesse occupé du soin du gouvernement. Mon fils, présentez-vous souvent à la porte du ciel pour en implorer le secours dans vos besoins, mais purifiez votre ame auparavant. Les chiens entrent-ils dans le temple ? Si vous observez exactement cette regle, le ciel vous exaucera ; vos ennemis vous craindront ; vos amis ne vous abandonneront jamais ; vous ferez le bonheur de vos sujets ; ils feront votre félicité.

» Faites justice, réprimez les insolens, soulagez le pauvre, aimez vos enfans, protégez les Sciences, suivez le conseil des personnes expérimentées, éloignez de vous les jeunes gens, & que tout votre plaisir soit de faire du bien. Je vous laisse un grand royaume, vous le conserverez si vous suivez mes conseils ; vous le perdrez si vous en suivez d’autres ».

Nouschirwan mourut l’an 578, & Hormizdas, qui lui succéda, ne suivit point ses conseils. Après bien des concussions, il fut jugé indigne de sa place, & déposé juridiquement, par le consentement unanime de toute la nation assemblée. Son fils mis sur le trône à sa place, le fit poignarder dans sa prison : ce fils lui-même fut contraint de sortir de son royaume, qui devint la proie d’un sujet de Waranes, homme de grand mérite, mais qui fut enfin obligé de se réfugier chez les Tartares, qui l’empoisonnerent.

Sur la fin du regne de Nouschirwan, naquit Mahomet à la Mecque, dans l’Arabie Pétrée en 570. Bientôt profitant des guerres civiles des Persans, il étendit chez eux sa puissance & sa domination. Omar son successeur, poussa encore plus loin ses conquêtes : Jédasgird, que nous appellons Hormizdas IV. perdit contre ses lieutenans à quelques lieues de Madain (l’ancienne Ctésiphon des Grecs) la bataille & la vie. Les Persans passerent sous la domination d’Omar plus facilement qu’ils n’avoient subi le joug d’Alexandre.

Cette servitude sous les Arabes, dura jusqu’en 1258, que la Perse commença à renaître sous ses propres rois. Haalou recouvra ce royaume par le succès de ses armes ; mais au bout d’un siecle, Tamerlan, kan des Tartares, se rendit maître de la Perse, l’an 1369, subjugua les Parthes, & fit prisonnier Bajazet I. en 1402. Ses fils partagerent entre eux ses conquêtes, & cette branche régna jusqu’à ce qu’une autre dynastie de la faction du mouton blanc, s’empara de la Perse en 1469.

Ussum Cassan chef de cette faction, étant monté sur le trône, une partie de la Perse flattée d’opposer un culte nouveau à celui des Turcs, de mettre Ali au-dessus d’Omar, & de pouvoir aller en pélerinage ailleurs qu’à la Mecque, embrassa avidement ce dogme que proposa un persan nommé Xeque Aidar, & qui n’est connu de nous que sous le nom de Sophi, c’est-à-dire, sage. Les semences de cette opinion étoient jettées depuis long-tems ; mais Sophi donna la forme à ce schisme politique & religieux, qui paroît aujourd’hui nécessaire entre deux grands empires voisins, jaloux l’un de l’autre. Ni les Turcs, ni les Persans n’avoient aucune raison de reconnoître Omar & Ali pour successeurs légitimes de Mahomet. Les droits de ces arabes qu’ils avoient chassés, devoient peu leur importer. Mais il importoit aux Persans que le siége de leur religion ne fût pas chez les Turcs ; cependant Ussum Cassan trouva bien des contradicteurs, & entre autres, Rustan qui fit assassiner Sophi en 1499. Il en résulta d’étranges révolutions, que je vais transcrire de l’histoire de M. de Voltaire, qui en a fait le tableau curieux.

Ismaël fils de Xeque-Aidar, fut assez courageux & assez puissant, pour soutenir la doctrine de son pere les armes à la main ; ses disciples devinrent des soldats. Il convertit & conquit l’Arménie, subjugua la Perse, combattit le sultan des Turcs Sélim I. avec avantage, & laissa en 1524 à son fils Tahamas, la Perse puissante & paisible. Ce même Tahamas repoussa Soliman, après avoir été sur le point de perdre sa couronne. Il laissa l’empire en 1576 à Ismaël II. son fils, qui eut pour successeur en 1585 Scha-Abas, qu’on a nommé le grand.

