L’Encyclopédie/1re édition/POÉTIQUE

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POÉTIQUE, ART, (Poésie.) L’art poétique peut être défini un recueil de préceptes pour imiter la nature d’une maniere qui plaise à ceux pour qui on fait cette imitation.

Or pour plaire dans les ouvrages d’imitation, il faut 1°. faire un certain choix des objets qu’on veut imiter ; 2°. les imiter parfaitement ; 3° donner à l’expression par laquelle on fait l’imitation, toute la perfection qu’elle peut recevoir. Cette expression se fait par les mots dans la poésie ; donc les mots doivent y avoir toute la perfection possible. C’est à ces trois objets que se rapportent toutes les regles de la poétique d’Horace.

De ces trois points, les deux premiers sont communs à tous les arts imitateurs : par conséquent tout ce qu’Horace en dira, peut convenir exactement à la Musique, à la Danse, à la Peinture. Et même comme l’Éloquence & l’Architecture empruntent quelque chose des beaux arts, il peut aussi leur convenir jusqu’à un certain point. Quant au troisieme article, si l’on en considere les regles détaillées, elles conviennent à la poésie seule, de même que les regles du coloris ne conviennent qu’à la Peinture, celle de l’intonation qu’à la Musique, celle du geste qu’à la Danse. Cependant les regles générales, les principes fondamentaux de l’expression sont encore les mêmes. Il faut que tous les arts, quelque moyen qu’ils emploient pour l’exprimer, l’expriment avec justesse, clarté, aisance, décence. Ainsi les préceptes généraux de l’élocution poétique sont les mêmes pour la Musique, pour la Peinture & pour la Danse. Il n’y a de différence que dans ce qui tient essentiellement aux mots, aux tons, aux gestes, aux couleurs. Voilà quelle est l’étendue de l’art poétique, & surtout de celui d’Horace ; parce que l’auteur s’éleve souvent jusqu’aux principes, pour donner à ses lecteurs une lumiere plus vive, plus sûre, & leur montrer plus de choses à-la-fois, s’ils ont assez d’esprit pour les bien comprendre.

Cependant, quoique l’ouvrage d’Horace ait pour titre l’art poétique, il ne faut pas croire pour cela qu’il contient les regles détaillées de tous les genres. L’auteur a traité sa matiere en homme supérieur. S’élevant par des vues philosophiques au-dessus des menues analyses, il s’est porté tout d’un coup aux principes, & a laissé au lecteur intelligent à tirer les conséquences. Il ne parle ni de l’apologue, ni de l’églogue, ni de l’épopée, ni même de la comédie ;ou s’il en parle, ce n’est que par occasion, & relativement à la tragédie, qu’il a choisie pour en faire l’objet de ses regles. Ayant étudié sa matiere à fond, il avoit compris qu’un seul genre renfermoit à-peu-près tous les autres ; que le vraissemblable seul contenoit l’univers poétique, & toutes les loix qui le reglent ; & qu’ainsi en traitant bien cet objet, quoique sur un seul genre, il expliqueroit assez les autres, sur-tout si ce genre étoit de nature à les renfermer presque tous : c’est ce qu’il a trouvé dans la tragédie. Héroïque comme l’épopée, dramatique comme la comédie, en vers comme tous les autres poëmes, formant tous ses caracteres d’après nature, & prenant un style décent selon les caracteres ; elle a toutes les parties qui font l’objet de la poétique ; par conséquent elle suffiroit pour en porter toutes les regles.

Il nous reste à parler de l’art poétique de Vida & de Despréaux.

Marc-Jerôme Vida naquit à Crémone, ville d’Italie l’an de J. C. 1507. Il fut évêque d’Albe, & mourut en 1566. Il vivoit dans le beau siecle de Léon X. qui avoit pour les lettres tous les sentimens qui étoient héréditaires dans la maison des Médicis. Et ce fut à la sollicitation de ce pontife & de Clément VII. qu’il entreprit d’écrire un art poétique. Il a fait aussi des hymnes sacrées, un poëme sur la passion de Notre Seigneur, & un autre sur les vers-à-soie & sur les échecs.

On reconnoît dans ses ouvrages un esprit aisé, une imagination riante, une élocution légere, facile, mais quelquefois trop nourrie de la lecture de Virgile : ce qui donne à quelques endroits de ses pieces une apparence de centons.

Son art poétique est agréable par sa versification ; mais il semble fait pour les maîtres moins que pour les commençans. Il prend au berceau l’éleve des muses ; il lui forme l’oreille, lui montre des modeles, & l’abandonne ensuite à son propre génie. Horace a fait beaucoup mieux ; il remonte jusqu’aux principes, & se place dans un point si haut, qu’il peut donner la loi à tous les artistes, quelque grands qu’ils soient : il prescrit même les regles de l’art, au lieu que Vida n’offre que la pratique des artistes. Cependant on ne laisse pas de trouver chez ce dernier des préceptes & conseils qui sont très-utiles. Ce qu’il dit sur l’élocution est d’une netteté charmante ; & la poésie latine est aussi bonne qu’un moderne en peut faire dans cette langue.

