L’Encyclopédie/1re édition/PRIENE

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PRIENE, (Géog. anc.) Πριήνη, ville d’Ionie, dans l’Asie mineure, & bâtie en même tems que Myunte, comme on le peut voir dans Pausanias Achare, ch. ij. elle avoit été conquise par les Lydiens sous Ardus. Tous les Géographes, excepté Ptolomée, placent cette ville au pié du mont Mycale, sur le bord de la mer, ou du-moins près de la côte. Le Périple de Scylax donne deux ports aux habitans de Priène. La justice étoit si exactement observée dans cette ville, deux siecles avant J. C. qu’elle passoit en proverbe, dit Strabon, liv. XIV. p. 636. Holophernes ayant mis en dépôt à Priène quatre cens talens d’argent, toutes les sollicitations d’Attalus, roi de Pergame, & d’Ariarathus, ne purent porter les Priéniens à frustrer Holophernes (dont la puissance n’étoit pas pour eux redoutable) de la somme qu’il leur avoit confiée.

Priène se souvint toujours d’avoir produit Bias un des sept à qui les Grecs donnerent le nom de sages, voyez sa vie dans Plutarque. Il florissoit sous le regne d’Alyattes, roi de Lydie, vers la quarante-deuxieme olympiade, 610 ans avant J. C., & l’an 144 de Rome ; c’est lui qui dans une tempête entendant des impies invoquer les dieux, leur dit : « Taisez-vous, de peur qu’ils ne s’apperçoivent que vous êtes sur ce vaisseau ».

Priène n’étoit pas moins glorieuse d’avoir donné la naissance à Archelaüs, l’un des plus excellens sculpteurs de l’antiquité. Plusieurs savans prétendent qu’il fleurissoit du tems de l’empereur Claude, & que ce fut ce prince amateur des ouvrages d’Homere, qui lui fit faire en marbre l’apothéose de ce divin poëte. Quoi qu’il en soit, ce marbre qui est d’une beauté singuliere, & qui prouve la sagesse, l’étendue de génie, le grand savoir, & l’habileté de cet illustre sculpteur, fut trouvé en 1658 dans un lieu nommé Frattochia, appartenant aux princes Colonnes, & où l’empereur Claude avoit autrefois une maison de plaisance ; il n’y a point de curieux qui ne sachent qu’il fait aujourd’hui l’un des plus beaux ornemens du palais de ces princes à Rome. Dès le moment qu’on l’eut découvert, il fut dessiné & gravé à Rome, par Jean-Raptiste Galostruccius, peintre de Florence, & depuis il a paru dans plusieurs ouvrages d’antiquité, entr’autres dans ceux du P. Kircher, de Cuper, de Spanheim, & dans l’ouvrage des pierres antiques, gravées de Stosch.

Il n’est presque point de célébre antiquaire qui n’ait travaillé à son explication ; non-seulement elle a été donnée par les savans qu’on vient de nommer, mais encore par Nicolas Heinsius, critique de grande réputation, par Jacques Gronovius, dans le second tome de son Thesaurus antiquitatum græcarum exp. 21. par Jean-Rodolphe Wetstein dans sa dissertation de facto scriptorum Homeri, & par J. C. Schott, antiquaire du roi de Prusse, dans un ouvrage intitulé : Explication nouvelle de l’apothéose d’Homere, représentée sur un marbre ancien, à Amsterdam, chez Jean Boom en 1714. in-4°.