Ce grand homme étoit cependant cruel ; mais il y a des exemples que des hommes féroces ont aimé l’ordre & le bien public. Scha-Abas pour établir sa puissance, commença par détruire une milice telle à-peu-près que celle des janissaires en Turquie, ou des strelets en Russie ; il construisit des édifices publics ; il rebâtit des villes ; il fit d’utiles fondations ; il reprit sur les Turcs tout ce que Soliman & Sélim avoient conquis sur la Perse. Il chassa d’Ormus en 1622 par le secours des Anglois, les Portugais qui s’étoient emparés de ce port en 1507. Il mourut en 1629.

La Perse devint sous son regne extrèmement florissante, & beaucoup plus civilisée que la Turquie ; les Arts y étoient plus en honneur, les mœurs plus douces, la police générale bien mieux observée. Il est vrai que les Tartares subjuguerent deux fois la Perse après le regne des kalifes arabes ; mais ils n’y abolirent point les Arts ; & quand la famille des Sophi régna, elle y apporta les mœurs douces de l’Arménie, où cette famille avoit habité long-tems. Les ouvrages de la main passoient pour être mieux travaillés, plus finis en Perse, qu’en Turquie ; & les Sciences y avoient de tous autres encouragemens.

La langue persane plus douce & plus harmonieuse que la turque, a été féconde en poésies agréables. Les anciens grecs qui ont été les premiers précepteurs de l’Europe, sont encore ceux des Persans. Ainsi leur philosophie étoit au seizieme & au dix-septieme siecles, à-peu-près au même état que la nôtre. Ils tenoient l’Astrologie de leur propre pays, & s’y attachoient plus qu’aucun peuple de la terre. Ils étoient comme plusieurs de nos nations, pleins d’esprit & d’erreurs.

La cour de Persc étaloit plus de magnificence que la Porte ottomane. On croit lire une relation du tems de Xerxès, quand on voit dans nos voyageurs, ces chevaux couverts de riches brocards, leurs harnois brillans d’or & de pierreries, & ces quatre mille vases d’or, dont parle Chardin, lesquels servoient pour la table du roi de Perse. Les choses communes, & sur-tout les comestibles, étoient à trois fois meilleur marché à Ispahan & à Constantinople, que parmi nous. Ce prix est la démonstration de l’abondance.

Scha-Sophi, fils du grand Scha-Abas, mais plus cruel, moins guerrier, moins politique, & d’ailleurs abruti par la débauche, eut un regne malheureux. Le grand-mogol Scha-Géan enleva Candahar à la Perse, & le sultan Amurath IV. prit d’assaut Bagdat en 1638.

Depuis ce tems, vous voyez la monarchie persane décliner sensiblement, jusqu’à ce qu’enfin la mollesse de la dynastie des sophi, a causé sa ruine entiere. Les eunuques gouvernoient le serrail & l’empire sous Muza-Sophi, & sous Hussein, le dernier de cette race. C’est le comble de l’avilissement dans la nature humaine, & l’opprobre de l’Orient, de dépouiller les hommes de leur virilité ; & c’est le dernier attentat du despotisme, de confier le gouvernement à ces malheureux.

La foiblesse de Scha-Hussein qui monta sur le trône en 1694, faisoit tellement languir l’empire, & la confusion le troubloit si violemment par les factions des eunuques noirs & des eunuques blancs, que si Myrr-Weis & ses Aguans, n’avoient pas détruit cette dynastie ; elle l’eût été par elle-même. C’est le sort de la Perse, que toutes ses dynasties commencent par la force, & finissent par la foiblesse. Presque toutes les familles ont eu le sort de Serdan-Pull, que nous nommons Sardanapale.

Ces Aguans qui ont bouleversé la Perse au commencement du siecle où nous sommes, étoient une ancienne colonie de tartares, habitant les montagnes de Candahar, entre l’Inde & la Perse. Presque toutes les révolutions qui ont changé le sort de ces pays-là, sont arrivées par des tartares. Les Persans avoient reconquis Candahar sur le Mogol, vers l’an 1650 sous Scha-Abas II. & ce fut pour leur malheur. Le ministere de Scha-Hussein, petit-fils de Scha-Abas II. traita mal les Aguans. Myrr-Weis qui n’étoit qu’un particulier, mais un particulier courageux & entreprenant, se mit à leur tête.

