L’Encyclopédie/1re édition/RÉPUBLIQUE

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RÉPUBLIQUE, s. f. (Gouvern. polit.) forme de gouvernement, dans lequel le peuple en corps ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance. Reipublicæ forma laudari faciliùs quàm evenire, & si evenit, haud diuturna esse potest, dit Tacite, annal. 4.

Lorsque dans la république le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, c’est une aristocratie. Voyez Démocratie, Aristocratie.

Lorsque plusieurs corps politiques se réunissent ensemble pour devenir citoyens d’un état plus grand qu’ils veulent former, c’est une république fédérative. Voyez République fédérative.

Les républiques anciennes les plus célebres sont la république d’Athènes, celle de Lacédémone, & la république romaine. Voyez Lacédemone, République d’Athenes, & République romaine.

Je dois remarquer ici que les anciens ne connoissoient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, & encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentans d’une nation. Les républiques de Grece & d’Italie étoient des villes qui avoient chacune leur gouvernement, & qui assembloient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n’y avoit presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne ; tout cela étoit de petits peuples ou de petites républiques. L’Afrique même étoit soumise à une grande : l’Asie mineure étoit occupée par les colonies greques. Il n’y avoit donc point d’exemple de députés de villes, ni d’assemblées d’états ; il falloit aller jusqu’en Perse pour trouver le gouvernement d’un seul.

Dans les meilleures républiques grecques, les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté ; car les riches étoient obligés d’employer leur argent en fêtes, en sacrifices, en chœurs de musique, en chars, en chevaux pour la course, en magistratures, qui seules formoient le respect & la considération.

Les républiques modernes sont connues de tout le monde ; on sait quelle est leur force, leur puissance & leur liberté. Dans les républiques d’Italie, par exemple, les peuples y sont moins libres que dans les monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violens que le gouvernement des Turcs ; témoins les inquisiteurs d’état à Venise, & le tronc où tout délateur peut à tous momens jetter avec un billet son accusation. Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’état par ses volontés générales ; & comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulieres. Toute la puissance y est une, & quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant. A Genève on ne sent que le bonheur & la liberté.

Il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela elle ne peut guere subsister. Dans une grande république il y a de grandes fortunes, & par conséquent peu de modération dans les esprits : il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent : un homme sent d’abord qu’il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie ; & bientôt, qu’il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.

Dans une grande république le bien commun est sacrifié à mille considérations : il est subordonné à des exceptions : il dépend des accidens. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen : les abus y sont moins étendus, & par conséquent moins protégés.

Ce qui fit subsister si long-tems Lacédémone, c’est qu’après toutes ses guerres, elle resta toujours avec son territoire ; le seul but de Lacédémone étoit la liberté : le seul avantage de sa liberté, c’étoit la gloire.

Ce fut l’esprit des républiques grecques de se contenter de leurs terres, comme de leurs lois. Athènes prit de l’ambition, & en donna à Lacédémone ; mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres, que pour gouverner des esclaves : plutôt pour être à la tête de l’union que pour la rompre. Tout fut perdu, lorsqu’une monarchie s’éleva ! gouvernement dont l’esprit est tourné vers l’aggrandissement.

Il est certain que la tyrannie d’un prince ne met pas un état plus près de sa ruine, que l’indifférence pour le bien commun y met une république. L’avantage d’un état libre est qu’il n’y a point de favoris. Mais quand cela n’est pas, & qu’au lieu des amis & des parens du prince, il faut faire la fortune des amis & des parens de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu. Les lois sont éludées plus dangereusement qu’elles ne sont violées par un prince, qui étant toujours le plus grand citoyen de l’état, a le plus d’intérêt à sa conservation. Esprit des lois. (D. J.)

République d’Athenes, (Gouvern. athénien.) le lecteur doit permettre qu’on s’étende dans cet ouvrage sur les républiques d’Athènes, de Rome & de Lacédémone, parce que par leur constitution elles se sont élevées au-dessus de tous les empires du monde.

Il n’est pas surprenant que les Athéniens, ainsi que beaucoup d’autres peuples, ayent porté la gloire de leur origine jusqu’à la chimere, & qu’ils se soient dits enfans de la terre ; cependant il est assez vraissemblable, au jugement de quelques historiens, qu’ils descendoient d’une colonie de Saïtes, peuples d’Egypte. Ils furent d’abord sous la puissance des rois, & ensuite ils élurent pour les gouverner, des magistrats perpétuels qu’ils nommerent archontes. La magistrature perpétuelle ayant encore paru à ce peuple amoureux de l’indépendance, une image trop vive de la royauté, il rendit les archontes décennaux, & finalement annuels. Ensuite, comme on ne s’accordoit point, ni sur la religion, ni sur le gouvernement, & que les factions renaissoient sans cesse, ils reçurent de Dracon ces lois célebres qu’on disoit avoir été écrites avec du sang, à cause de leur excessive rigueur. Aussi furent-elles supprimées vingt-quatre ans après par Solon qui en donna de plus douces & de plus convenables aux mœurs athéniennes.

