L’Encyclopédie/1re édition/POLYGAMIE

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POLYGAMIE, (Théolog. & Critiq. sacrée.) la plupart des théologiens & des commentateurs de l’Ecriture, prétendent que Lamech fut le premier qui donna l’exemple de la polygamie, parce que Moïse, Gen. c. iv. V. 3. 4. raconte que Lamech prit deux femmes, l’une nommée Adha, l’autre Tsilla ; & qu’il ne dit la même chose d’aucun autre homme avant le déluge, ce qui forme, ajoutent les Théologiens, une preuve assez vraissemblable que Lamech enfreignit le premier la loi de la monogamie ; cependant on peut répondre que dans une histoire aussi peu circonstanciée que l’est celle de la Genese ; il n’est pas raisonnable de conclure de ce qu’une action est la seule dans son espece dont il soit fait mention, qu’elle soit la seule, ou la premiere de son espece qui ait été faite. Par exemple, Moïse dit d’Isaac, l’enfant crut, & fut sevré. La même chose n’est dite d’aucun autre, & cependant personne ne s’imagine qu’Isaac ait été le premier enfant qu’on ait sevré. Pour ne pas sortir du sujet de la polygamie, personne ne doute qu’elle ne fut d’un usage assez fréquent parmi les Juifs dès les premiers tems ; & quoique la famille d’Abraham, & en particulier de la postérité de Jacob jusqu’au tems des rois, nous ait été conservée dans les livres de Moïse, de Josué, des Juges, de Ruth & de Samuel, d’une maniere sans comparaison plus détaillée que ne l’est celle du genre humain dans les premiers chapitres de la Genese, Elkana, pere de Samuel, est l’unique dans ce période de tems, dont il soit dit qu’il ait eu deux femmes. Si Moïse eût eu dessein de désigner Lamech sur le pié de novateur, il est probable qu’il eût ajouté à ce qu’il dit de ce bigame, quelque expression propre à faire connoître son dessein ; mais au contraire il s’exprime dans des termes aussi simples qu’il l’avoit fait quelques versets plus haut, en parlant des oblations de Caïn & d’Abel.

Quoi qu’il en soit, le discours que Lamech tint à ses deux femmes, en les apostrophant par ces paroles : Femmes de Lamech entendez ma voix, j’ai tué un homme pour ma blessure, & un jeune homme pour ma meurtrissure ; & Caïn sera vengé sept fois, & Lamech soixante & dix fois. Ce discours, dis-je, est une énigme beaucoup plus difficile à expliquer que la polygamie de l’époux d’Agha & de Tsilla. Cependant je ne puis taire à cette occasion, l’explication qu’en a donnée M. Shuckford dans son histoire sacrée & profane, tome I.

Les descendans de Cain, dit ce judicieux historien, craignirent pendant quelque tems que le reste de la famille d’Adam n’entreprît de se venger sur eux de la mort d’Abel. On croit que ce fut pour cette raison que Caïn bâtit une ville, afin que ses enfans demeurant près les uns des autres, fussent mieux en état de se réunir pour leur commune défense. Lamech tâcha de bannir leurs craintes ; c’est pourquoi ayant assemblé sa famille, il parla à-peu-près de cette maniere. « Pourquoi troublerions nous la tranquillité de notre vie par des défiances mal fondées ; quel mal avons-nous fait pour que nous soyons toujours dans la crainte ? Nous n’avons tué personne, nous n’avons pas fait la moindre injure à nos freres de l’autre famille, & certainement la raison doit leur apprendre qu’ils ne peuvent avoir aucun droit de nous nuire. Il est vrai que Caïn, un de nos ancêtres, tua Abel son frere. Mais Dieu a bien voulu pardonner ce crime jusqu’à menacer de punir sept fois au double, quiconque oseroit tuer Caïn. S’il est ainsi, ceux qui auroient la hardiesse de tuer quelqu’un de nous, devroient s’attendre à une punition beaucoup plus rigoureuse encore ; si Caïn est vengé sept fois, Lamech, ou qui que ce soit de son innocente famile, sera vengé soixante & dix-sept fois ». J’ai tué un homme, doit donc être traduit d’une maniere interrogative, ai-je tué un homme ? c. à. d. je n’ai pas tué un homme, ni un jeune homme, pour que je doive recevoir du mal, ou être puni. Le targum d’Onkelos jussifie cette explication du passage ; car elle le rend ainsi : « Je n’ai pas tué un homme, pour que le crime m’en soit imputé ; ni un jeune homme, pour que ma postérité doive être retranchée par cette raison. ».