C’est une de ces révolutions, où le caractere des peuples qui la firent, eut plus de part que le caractere de leurs chefs : car Myrr-Weis ayant été assassiné, & remplacé par un autre barbare nommé Maghmud, son propre neveu, qui n’étoit âgé que de dix-huit ans ; il n’y avoit pas d’apparence que ce jeune homme pût faire beaucoup par lui-même, & qu’il conduisît ses troupes indisciplinées de montagnards féroces, comme nos généraux conduisent des armées réglées. Le gouvernement de Hussein étoit méprisé, & la province de Candahar, ayant commencé les troubles, les provinces du Caucase du côté de la Géorgie, se révolterent aussi. Enfin, Maghmud assiégea Ispahan en 1722 ; Scha-Hussein lui remit cette capitale, abdiqua le royaume à ses piés, & le reconnut pour son maître ; trop heureux que Maghmud daignât épouser sa fille. Ce Maghmud crut ne pouvoir s’affermir qu’en faisant égorger les familles des principaux citoyens de cette capitale.

La religion eut encore part à ces désolations : les Aguans tenoient pour Omar, comme les Persans pour Ali ; & Maghmud chef des Aguans, mêloit les plus lâches superstitions aux plus détestables cruautés. Il mourut en démence en 1725, après avoir désolé la Perse.

Un nouvel usurpateur de la nation des Aguans, lui succéda. Il s’appelloit Aszrass, ou Archruff, ou Echeref ; car on lui donne tous ces noms. La désolation de la Perse redoubloit de tous côtés. Les Turcs l’inondoient du côté de la Géorgie, l’ancienne Colchide. Les Russes fondoient sur ses provinces, du nord à l’occident de la mer Caspienne, vers les portes de Derbent dans le Shirvan, qui étoit autrefois l’Ibérie & l’Albanie.

Un des fils de Scha-Husseim, nommé Thamas, échappé au massacre de la famille impériale, avoit encore des sujets fideles, qui se rassemblerent autour de sa personne vers Tauris. Les guerres civiles & les tems de malheur produisent toujours des hommes extraordinaires, qui eussent été ignorés dans des tems paisibles. Le fils du gouverneur d’un petit fort du Khorasan devint le protecteur du prince Thamas, & le soutien du trône, dont il fut ensuite l’usurpateur. Cet homme qui s’est placé au rang des plus grands conquérans, s’appelloit Nadir (Chah).

Nadir ne pouvant avoir le gouvernement de son pere, se mit à la tête d’une troupe de soldats, & se donna avec sa troupe au prince Thamas. A force d’ambition, de courage, & d’activité, il fut à la tête d’une armée. Il se fit appeller alors Thamas Kouli-Kan, le Kan esclave de Thamas. Mais l’esclave étoit le maître sous un prince aussi foible & aussi efféminé que son pere Husseim. Il reprit Ispahan & toute la Perse, poursuivit le nouveau roi Airaf jusqu’à Candahar, le vainquit, le prit prisonnier en 1729, & lui fit couper la tête après lui avoir arraché les yeux.

Kouli-Kan ayant ainsi rétabli le prince Thamas sur le trône de ses ayeux, & l’ayant mis en état d’être ingrat, voulut l’empêcher de l’être. Il l’enferma dans la capitale du Khorasan, & agissant toujours au nom de ce prince prisonnier, il alla faire la guerre au Turc, sachant bien qu’il ne pouvoit affermir sa puissance, que par la même voie qu’il l’avoit acquise. Il battit les Turcs à Erivan en 1736, reprit tout ce pays, & assura ses conquêtes en faisant la paix avec les Russes. Ce fut alors qu’il se fit déclarer roi de Perse, sous le nom de S’cha-Nadir. Il n’oublia pas l’ancienne coutume, de crever les yeux à ceux qui peuvent avoir droit du trône. Les mêmes armées qui avoient servi à désoler la Perse, servirent aussi à la rendre redoutable à ses voisins. Kouli-Kan mit les Turcs plusieurs fois en fuite. Il fit enfin avec eux une paix honorable, par laquelle ils rendirent tout ce qu’ils avoient jamais pris aux Persans, excepté Bagdat & son territoire.