Les sages lois de ce grand législateur établirent une pure démocratie que Pisistrate rompit en usurpant la souveraineté d’Athènes, qu’il laissa à ses fils Hipparque & Hippias. Le premier fut tué ; & le second ayant pris la fuite, se joignit aux Perses, que les Athéniens commandés par Miltiade défirent à Marathon.

On sait combien ils contribuerent aux victoires de Mycale, de Platée & de Salamine. Ces victoires éleverent Athènes au plus haut point de splendeur où elle ait jamais été sous un corps de république. Elle tint aussi dans la Grece, le premier rang pendant l’espace de 70 ans. Ce fut dans cet intervalle que parurent ses plus grands capitaines, ses plus célebres philosophes, ses premiers orateurs, & ses plus habiles artistes.

Elle étoit en possession de combattre pour la prééminence & pour la gloire. Elle seule sacrifia plus d’hommes & plus d’argent à l’avantage commun des Grecs, que nul autre peuple de la terre n’en sacrifia jamais à ses avantages particuliers. Tant qu’elle fut florissante, elle aima mieux affronter de glorieux hazards, que de jouir d’une honteuse sûreté. On la vit peuplée d’ambassadeurs qui venoient de toutes parts réclamer sa protection, & qui la nommoient le commun asyle des nations. L’art de bien dire devint son partage, & elle n’eut point de maître pour la finesse & la délicatesse du goût.

Mais comme les richesses & les beaux arts menent à la corruption, Athènes se corrompit fort promptement, & marcha à grands pas à sa ruine. On ne sauroit croire combien elle étoit déchue de ses anciennes mœurs du tems d’Eschines & de Démosthènes. Il n’y avoit déja plus chez les Athéniens d’amour pour la patrie, & l’on ne voyoit que désordres dans leurs assemblées & dans les actions juridiques. Ayant perdu contre Philippe la bataille de Chéronée, elle fut obligée de plier sous la puissance de ce roi de Macédoine, & sous celle de son fils Alexandre.

Elle se releva néanmoins de la tyrannie de Démétrius par la valeur d’Olympiodore. La vaillance de ses habitans reprit alors ses premieres forces, & fit sentir aux Gaulois la puissance de leurs armes. L’athénien Callippus empêcha le passage des Thermopyles à la nombreuse armée de Brennus, & la contraignit d’aller se répandre ailleurs. Il est vrai que ce fut là le dernier triomphe d’Athènes. Aristion, l’un de ses capitaines, qui s’en étoit fait le tyran, ne put défendre cette ville contre les Romains. Sylla prit Athènes, & l’abandonna au pillage. Le pirée fut détruit, & n’a point été rétabli depuis.

Après le sac de Sylla, Athènes eût été pour toujours un affreux désert, si le savoir de ses philosophes n’y eût encore attiré une multitude de gens avides de profiter de leurs lumieres. Pompée lui-même discontinua la poursuite des pyrates pour s’y rendre, & le peuple par reconnoissance combattit en sa faveur à la bataille de Pharsale. Cependant César fit gloire de lui pardonner après sa victoire, & dit ce beau mot « je devrois punir les Athéniens d’aujourd’hui, mais c’est au mérite des morts que j’accorde la grace aux vivans. »

Auguste laissa aux Athéniens leurs anciennes lois, & ne leur ôta que quelques îles qui leur avoient été données par Antoine. L’empereur Adrien se fit gloire d’être le restaurateur de ses plus beaux édifices, & d’y remettre en usage les lois de Solon. Son inclination pour Athènes passa à Antoninus Pius son successeur, qui la transmit à Verus. L’empereur Valérien en fit aussi rétablir les murailles ; mais cet avantage ne put empêcher que sous l’empire de Claude, successeur de Gallien, elle ne fût ravagée par les Scythes. Enfin 140 ans après sous l’empire d’Honorius, elle fut prise par Alaric, à la sollicitation de Stilicon.

Tout le monde sait les nouvelles vicissitudes qu’elle éprouva depuis. Du tems de la fureur des croisades, elle devint la proie du premier occupant, François, Arragonois, Florentins, &c. mais les Francs se virent forcés de l’abandonner en 1455, aux armes victorieuses de Mahomet II. le plus redoutable des empereurs ottomans.