S’il est un poëme françois qui ait droit d’entrer dans l’étude des belles-lettres, c’est l’art poétique de Despréaux. Horace n’a traité que la tragédie ; Vida, à proprement parler, ne traite que le style de l’épopée ; mais Despréaux fait connoître en peu de mots tous les genres séparément, & donne les regles générales qui leur sont communes. Non-seulement les jeunes gens doivent le lire, mais l’apprendre par cœur comme la regle & le modele du bon goût. Le comte d’Ericeyra, le digne héritier du Tite-Live de sa patrie, a traduit ce bel ouvrage en vers portugais. (D. J.)

Poetique harmonie, (Poésie.) il y a trois sortes d’harmonie dans la poésie : la premiere est celle du style, qui doit s’accorder avec le sujet qu’on traite, qui met une juste proportion entre l’un & l’autre. Les arts forment une espece de république, où chacun doit figurer selon son état. Quelle différence entre le ton de la tragédie & celui de la comédie, de la poésie lyrique, de la pastorale ! &c.

Si cette harmonie manque à quelque poëme que ce soit, il devient une mascarade : c’est une sorte de grotesque qui tient de la parodie : & si quelquefois la tragédie s’abaisse où la comédie s’éleve, c’est pour se mettre au niveau de leur matiere, qui varie de tems en tems ; & l’objection même se retourne en preuve du principe.

Cette harmonie poétique est essentielle ; mais on ne peut que la sentir, & malheureusement les auteurs ne la sentent pas toujours assez. Souvent les genres sont confondus. On trouve dans le même ouvrage des vers tragiques, lyriques, comiques, qui ne sont nullement autorisés par la pensée qu’ils renferment.

Une oreille délicate reconnoît presque par le caractere seul du vers, le genre de la piece dont il est tiré. Citez-lui Corneille, Moliere, la Fontaine, Ségrais, Rousseau, elle ne s’y méprend pas. Un vers d’Ovide se distingue entre mille de Virgile. Il n’est pas nécessaire de nommer les auteurs : on les reconnoît à leur style, comme les héros d’Homere à leurs actions.

La seconde sorte d’harmonie poétique consiste dans le rapport des sons & des mots avec l’objet de la pensée. Les écrivains en prose même doivent s’en faire une regle ; à plus forte raison les Poëtes doivent-ils l’observer. Aussi ne les voit-on pas exprimer par des mots rudes, ce qui est doux ; ni par des mots gracieux, ce qui est désagréable & dur. Rarement chez eux l’oreille est en contradiction avec l’esprit.

La troisieme espece d’harmonie dans la poésie peut être appellée artificielle, par opposition aux deux autres especes ; parce que quoique fondée dans la nature, aussi-bien que les deux autres, elle ne se montre bien sensiblement que dans la poésie. Elle consiste dans un certain art, qui, outre le choix des expressions & des sons par rapport à leurs sens, les assortit entr’eux de maniere que toutes les syllabes d’un vers, prises ensemble, produisent par leur son, leur nombre, leur quantité, une autre sorte d’expression qui ajoute encore à la signification naturelle des mots.

La poésie a des marches de différentes especes pour imiter les différens mouvemens, & peindre à l’oreille par une sorte de mélodie, ce qu’elle peint à l’esprit par les mots. C’est une sorte de chant musical, qui porte le caractere non-seulement du sujet en général, mais de chaque objet en particulier. Cette harmonie n’appartient principalement qu’à la poésie ; & c’est le point exquis de la versification.

Qu’on ouvre Homere & Virgile, on y trouvera presque par-tout une expression musicale de la plûpart des objets. Virgile ne l’a jamais manquée : on la sent chez lui, lors même qu’on ne peut dire en quoi elle consiste. Souvent elle est si sensible, qu’elle frappe les oreilles les moins attentives :

Continuo ventis surgentibus, aut freta ponti
Incipiunt agitata tumescere, & aridus altis
Montibus audiri fragor, aut resonantia longè
Littora misceri, & nemorum increbescere murmur.


Et dans l’Enéide, en parlant du trait foible que lance le vieux Priam :

Sic fatus senior : telumque imbelle sine ictu
Conjecit, rauco quod protinus ære repulsum,
Et summo clypei nequiequam umbone pependit.


Nous n’omettrons point cet exemple tiré d’Horace :

Qua pinus ingens, albaque populus
Umbram hospitalem consociare amant
Ramis, & obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo.

S’agit-il de décrire un athlete dans le combat ; les vers s’élevent, se courbent, se dressent, se brisent, se hâtent, se roidissent, s’alongent à l’imitation de celui dont ils représentent les mouvemens.

S’agit-il de baillemens, d’hiatus, de peindre quelque monstre à cinquante gueules béantes :

Quinquaginta atris immanis hiatibus hydra,
Intus habet sedem.