Kouli-Kan, chargé de crimes & de gloire, alla conquérir l’Inde, par l’envie d’arracher au Mogol, tous ces trésors que les mogols avoient pris aux Indiens. Il avoit des intelligences à la cour du grand-mogol, & entr’autres deux des principaux seigneurs de l’empire, le premier visir, & le généralissime des troupes. Cette expédition lui réussit au-delà de ses espérances ; il se rendit maître de l’empire, & de la personne même de l’empereur en 1739.

Le grand-mogol Mahamad sembloit n’être venu à la tête de son armée, que pour étaler sa vaine grandeur, & pour la soumettre à des brigands aguerris. Il s’humilia devant Thamas Kouli-Kan, qui lui parla en maître, & le traita en sujet. Le vainqueur entra dans Delhi, ville qu’on nous représente plus grande & plus peuplée que Paris ou Londres. Il traînoit à sa suite ce riche & misérable empereur. Il l’enferma d’abord dans une tour, & se fit proclamer lui-même roi des Indes.

Quelques officiers mogols essayerent de profiter d’une nuit, où les Persans s’étoient livrés à la débauche, pour prendre les armes contre leurs vainqueurs. Thamas Kouli-Kan livra la ville au pillage ; presque tout fut mis à feu & à sang. Il emporta autant de trésors de Delhi, que les Espagnols en prirent à la conquête du Méxique. On compte que cette somme monta pour sa part à quatre-vingt-sept millions & demi sterling, & qu’il y en eut sept millions & demi sterling pour son armée. Ces richesses amassées par un brigandage de quatre siecles, ont été apportées en Perse par un autre brigandage, & n’ont pas empêché les Persans d’être long-tems les plus malheureux peuples de la terre. Elles y sont dispersées ou ensevelies pendant les guerres civiles, jusqu’au tems où quelque tyran les rassemblera.

Kouli-Kan en partant des Indes pour retourner en Perse, laissa le nom d’empereur à ce Mahamad qu’il avoit détrôné ; mais il laissa le gouvernement à un vice-roi qui avoit élevé le grand-mogol, & qui s’étoit rendu indépendant de lui. Il détacha trois royaumes de ce vaste empire, Cachemire, Caboul & Multan, pour les incorporer à la Perse, & imposa à l’Indoustan un tribut de quelques millions. L’indoustan fut alors gouverné par le vice-roi, & par un conseil que Thamas Kouli-Kan avoit établi. Le petit-fils d’Autang-Zel garda le titre de roi des rois, & ne fut plus qu’un fantôme.

Thamas Kouli-Kan arrivé chez lui, donna la régence de la Perse à son second fils Nesralla Mirza, recruta son armée, & marcha contre les tartares Eusbegs, pour les châtier des désordres qu’ils avoient commis dans le Khorasan, pendant qu’il étoit occupé dans l’Inde. Il traversa des déserts presque impraticables, & l’on crut qu’il y périroit infailliblement ; mais il revint quelques mois après, amenant quantité d’Eusbegs qui avoient pris parti dans son armée, & il soumit dans son passage plusieurs peuples inconnus même aux Persans.

Cependant l’année suivante, qui étoit en 1742, les Arabes se souleverent de toutes parts, & défirent totalement ses troupes. Obligé de faire la guerre par mer & par terre, & ne voulant pas toucher aux trésors immenses qu’il avoit apportés de l’Inde, il mit sur toute la Perse un nouvel impôt de sept cens mille tomans (quatorze millions d’écus.) En même tems il fit publier, qu’ayant reconnu la religion des Sunnis pour la seule véritable, il l’avoit embrassée, & qu’il désiroit que ses sujets suivissent son exemple. Il se prépara à attaquer les Turcs, & mit en marche une partie de ses troupes pour qu’elles se rendissent à Mosul, tandis que lui-même marcheroit à Vau, dans le dessein d’attaquer les Turcs par deux différens côtés, & de pousser ses conquêtes jusqu’à Constantinople ; mais le succès ne répondit point à ses espérances.

