L’Encyclopédie/1re édition/PRESSENTIMENT

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PRESSENTIMENT, s. m. (Gramm.) crainte ou espérance secrette que telle chose arrivera de telle ou telle maniere. Cette espece de divination est fondée sur un grand nombre de circonstances foibles, légeres, fugitives, quelquefois même presque inexplicables ; de-là vient qu’on fait souvent du pressentiment quelqu’être extérieur & suprème qui semble parler au fond de notre ame & nous arrêter, lorsque ce n’est que l’effet naturel de notre intérêt, de notre sagacité & de notre expérience. Pressentir quelqu’un, c’est découvrir adroitement sa pensée, son dessein, ses ruses.

Pressentiment, (Philosoph.) ce mot se prend ou pour une prévoyance qu’on a d’une chose avant qu’elle arrive, & cela par les pures lumieres du raisonnement ; ou pour un mouvement naturel, secret & inconnu que nous éprouvons en nous, & qui nous avertit de ce qui nous doit arriver. On demande s’il y a quelque fond à faire sur les pressentimens de ce dernier genre.

L’auteur ingénieux des aventures de Robinson Crusoé a entrepris d’établir la réalité & l’utilité des pressentimens qui naissent des mouvemens secrets & inconnus, & l’obligation d’y faire attention.

Il prétend qu’il n’y a rien de plus réel que certains pressentimens que nous sentons dans notre ame, & qui dirigent à faire ou à ne pas faire une certaine chose. Il croit que ces avertissemens sont des voix secretes de quelques intelligences bienfaisantes qui se communiquent à nos ames sans le secours des organes ; qu’ils sont dignes de toute notre attention, parce qu’ils vont directement à nous faire éviter des maux, & à nous porter à la recherche de quelque bien. Il soutient que moins ces avertissemens sont développés, & plus ils doivent exciter notre attention & notre vigilance, & que nous devons songer plutôt à en tirer tous les avantages possibles, que de donner la torture à notre esprit pour pénétrer dans les raisons de leur peu d’étendue. Enfin il raconte plusieurs histoires pour appuyer son système. Mais voici comme de très-habiles gens ont pris la peine de le refuter, & je mets à la tête l’auteur du nouveau Dictionnaire historique & critique, in-folio, j’entends M. de Chaufepié.

1°. Accordons, disent-ils, qu’il y a un nombre infini de substances spirituelles, & d’intelligences qui sont séparées de ce monde visible ; accordons encore que ces intelligences peuvent agir sur nos corps, déterminer les esprits animaux d’une certaine maniere, & frapper notre imagination en nous retraçant des images qui y ont déja été. Il est certain qu’il n’y a rien d’impossible dans le système qui suppose quelque commerce entre les substances spirituelles qui composent le monde intellectuel & les hommes. Mais à quoi pouvons-nous connoître ce commerce ? Ce qu’on nomme pressentiment est-il véritablement la voix secrette de quelques-unes de ces intelligences ? Doit-on suivre des mouvemens dont on ne peut rendre raison ? L’auteur de Robinson Crusoé le prétend ; & dans la difficulté de justifier sa prétention au tribunal du bon sens, il se fonde sur des faits qu’il donne pour incontestables.

Mais ces faits & plusieurs autres du même genre (car il n’y a presque personne qui n’ait quelque histoire à conter là-dessus), sont-ils bien avérés dans leurs particularités ; & l’imagination frappée par l’événement, n’a-t-elle pas grossi les objets, & ajouté quelques circonstances qui répandent un air de merveilleux sur ce qui n’avoit rien que de naturel.