Depuis cette fatale époque, les Turcs en sont restés les maîtres, & ont bâti des mosquées sur les ruines des temples des dieux. Les janissaires foulent aux piés les cendres des orateurs Ephialtès, Isocrate & Lycurgue, les tombeaux d’Hippolite fils de Thésée, de Miltiade, de Thémistocle, de Cimon, de Thucydide, &c. Le palais d’Adrien leur sert de cimetiere ; la place céramique où étoit un autel dédié à la Miséricorde, est leur bazar. Le quartier du cady étoit celui d’Eschines, rival de Démosthene : les enfans de ce quartier y commençoient à parler plutôt qu’ailleurs. Le palais de Thémistocle étoit dans ce quartier. Epicure & Phocion y demeuroient. Il y avoit aussi trois superbes temples élevés en l’honneur des grands hommes. L’église archiépiscopale des Grecs étoit le temple de Vulcain décrit par Pausanias. Je renvoie le lecteur au même historien pour la description de toutes les autres merveilles de cette ville célebre ; mais je dois dire quelque chose de son gouvernement.

Athènes ayant été composée par Solon de dix tribus, on nomma par chaque tribu six vingt citoyens des plus riches pour fournir à la dépense des armemens : ce qui formoit le nombre de douze cens hommes divisés en vingt classes. Chacune de ces vingt classes étoit composée de soixante hommes, & subdivisée en cinq parties dont chacune étoit de douze hommes.

Solon établit que l’on nommeroit par choix à tous les emplois militaires, & que les sénateurs & les juges seroient élus par le sort. Il voulut aussi que l’on donnât par choix les magistratures civiles, qui exigeoient une grande dépense, & que les autres fussent données par le sort. Mais pour corriger le sort, il régla qu’on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui se présenteroient ; que celui qui auroit été élu, seroit examiné par des juges ; & que chacun pourroit l’accuser d’en être indigne ; cela tenoit en même tems du sort & du choix.

Cependant si l’on pouvoit douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y auroit qu’à jetter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnans que firent les Athéniens & les Romains, ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hazard. On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéïens, il ne pouvoit se résoudre à les élire ; & quoiqu’à Athènes on pût par la loi d’Aristide tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon, que le bas-peuple demandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa gloire.

Les divers genres de magistrats de la république d’Athènes se peuvent réduire à trois classes ; 1°. de ceux qui choisis dans certaines occasions par une tribu d’Athènes, ou par une bourgade de l’Attique, étoient chargés de quelque emploi particulier, sans droit de jurisdiction ; 2°. de ceux qui étoient tirés au sort par les Thesmotetes, dans le temple de Thésée, tels étoient les Archontes ; le peuple désignoit les candidats entre lesquels le sort devoit décider ; 3°. de ceux que sur la proposition des Thesmotetes, le peuple assemblé élisoit à la pluralité des voix dans le pnyce ; ces deux dernieres especes de magistrats étoient obligés à rendre des comptes ; mais ceux qui étoient choisis par une tribu ou par une bourgade, & qui composoient le bas étage de la magistrature, n’étoient pas comptables.

Les trois symboles de la grande magistrature étoient une baguette, une petite tablette, & une certaine marque qu’on donnoit aux juges, lorsqu’ils alloient au tribunal, & qu’ils rendoient en sortant.

La splendeur d’Athènes l’avoit mise en possession de voir des souverains qui faisoient gloire d’obtenir chez elle le droit de bourgeoise. Les fils d’Ajax l’acheterent au prix de la principauté qu’ils avoient dans l’île d’Egine. Vers le commencement de la guerre du Péloponnese, le fils de Sitalce, puissant roi de Thrace, n’acquit ce droit de bourgeoisie que par un article d’un traité de son pere avec les Athéniens. Enfin Cotys, autre roi de Thrace, & son fils Chersoblopte l’obtinrent à leur tour. On ne peut donc s’empêcher d’avoir grande idée d’une ville dont les rois même briguoient le rang de citoyen, pour pouvoir voter dans les assemblées publiques.

Quelques jours avant qu’on les tînt, on affichoit un placard qui instruisoit chaque citoyen de la matiere qu’on devoit agiter. Comme on refusoit d’admettre dans l’assemblée les citoyens qui n’avoient pas atteint l’âge nécessaire pour y entrer, aussi forçoit-on les autres d’y venir sous peine d’amende. On écrivoit sur un registre le nom de tous les citoyens, à qui la loi accordoit voix délibérative. Ils l’avoient tous après l’âge de puberté, à-moins que quelque vice capital ne les en privât. Tels étoient les mauvais fils, les poltrons déclarés, les brutaux qui s’emportoient dans la débauche jusqu’à oublier leur sexe, les prodigues & les débiteurs du fisc.

Le peuple, par l’avis duquel tout se décidoit, s’assembloit de grand matin pour déliberer tantôt dans la place publique, tantôt dans le pnyce, c’est-à-dire le lieu plein, ainsi nommé à cause du grand nombre de sieges qu’il contenoit ou des hommes qui s’empressoient de les remplir ; mais le plus souvent l’assemblée se tenoit au théâtre de Bacchus, dont on reconnoît encore la vaste étendue par les démolitions qui en restent.