C’est dans son Latium vetus & novum, imprimé à Amsterdam, chez Waetberg en 1671, in fol. p. 81. & suiv. que se trouve l’explication du pere Kircher, ou bien dans l’historia critica Homeri, de Ludolf Kuster, imprimée à Francfort sur l’Oder en 1695, in 8. p. 41. & suiv. Il y partage ce monument en trois ordres ou degrés ; celui d’en-haut, celui du milieu & celui d’en-bas. Dans le premier, il reconnoît Jupiter, assis sur le parnasse, accompagné de son aigle, & orné de son diadème & de son sceptre, écoutant la demande de six femmes, qui sont autant de villes qui s’intéressent à la gloire d’Homere. Dans le second, il compte cinq femmes & un vieillard, qui tâchent de faire valoir le mérite d’Homere par leurs actions. Il prend la premiere pour la poésie : la seconde montrant un globe, marque le beau talent d’Homere à parler de la fabrique du monde : la troisieme contemple avec étonnement les divins écrits d’Homere : la quatrieme & la cinquieme tiennent, l’une une lyre, l’autre l’Iliade : elles sont dans un antre, demeure ordinaire des muses, & ont un arc & un carquois à leurs piés, pour signifier les amours des dieux, dont Homere a parlé. Du vieillard, il en fait un flamen ou prétre d’Homere, qui se met en devoir d’offrir au nouveau dieu un sacrifice à l’Egyptienne, ce qui est désigné par des flambeaux, & par la croix tautique, ou croix à anse qu’il croit avoir derriere ce prêtre. Dans le troisieme, il trouve l’apothéose d’Homere dans toutes les formes ; & enfin, elle y est si bien représentée, qu’il n’y a nullement à douter là-dessus.

L’explication de M. Cuper, bourguemaître de Deventer, fait un ouvrage particulier rempli de recherches curieuses, d’antiquités & de littérature, publié sous le titre de Apotheosis vel consecratio Homeri, sive lapis antiquissimus in quo poetarum principis Homeri consecratio sculpta est, commentario illustratus à Gisberto Cupero, & imprimé à Amsterdam, chez Henri Boom en 1683, in-4°. son sentiment est fort différent de celui du pere Kircher. De la figure d’enhaut, que ce jésuite prend pour Jupiter, il en fait Homere, accompagné à la vérité de divers attributs convenables à Jupiter, comme son aigle, son sceptre, & son diadème, & de plus placé sur le mont Olympe ; & des onze femmes qui sont au-dessous en deux rangs, il en fait onze muses, parce qu’il en joint deux nouvelles aux neuf anciennes ; savoir, l’Iliade & l’Odyssée, qui sont placées dans l’autre : il reconnoît celle-ci au chapeau d’Ulysse qui est à ses piés ; & l’autre, à l’arc & au carquois qu’il prend pour ses symboles. De l’homme en manteau qui est placé à côté de l’autre, il en fait, ou Homere chantant ses vers, ou Linus, ou Orphée, ou Lycurgue, ou Cinethus Chius ; ou un magistrat de Thebes, ou Pisistrate, selon Heinsius ; ou Pittacus, selon M. Spanheim. Dans l’étage d’en-bas, on voit Homere assis, ayant à ses côtés l’Iliade & l’Odyssée ses filles, & à ses piés sa batrachomyomachie désignée par des rats qui rongent un parchemin. Derriere lui sont le tems, ou l’harmonie, ou selon d’autres, Cybele, Isis, ou la Terre, qui lui met une couronne sur la tête. Devant lui, l’on voit un autel avec un bœuf, dont le col est d’une forme extraordinaire ; & à côté de cet autel, sur la base duquel se voyent un Α & un Λ, qu’aucun des interpretes de ce marbre n’a encore expliqué, sont la fable & l’histoire, suivies de la poésie, de la tragédie, de la comédie, de la nature, de la vertu, de la mémoire, de la foi, & de la sagesse. Tels sont les divers personnages de cette apothéose, selon M. Cuper.

M. Spanheim, dont l’explication particuliere se trouve dans le livre de Cuper, ne s’est attaché qu’à la figure de l’homme en manteau, qu’il prend pour un philosophe grec, c’est-à-dire pour Bias, l’ornement de Priène. Nicolas Heinsius n’a expliqué que deux endroits de ce marbre. Il prend l’homme en manteau pour Pisistrate, le compilateur des ouvrages d’Homere ; mais la figure égyptienne qui est sur la tête de cet homme ne convient point à un grec. Heinsius a été plus heureux en prenant pour des symboles d’Apollon, l’arc & le carquois, aussi-bien que la lyre qu’on voit sous l’antre. Gronovius reconnoît dans ce monument Homere divinisé, & selon lui, il s’y trouve répété trois fois ; 1°. assis au haut de la montagne ; 2°. de bout à l’entrée de l’antre ; 3°. assis devant son autel. Ce seroit-là sans doute, un très grand défaut dans un aussi grand artiste qu’étoit Archelaüs.