A peine s’étoit-il mis en marche, que les peuples de diverses provinces persanes se révolterent, ce qui l’obligea de retourner sur ses pas pour étouffer la rébellion. Mais le mécontentement étoit général ; le feu de la révolte gagnoit par-tout. A mesure que Nadir (ou si vous voulez, Thamas Kouli-Kan) l’éteignoit d’un côté, il s’allumoit d’un autre. Ne pouvant courir dans toutes les provinces révoltées, il fit la paix avec les Turcs en 1746.

Enfin s’étant rendu de plus en plus odieux aux Persans par ses cruautés envers ceux dont la fidélité lui étoit suspecte, il se forma contre lui une conspiration si générale, qu’ayant été obligé de se sauver d’Ispahan, & ayant cru être plus en sûreté dans son armée, ses propres troupes se souleverent, & le massacrerent dans son camp. Il fut assassiné par Ali-Kouli-Kan, son propre neveu, comme l’avoit été Myrr-Weis, le premier auteur de la révolution. Ainsi à péri cet homme extraordinaire à l’âge d’environ 59 ans, après avoir occupé le trône de Perse pendant 12 ans.

Par la mort de cet usurpateur, les provinces enlevées au grand-mogol lui sont retournées ; mais une nouvelle révolution a bouleversé l’Indoustan ; les princes tributaires, les vice-rois ont secoué le joug ; les peuples de l’intérieur ont détrôné le souverain, & l’Inde est encore devenue, ainsi que la Perse, le théâtre de nouvelles guerres civiles. Enfin tant de dévastations consécutives ont détruit dans la Perse le commerce & les arts, en détruisant une partie du peuple.

Plusieurs écrivains nous ont donné l’histoire des dernieres révolutions de Perse. Le P. du Cerceau l’a faite, & son ouvrage a été imprimé à Paris en 1742. Nous avons vu l’année suivante l’histoire de Thamas Kouli-Kan ; mais il faut lire le voyage en Turquie & en Perse par M. Otter & M. Fraser, the history of Nadir-Shah. Ces deux derniers ont été eux-mêmes dans le pays, ont connu le Shah-Nadir, & ont conversé pour s’instruire avec des personnes qui lui étoient attachées ; ils n’ont point estropié les noms persans, parce qu’ils entendoient la langue ; & quoiqu’ils ne soient pas d’accord en tout, ils ne different pas néanmoins dans les principaux faits. Il paroît par leurs relations, que l’auteur de l’histoire de Thamas Kouli-Kan, a composé un roman de la naissance de Nadir, en le faisant fils d’un pâtre ou d’un marchand de troupeaux, dont il vola une partie à son pere, les vendit, & s’associa à une troupe de brigands pour piller les pélerins de Mached.

Nadir (Shah) naquit dans le Khorasan. Son pere étoit un des principaux entre les Aschars, tribu Turcomane, & gouverneur du fort de Kiélat, dont le gouvernement avoit été héréditaire dans sa famille depuis long-tems. Nadir étant encore mineur quand son pere mourut, son oncle prit possession du gouvernement, & le garda. Nadir obtint du Begler-Beg une compagnie de cavalerie, & s’étant distingué en diverses occasions contre les Eusbegs qu’il eut le bonheur de battre, le Begler-Beg l’éleva au grade de min-bacchi, ou commandant de mille hommes. Tel fut le commencement de sa fortune. Ensuite il fut envoyé contre les Turcs, les vainquit, fut élevé au grade de lieutenant-général ; & au commencement de l’année 1729, il parvint au généralat. Alors Chah Thamas prit tant de confiance en lui, qu’il lui abandonna entierement le gouvernement des affaires militaires.

M. Fraser qui a demeuré plusieurs années en Perse, & qui a été souvent dans la compagnie du Shah Nadir, nous a tracé son portrait en 1743 ; & il paroît qu’il admiroit beaucoup cet homme extraordinaire.