Un anonyme a donné une autre explication fort ingénieuse du même passage de la Genese, c. iv. V. 2.3. Il soupçonne qu’il pourroit bien y avoir quelque légere faute de copiste, & il croit être parvenu à découvrir la véritable maniere en laquelle Moise a écrit. La simple inspection des caracteres hébreux suffit, dit-il, pour se convaincre de la ressemblance qu’il y a entre les mots הרותו, & הרגתו ; le premier qui signifie j’ai tué, se trouve aujourd’hui dans le texte, & y cause beaucoup d’embarras ; le second qui lui ressemble fort, & qui signifie j’ai engendré, formeroit un sens aisé & très-intelligible. Cette maniere de traduire, qui porte avec elle l’explication du passage, satisfait à toutes les regles qu’on s’est prescrites, & a outre cela divers avantages.

I. La liaison entre la premiere & la seconde partie du discours de Lamech, est sensible. Il a un fils propre à le défendre & à le venger ; ainsi il a lieu de s’attendre que si quelqu’un ose attenter à sa vie, sa mort ne demeurera point impunie. Peut-être Lamech s’imaginoit-il que Tubalcain étoit celui que la providence avoit destiné à être le vengeur de Caïn ; & personne en effet, ne semble avoir été plus propre a être le vengeur des torts & le réparateur des offenses, que celui qui avoit inventé les instrumens d’airain & de fer, dont on fait un si grand usage dans la guerre, & qui selon le témoignage de Josephe, étoit lui-même un grand guerrier. Josephe, antiq. l. I. c. v. Or Tubalcain ayant des relations bien plus proches avec Lamech qu’avec Caïn, puisque l’un étoit son pere, & l’autre seulement son cinquieme aïeul, il étoit naturel de penser qu’il prendroit les intérêts de l’un encore plus à cœur que ceux de l’autre, & qu’il vengeroit sa mort bien plus séverement. II. Si la confiance de Lamech a été fondée sur la bravoure de son fils, & non pas sur la sienne propre, elle a dû être de la même espece que celle de Caïn, qui ne s’attendoit pas à se venger soi même, mais a être vengé par un autre. III. On conserve l’affirmation. IV. Le sujet est intéressant, glorieux pour Lamech, & digne de toute l’emphase avec laquelle il parle ; surtout si l’on se transporte dans ces tems reculés, où l’usage fréquent des arts les plus utiles ne les ayant point encore avilis, on sentoit tout le prix de l’invention. La gloire de son fils est d’ailleurs une gloire domestique, dont il est naturel qu’il se félicite au milieu de sa famille. V. En suivant cette interprétation, le discours de Lamech roule sur le sujet dont Moïse parle immédiatement avant de le rapporter. Ainsi l’on voit pourquoi, & à quelle occasion il le fait. Chauffepié, diction. hist. & crit. (D. J.)

Polygamie, s. f. (Théolog.) mariage d’un seul homme avec plusieurs femmes.

Ce mot est composé du Grec πολὺς, plusieurs, & γάμος, mariage.

On distingue deux sortes de polygamie ; l’une simultanée & l’autre successive. La polygamie simultanée est lorsqu’un homme a tout à la fois plusieurs femmes. La polygamie successive est lorsqu’un homme épouse plusieurs femmes l’une après l’autre, après la mort de la premiere, de la seconde, &c. ou qu’il convole à des secondes, troisiemes, quatriemes noces. Voyez Mariage.

La pluralité des hommes pour une seule femme est quelque chose de mauvais en soi ; elle est contraire par elle-même à la fin principale du mariage, qui est la génération des enfans : aussi voit-on par l’histoire qu’il a toujours été défendu aux femmes d’avoir plusieurs maris. Il faut raisonner tout autrement de la polygamie simultanée par rapport aux hommes ; par elle-même elle n’est point opposée au droit naturel, ni à la premiere fin du mariage.

Cette espece de polygamie étoit tolérée parmi les Hébreux, & autorisée par l’exemple des patriarches. On ne la voit établie par aucune loi, & l’Ecriture qui nous donne le nom du premier bigame (Lamech) & de ses deux femmes, semble insinuer que son action ne fut pas approuvée des gens de bien, & qu’il en craignoit les suites.

Les Rabbins soutiennent que la polygamie étoit en usage des le commencement du monde, & qu’avant le déluge chaque homme avoit deux femmes. Tertulien croit au contraire que ce fut Lamech, qu’il appelle un homme maudit, qui pervertit le premier l’ordre établi de Dieu. Le pape Nicolas I. accuse Lamech d’adultere à cause de sa polygamie ; & le pape Innocent III. cap. gaudemus extra de divortio, soutient qu’il n’a jamais été permis d’avoir plusieurs femmes à la fois, sans une permission & une révélation particuliere de Dieu.