L’explication de Jean-Rodolphe Wetstein ne differe presque en rien de celle de M. Cuper ; il prend l’homme en manteau pour Homere, rangé parmi les muses après sa consécration ; il prend pour l’Iliade & l’Odyssée, les deux figures qui sont dans l’antre, & il ne dit rien de mieux que les autres sur le chapeau, l’arc & le carquois.

Selon M. J. C. Schott, Archelaus s’est conduit par tout en artiste habile, ingénieux, & de très-bon goût. Il ne s’est pas borné à la seule circonstance de l’apothéose d’Homere ; mais il a fait entrer aussi dans son dessein ce qui a précédé cette cérémonie. Pour cet effet, il a représenté une espece de négociation entre Apollon, Jupiter, & les Muses, pour la déification d’Homere, & il a partagé son ouvrage en trois actes différens. Dans le premier qui est au milieu du marbre, Clio & Uranie ; l’une reconnoissable à sa lyre, & l’autre à son globe, s’entretiennent du mérite d’Homere, & de la justice qu’il y auroit à le mettre au nombre des dieux. Calliope, après avoir proposé l’affaire à Apollon qui est à l’entrée de l’antre, en attend une réponse favorable, & semble en recevoir l’acte de consentement dans un rouleau que lui présente la Pythie, qui est à côté d’Apollon. Dans le second qui est au haut du marbre, Polymnie propose la chose à Jupiter, reçoit son consentement, & l’apprend à ses compagnes qui en font toutes de grandes démonstrations de joie. Dans le troisieme, on trouve enfin l’apothéose ou consécration d’Homere.

Cette explication semble renfermer une espece de renversement d’ordre, en ce que l’auteur pose son premier acte dans l’étage du milieu ; qu’il monte ensuite à l’étage d’en haut pour y placer son second acte ; qu’il redescend après cela à l’étage d’en-bas pour y faire passer son troisieme acte ; & qu’ainsi ces trois actes, qui ont une liaison naturelle & nécessaire entr’eux, se trouvent séparés & éloignés les uns des autres. Ne seroit-il pas plus naturel de placer le premier acte dans l’étage d’en-haut, où Jupiter ayant conçu lui seul le dessein de mettre Homere au rang des dieux, donneroit l’ordre à Polymnie & aux autres Muses ; le second acte dans l’étage du milieu, où une partie en conféreroit avec Apollon ; & le troisieme acte enfin dans l’étage d’en-bas, où l’on exécuteroit cet ordre de Jupiter : il semble que cela ne seroit que plus propre à relever la gloire d’Homere, plus digne de l’exactitude d’Archelaüs, & enfin plus conforme à l’ordre naturel qu’un aussi habile homme que lui n’a point dû négliger.

A cela près, l’explication de M. Schott, nous paroît une des plus ingénieuses & des mieux appuyées de toutes celles qu’on ait faites de ce marbre. Selon cet antiquaire, il représente le mont Parnasse ; les personnages de l’antre sont Apollon, avec son arc & son carquois, & la Pythie sa prêtresse avec la cortine, instrument de son temple ; l’homme en manteau est un poëte engastrimythe, ou un interprete des oracles que rendoit le trépié d’Apollon ; & la machine qu’on voit derriere lui est effectivement un trépié.

On retire beaucoup d’utilité de l’étude des monumens antiques ; c’est pourquoi je me suis étendu sur celui-ci qui est de la plus grande beauté, & dont l’explication a exercé le génie & les écarts de l’imagination de tant de savans hommes, car ce genre d’étude est un champ vaste aux conjectures de ceux qui veulent s’y donner carriere. D’ailleurs, quelqu’opposées que les conjectures soient entr’elles, pour peu qu’elles soient ingénieuses, & qu’on sache les appuyer d’autorités & de passages des anciens, elles ne manquent guere de procurer à leurs auteurs la réputation qu’ils en esperent ; réputation qu’acquierent plus difficilement ceux qui s’attachent à des sciences qui demandent quelque chose de plus que des conjectures & des vraissemblances. (Le chevalier de Jaucourt.)