Faut-il peindre les cris de douleurs qui se perdent dans les airs, les cliquetis des chaînes :

Hinc exaudiri gemitus, & sæva sonare
Verbera : tum stridor ferri, tractæque catenæ.

Citerai-je ces vers de Despréaux :

Les chanoines vermeils & brillans de santé,
S’engraissoient d’une longue & sainte oisiveté.


Le premier de ces deux vers est riant ; l’autre est lent & paresseux.

Citerai-je les vers de la mollesse :

Soupire, étend les bras, ferme l’œil & s’endort.


Mais j’en appelle à ceux qui ont de l’oreille ; & s’il y a des gens à qui la nature a refusé le plaisir de cette sensation, ce n’est point pour eux qu’on a cité ces exemples d’harmonie poétique entre tant d’autres.

Quant à ce qui regarde l’harmonie du vers, en tant que composé de syllabes reglées par des mesures, & soumises à des regles fixes & positives, voyez Vers (D. J.)

Poétique, style, (Poésie.) il consiste dans des images ou des figures hardies, par lesquelles le poëte imitateur parfait peint tout ce qu’il décrit ; & donnant du sentiment à tout, rend son image vivante & animée. Ce style poétique, qu’on appelle autrement style de fiction, inséparable de la Poésie, & qui la distingue essentiellement de la prose, est le style & le langage de la passion ; c’est-à-dire, de cet enthousiasme dont les Poëtes se disent remplis.

Le style poétique doit non-seulement frapper, enlever, peindre, toucher, mais même ennoblir des choses qui n’en paroissent pas susceptibles. Rien de plus simple que de dire que le vers iambe ne conviendroit pas à la tragédie, s’il n’étoit mêlé de spondées ; c’est ainsi qu’on parleroit en prose ; mais Horace, en qualité de poëte, personnifie l’iambe, qui, pour arriver aux oreilles d’un pas plus lent & plus majestueux, fait un traité avec le grave spondée, qu’il associe à l’héritage paternel ; à condition qu’il n’usurpera ni la seconde, ni la quatrieme place.

Tardior, ut paulo, graviorque veniret ad aures
Spondæos stabiles, in jura paterna recepit,
Commodus & patiens, non ut de sede secundâ
Cederet, aut quartâ socialiter.


De même lorsque Boileau veut nous apprendre qu’il a 58 ans, il se plaint que la vieillesse

Sous ces faux cheveux blonds, déja toute chenue
A jetté sur sa tête avec ses doigts pesans
Onze lustres complets surchargés de trois ans.

Le style poétique abandonne les termes naturels pour en emprunter d’étrangers : il parle le langage des dieux dans l’olympe ; & quand il chante les combats, on croit voir Mars ou Bellone. Enfin dans le style poétique qui est fait pour nous enchanter,

Tout prend un corps, une ame, un esprit, un visage.
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la prudence, & Vénus la beauté :
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre :
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.
Un orage terrible aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots.
Echo n’est plus un son qui dans l’air retentisse :
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi dans cet amas de nobles fictions,
Le poëte s’égaie en mille inventions,
Orne, éleve, embellit, agrandit toutes choses ;
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.


(D. J.)

Poétique, composition, (Peint.) la composition poétique d’un tableau est un arrangement ingénieux de figures, inventé pour rendre l’action qu’il représente plus touchante & plus vraissemblable. Elle demande que tous les personnages soient lies par une action principale ; car un tableau peut contenir plusieurs incidens, à condition que toutes ces actions particulieres se réunissent en une action principale, & qu’elles ne fassent toutes qu’un seul & même sujet. Les regles de la Peinture sont autant ennemies de la duplicité d’action que celles de la poésie dramatique. Si la Peinture peut avoir des épisodes comme la Poésie, il faut dans les tableaux, comme dans les tragédies, qu’ils soient liés avec le sujet, & que l’unité d’action soit conservée dans l’ouvrage du peintre comme dans le poëme.

Il faut encore que les personnages soient placés avec discernement & vétus avec décence, par rapport à leur dignité, comme à l’importance dont ils sont. Le pere d’Iphigénie, par exemple, ne doit pas être caché derriere d’autres figures au sacrifice ou l’on doit immoler cette princesse. Il doit y tenir la place la plus remarquable après celle de la victime. Rien n’est plus insupportable que des figures indifférentes placées dans le milieu d’un tableau. Un soldat ne doit pas être vétu aussi richement que son général, à moins qu’une circonstance particuliere ne demande que cela soit ainsi. En un mot, tous les personnages doivent faire les démonstrations qui leur conviennent ; & l’expression de chacun d’eux doit être conforme au caractere qu’on lui fait soutenir. Surtout il ne faut pas qu’il se trouve dans le tableau des figures oiseuses, & qui ne prennent point de part à l’action principale. Elles ne servent qu’à distraire l’attention du spectateur. Il ne faut pas enfin que l’artiste choque la décence ni la vraissemblance pour favoriser son dessein ou son coloris, & qu’il sacrifie la poésie à la méchanique de son art. Du Bos. (D. J.)