C’est par cette raison qu’on justifie la polygamie des patriarches. On croit que Dieu la leur permit, ou du moins qu’il la toléra pour des vûes supérieures. S. Augustin ne la condamna qu’autant qu’elle est interdite dans la loi nouvelle par des lois positives. « La polygamie, dit ce pere, lib. II. cont. Faust. c. xlvij. n’étoit pas un crime lorsqu’elle étoit en usage. Si elle est aujourd’hui criminelle, c’est que l’usage en est aboli. Il y a différentes sortes de péchés, continue-t-il ; il y en a contre la nature, il y en a contre les usages & coutumes, & il y en a contre les lois. Cela posé, quel crime peut-on faire au S. homme Jacob d’avoir eu plusieurs femmes ? Si vous consultez la nature, il s’est servi de ces femmes pour avoir des enfans, & non pour contenter sa passion. Si vous avez égard à la coutume, la coutume autorisoit la polygamie. Si vous écoutez la loi, nulle loi ne lui défendoit la pluralité des femmes. Pourquoi donc la polygamie est-elle aujourd’hui un péché ? c’est qu’elle est contraire à la loi & à la coutume ».

Les lois de Moïse supposent manifestement cet usage, & ne le condamnent point. Les Rabbins permettent au roi jusqu’à dix-huit femmes, à l’exemple de Roboam roi de Juda qui en avoit autant ; & ils permettent aux Israélites d’en épouser autant qu’ils en peuvent nourrir. Toutefois les exemples de polygamie parmi les particuliers, n’étoient pas trop communs, les plus sages en voyoient trop les inconvéniens. Mais au lieu de femmes on prenoit des concubines, c’est-à-dire des femmes d’un second rang, ce qui n’étoit pas sujet aux mêmes désordres. On met cette différence entre une femme & une concubine, selon les Rabbins, qu’une femme étoit épousée par contrat, & qu’on lui donnoit sa dot ; au lieu que les autres se prenoient sans contrat, qu’elles demeuroient dans la soumission & la dépendance de la mere de famille, comme Agar envers Sara, & que les enfans des concubines n’héritoient pas des biens fonds, mais d’un présent que leur faisoit leur pere.

Jésus-Christ a rétabli le mariage dans son premier & légitime état, en révoquant la permission qui toléroit la polygamie & le divorce. Il ne permet aux Chrétiens qu’une seule femme, selon ces paroles de la Genese : Dieu créa au commencement l’homme mâle & femelle ; l’homme s’attachera à sa femme, & ils ne feront ensemble qu’une seule chair.

La polygamie n’est plus permise à-présent aux Juifs, ni en Orient, ni en Occident. Les empereurs Théodose, Arcade & Honorius, la leur défendirent par leurs rescrits de l’an 393. Les Mahométans qui ne se refusent pas cette liberté, ne l’accordent point aux Juifs dans leur empire. Les Samaritains fort attachés aux lois de Moïse, n’épousent qu’une seule femme, & font un crime aux Juifs de leur polygamie secrete en Orient.

Un auteur nommé Lyserus, natif de Saxe, & déguisé sous le nom de Theophilus Aletheus, donna sur la fin du siecle dernier, un gros ouvrage où il prétendoit prouver que la polygamie étoit non seulement permise, mais nécessaire, & qui fut imprimé à Lunden en Scanie, vers 1683. On peut voir dans les nouvelles de la république des lettres de Bayle, ann. 1685, mois d’Avril, l’extrait qu’il a donné de cet ouvrage extravagant, que quelques auteurs, & entre autres Brusmannus, ministre de Copenhague, ont pris la peine de refuter sérieusement. Le livre de ce dernier est intitulé : Monogamia triumphatrix, par opposition au titre de Polygamia triumphatrix, que porte celui de Lyserus.

Les Calvinistes & les Luthériens sont extrèmement opposés sur le fait de la polygamie, les premiers soutenant qu’elle est contraire à la loi naturelle, & taxant en conséquence d’adultere tous les anciens patriarches qui ont eu en même tems plusieurs femmes. Luther au contraire prétendoit que la polygamie étoit permise de droit naturel, & même qu’elle n’avoit pas été abolie par l’Evangile ; puisque par une consultation signée de lui, de Mélancthon, de Bucer & de plusieurs autres docteurs de son parti, & qu’on peut voir dans l’histoire des variations de M. Bossuet, il permit en 1539, à Philippe lantgrave de Hesse, d’épouser une seconde femme du vivant de sa premiere.