« Le Shah Nadir, dit-il, est âgé d’environ 55 ans. Il a plus de six piés de haut, & est bien proportionné, d’un tempérament très-robuste, sanguin, avec quelque disposition à l’embonpoint, s’il ne le prévenoit pas par les fatigues. Il a de beaux yeux noirs, bien fendus, & des sourcils de même couleur. Sa voix est extrémement haute & forte. Il boit du vin sans excès, mais il est très-adonné aux femmes dont il change souvent, sans cependant négliger ses affaires. Il va rarement chez elles avant onze heures ou minuit, & il se leve à cinq heures du matin. Il n’aime point la bonne chere ; sa nourriture consiste sur-tout en pillau, & autres mets simples ; & lorsque les affaires le demandent, il perd ses repas, & se contente de quelques pois secs qu’il porte toujours dans ses poches, & d’un verre d’eau. Quand il est en son particulier, qui que ce soit ne peut lui envoyer de lettres, de messages, ni obtenir audience.

» Il entretient par tout des espions. Il à de plus établi dans chaque ville un ministre nommé hum calam, qui est chargé de veiller sur la conduite du gouverneur, de tenir registre de ses actions, & de lui en envoyer le journal par une voie particuliere. Très-rigide sur la discipline militaire, il punit de mort les grandes fautes, & fait couper les oreilles à ceux qui en commettent les plus legeres. Pendant qu’il est en marche, il mange, boit & dort comme un simple soldat, & accoutume ses officiers à la même rigueur. Il est si fort endurci à la fatigue, qu’on l’a vu souvent dans un tems de gelée passer la nuit couché à terre en plein air, enveloppé de son manteau, & n’ayant qu’une selle pour chevet. Au soleil touchant, il se retire dans un appartement particulier, où débarrassé de toute affaire, il soupe avec trois ou quatre de ses favoris, & s’entretient familierement avec eux.

» Quelque tems après qu’il se fut saisi de Shah Thamas, des gens attachés à la famille royale firent agir la mere de Nadir, qui vint prier son fils de rétablir ce prince, sur les assurances qu’elle lui donna que pour reconnoître cet important service, Shah Thamas le feroit son généralissime à vie. Il lui demanda si elle le croyoit sérieusement ? Elle ayant répondu qu’oui : Si j’étois une vieille femme, repliqua-t-il, peut-être que je le croirois aussi, mais je vous prie de ne vous plus mêler d’affaire d’état. Il a épousé la sœur cadette du Shah Hussein, dont on dit qu’il a une fille. Il a d’ailleurs de ses concubines plusieurs enfans, & deux fils d’une femme qu’il avoit épousée dans le tems de son obscurité. Quoique d’ordinaire il charge lui-même à la tête de ses troupes, il n’a jamais reçu la plus petite égratignure ; cependant il a eu plusieurs chevaux tués sous lui, & son armure souvent effleurée par des bales ».

M. Fraser ajoute qu’il a entendu dire & qu’il a vu lui-même plusieurs autres choses remarquables de ce prince, & propres à convaincre toute la terre qu’il y a peu de siecles qui aient produit un homme aussi étonnant : cela se peut ; mais à juger de cet homme singulier selon les idées de la droite raison, je ne vois en lui qu’un scélérat d’une ambition sans bornes, qui ne connoissoit ni humanité, ni fidélité, ni justice, toutes les fois qu’il ne pouvoit la satisfaire. Il n’a fait usage de sa bravoure, de son habileté & de sa conduite, que de concert avec ses vues ambitieuses. Il n’a respecté aucun des devoirs les plus sacrés pour s’élever à quelque point de grandeur, & ce point étoit toujours au-dessous de ses desirs. Enfin, il a ravagé le monde, désolé l’Inde & la Perse par les plus horribles brigandages ; & ne mettant aucun frein à sa brutalité, il s’est livré à tous les mouvemens furieux de sa colere & de sa vengeance, dans les cas mêmes où sa modération ne pouvoit lui porter aucun préjudice.

J’ai tracé l’histoire moderne des Perses ; leur histoire ancienne est intimement liée avec celle des Medes, des Assyriens, des Egyptiens, des Babyloniens, des Juifs, des Parthes, des Carthaginois, des Scythes, des Grecs & des Romains. Cyrus, le fondateur de l’empire des Perses, n’eut point d’égal dans son tems en sagesse, en valeur & en vertu. Herodote & Xénophon ont écrit sa vie ; & quoiqu’il semble que ce dernier ait moins voulu faire l’histoire de ce prince, que donner sous son nom l’idée d’un héros parfait, le fond de son ouvrage est historique, & mérite plus de croyance que celui d’Hérodote. (Le Chevalier de Jaucourt.)