Quel est le but de ces pressentimens ? Pourquoi ces voix secrettes se font-elles entendre ? C’est, dit-on, pour nous faire éviter des maux, & pour nous porter à la recherche de quelque bien. Cependant la plûpart ne produisent point cet effet ; ce n’est qu’après que le mal est arrivé, qu’on s’avise de remarquer qu’on avoit eu un pressentiment. Mais, dit-on, cela vient de ce qu’on n’y fait pas attention, & qu’on n’écoute pas ces voix secrettes. Il faudroit donc qu’elles fussent assez intelligibles pour être entendues, & qu’on pût suivre leurs directions. Et l’on soutient au contraire que moins elles sont intelligibles, plus on y doit d’attention : c’est-à-dire, qu’on doit agir à l’aveugle, se déterminer sans raison, & cela même dans des occasions où un devoir clair & connu dicte précisément le contraire.

L’histoire de France rapporte le pressentiment de mort qu’avoit eu le maréchal de S. André, le matin avant la bataille de Dreux ; mais, pour nous en tenir à cet exemple, le maréchal de S. André étoit obligé d’office à se trouver à la bataille : devoit-il négliger son devoir pour obéir à cette prétendue voix secrette qui lui disoit qu’il auroit je ne sai quoi ce jour-là, comme s’exprime Brantome ? S’il ne devoit point négliger son devoir, comme tout homme raisonnable en conviendra, à quoi bon l’avertissement ? Pourquoi lui faire connoître un danger que les circonstances où il se trouvoit ne lui permettoient pas d’éviter ?

Dans la supposition que les intelligences qui forment le monde invisible, nous parlent pour nous diriger, elles ne doivent point parler inutilement ; & n’est-ce pas le faire, que d’avertir d’un péril que le devoir clair & connu ne permet point d’éviter ? D’ailleurs, à moins que de supposer que les mauvais esprits jouissent du privilege de veiller pour ceux qui sont leurs compagnons & leurs imitateurs en malice, on ne peut guere concevoir que les intelligences pures & simples, agissant sous la direction de Dieu, prennent assez d’intérêt à la conservation d’un homme vicieux, pour lui donner avis du danger qui le menace.

Quelle est donc la cause, dira-t-on, de certains mouvemens secrets, tels, par exemple, que celui que ressentit le maréchal de S. André ? On peut en marquer plusieurs qui agissent quelque fois toutes ensemble ; telles sont la superstition, une mauvaise conscience, l’idée d’un danger, & une imagination aisée à se laisser frapper.

Tout le monde sait que la superstition produit d’étranges effets dans les hommes, & que la plus légere circonstance peut la mettre en mouvement. Un homme accoutumé à faire dépendre toute sa religion de certaines observances extérieures, & qui se surprend dans la négligence à cet égard, peut être très-facilement saisi d’une terreur panique, sur-tout quand cela se joint à une mauvaise conscience ; ce juge secret & incorruptible de nos actions perd rarement tous ses droits ; on a beau faire, il fait quelquefois des reproches qui remplissent l’ame de frayeur, surtout quand la superstition s’en mêle. Le sentiment du crime rend timide, & fait redouter la peine qu’on sent très-bien avoir méritée. La véritable intrépidité est l’apanage de l’homme de bien.

Ce qui acheve de faire naître des craintes, c’est l’idée d’un danger présent. Un homme va marcher au combat ; il ne peut se cacher à lui-même qu’il peut être atteint d’un coup mortel ; quelle que soit sa valeur, la nature frémit à cette pensée ; & si à ces mouvemens naturels se joignent ceux de la superstition & d’une mauvaise conscience, il n’en faut pas davantage pour causer du trouble & pour frapper l’imagination. Ce furent-là, selon les apparences, les causes du prétendu pressentiment du maréchal de S. André, sans qu’il soit nécessaire de faire venir une intelligence qui lui ait parlé à l’oreille.

Ajoutons, en finissant ces réflexions, qu’il y a aussi des personnes ou naturellement craintives, ou dont l’imagination est aisément frappée. La moindre chose, la plus legere & la plus indifférente circonstance les émeut, les trouble ; & pour peu qu’il y ait dans les événemens quelque chose qui puisse se rapporter à ces sentimens, dont leur caractere même est le principe, il n’en faut pas davantage pour les honorer du titre de pressentiment. (Le Chevalier de Jaucourt.)