La polygamie successive est autorisée par les lois civiles, & tolérée dans l’Eglise, quoiqu’avec assez de répugnance, les conciles & les peres ayant souvent témoigné qu’ils ne louoient pas les secondes noces, & les canons ne recevant pas dans les ordres sacrés les bigames, à moins qu’ils n’ayent dispense. On lit dans Athénagore, que les secondes noces sont un adultere honorable, adulterium decorum ; & dans S. Basile, qu’elles sont une fornication mitigée, castigatam fornicationem, expressions trop fortes. Les Montanistes & les Novatiens condamnoient aussi les secondes noces ; mais l’Eglise sans en faire l’éloge, ni les conseiller, ne les a jamais blâmées. Je déclare hautement, dit S. Jerôme, epist. xxx. ad Pammach. qu’on ne condamne pas dans l’Eglise ceux qui se marient deux, trois, quatre, cinq & six fois, & même davantage ; mais si on ne proscrit pas cette répétition, on ne la loue pas. Calmet, dictionn. de la bibl. t. III. page 244.

Polygamie, (Jurisprud.) est le mariage d’un homme avec plusieurs femmes, ou d’une femme avec plusieurs hommes ; ainsi la polygamie comprend la bigamie, qui est lorsqu’un homme a deux femmes, ou une femme deux maris.

Le mariage, qui est d’institution divine, ne doit être que d’un homme & d’une femme seulement ; masculum & fæminam creavit eos, dit l’Ecriture : & ailleurs il est dit, & erunt duo in carne unâ.

Cette loi si sainte fut bientôt violée par Lamech, lequel fut le premier qui eut plusieurs femmes. Son crime parut plus grand aux yeux de Dieu que le fratricide même, puisque l’Ecriture dit que le crime de Lamech seroit puni jusqu’à la 77 génération, au-lieu que pour le meurtre d’Abel il est dit seulement qu’il sera vengé jusqu’à la septieme. Cependant la polygamie continua d’être pratiquée, les patriarches même de l’ancien Testament ne s’en abstinrent pas.

La pluralité des femmes fut pareillement en usage chez les Perses, chez les Athéniens, les Parthes, les Thraces ; on peut même dire qu’elle l’a été presque par tout le monde, & elle l’est encore chez plusieurs nations.

Elle étoit ainsi tolérée chez les Juifs à cause de la dureté de leur cœur ; mais elle fut hautement reprouvée par J. C.

Les Romains, séveres dans leurs mœurs, ne pratiquoient point d’abord la polygamie, mais elle étoit commune parmi les nations de l’orient. Les empereurs Théodose, Honorius & Arcadius la défendirent par une loi expresse l’an 393.

L’empereur Valentinien I. fit un édit par lequel il permit à tous les sujets de l’empire d’épouser plusieurs femmes. On ne remarque point dans l’histoire ecclésiastique que les évêques se soient recriés contre cette loi en faveur de la polygamie ; mais elle ne fut pas observée.

Saint Germain, évêque d’Auxerre, excommunia Cherebert fils de Lothaire, pour avoir épousé en même tems deux femmes, & même qui étoient sœurs ; il ne voulut pourtant pas les quitter, mais celle qu’il avoit épousée en second lieu mourut peu de tems après.

Charlemagne ordonna que celui qui épouseroit une seconde femme du vivant de la premiere, seroit puni comme adultere.

Athalaric roi des Goths & des Romains, fit aussi un édit contre la polygamie.

Il y a chez les Russiens un canon de Jean, leur métropolitain, qui est honoré chez eux comme un prophete, par lequel celui qui quitteroit une femme, pour en épouser une autre, doit être retranché de la communion.

Mais le divorce est encore un autre abus différent de la polygamie, le divorce consistant à répudier une femme pour en prendre un autre ; au lieu que la polygamie consiste à avoir plusieurs maris ou plusieurs femmes à-la-fois.

Nous ne parlons point ici de la communauté des femmes, qui est un excès que toutes les nations policées ont eu en horreur.

Pour ce qui est de la pluralité des maris pour une même femme, il y en a bien moins d’exemples que de la pluralité des femmes.

Lelius Cinna, tribun du peuple, avoua qu’il avoit eu ordre de César de publier une loi portant permission aux femmes de prendre autant de maris qu’elles voudroient : son objet étoit la procréation des enfans ; mais cette loi n’eut pas lieu.

Innocent III. dans le canon gaudemus, dit que cette coutume étoit usitée chez les Payens.

En Lithuanie, les femmes, outre leurs maris, avoient plusieurs concubins.

En Angleterre, les femmes, au rapport de César, avoient jusqu’à dix ou douze maris.

Parmi nous, la peine de la polygamie est le bannissement ou les galeres, selon les circonstances.

Les auteurs qui ont traité de la polygamie sont Tertulien, Estius, Bellarmin, Tostat, Gerson, Didier, &c. Voyez Bigamie, Mariage. (A)