Les dix tribus élisoient par an chacune au sort cinquante sénateurs, qui composoient le sénat de cinq cens. Chaque tribu tour-à-tour avoit la préséance, & la cédoit successivement aux autres. Les cinquante sénateurs en fonction se nommoient prytanes, le lieu où ils s’assembloient prytanée, & le tems de leurs exercices ou la prytanie duroit trente-cinq jours. Pendant les trente-cinq jours, dix des cinquante prytanes présidoient par semaine sous le nom de proëdres ; & celui des proëdres qui dans le cours de la semaine étoit en jour de présider s’appelloit épistate. On ne pouvoit l’être qu’une fois en sa vie, de peur qu’on ne prît trop de goût à commander. Les sénateurs des autres tribus ne laissoient pas toujours d’opiner, selon le rang que le sort leur avoit donné ; mais les prytanes convoquoient l’assemblée, les proëdres en exposoient le sujet, l’épistate demandoit les avis.

On distinguoit deux sortes d’assemblées, les unes ordinaires & les autres extraordinaires. Des premieres que les prytanes seuls avoient droit de convoquer, il y en avoit quatre durant chaque prytanie en des jours & sur des sujets marqués. Les dernieres se convoquoient tantôt par les prytanes, tantôt par les généraux, & n’avoient de sujet ni de jour, qu’autant que les occasions leur en donnoient. On négligeoit quelquefois les formalités à l’approche d’un péril manifeste. Diodore, liv. XVI. rapporte que le peuple d’Athènes, à la nouvelle irruption de Philippe, s’attroupa au théâtre sans attendre, selon la coutume, l’ordre du magistrat.

On ouvroit l’assemblée par un sacrifice & par une inprécation. L’on sacrifioit à Cérès un jeune porc, pour purifier le lieu que l’on arrosoit du sang de la victime. L’imprécation mêlée aux vœux se faisoit en ces termes : « Périsse maudit des dieux avec sa race, quiconque agira, parlera ou pensera contre la république ». La cérémonie achevée, le poëdres exposoient au peuple pourquoi on l’assembloit ; ils lui rapportoient l’avis du sénat des cinq cens, c’est-à-dire des cinquante sénateurs tirés de chaque tribu, & demandoient la ratification, la réforme ou l’improbation de cet avis. Si le peuple ne se sentoit pas en disposition de l’approuver sur l’heure, un héraut commis par l’épistate s’écrioit à haute voix : « Quel citoyen au-dessus de cinquante ans veut parler » ? Le plus ancien orateur montoit alors dans la tribune, lieu élevé d’où l’on pouvoit mieux se faire entendre.

Après qu’il avoit parlé, s’il se trouvoit six mille citoyens dans l’assemblée, ils formoient le decret en opinant de la main. On le dressoit après avoir recueilli les suffrages, & on l’intituloit du nom de l’orateur ou du sénateur dont l’opinion avoit prévalu. On mettoit avant tout la date, dans laquelle on faisoit entrer premierement le nom de l’archonte, ensuite le jour du mois, enfin le nom de la tribu qui étoit en tour de présider ; voici la formule d’une de ces dates, qui suffira pour faire juger de toutes les autres : « Sous l’archonte Mnésiphile, le trentieme jour du mois Hécatombeon, la tribu de Pandion étant en tour de présider…… »

Dans les causes criminelles, les juges prononçoient deux fois ; d’abord ils jugeoient le fond de la cause, & ensuite ils établissoient la peine. Sur le premier jugement, ils ne faisoient que déclarer s’ils condamnoient l’accusé, ou s’ils le renvoyoient absous ; que si la pluralité des voix étoit pour la condamnation, alors, au cas que le crime ne fût pas capital, on obligeoit le coupable à déclarer lui même la peine qu’il avoit méritée. Après cela suivoit un second jugement des magistrats, qui proportionnoient eux-mêmes la peine au crime. Les Athéniens avoient une loi qui leur prescrivoit en termes formels de garder cet ordre dans les condamnations : « Que les juges, disoit cette loi, proposent au coupable différentes peines, que le coupable s’en impose une, & qu’enfin les juges prononcent sur la peine qu’il s’est imposée ». Si le coupable usoit d’indulgence envers lui-même, les juges se chargeoient du soin d’établir par la séverité une plus exacte compensation. Cioéron fait mention de cet usage ; dans le premier livre de l’orateur il parle de Socrate en ces termes : « Ce grand homme fut aussi condamné, non-seulement quant au fond de la cause, mais aussi quant au genre de la peine, car c’étoit une coutume à Athènes que dans les causes qui n’étoient pas capitales, on demandoit au coupable quelle peine il croyoit avoir méritée ; comme donc on eut fait cette demande à Socrate, il répondit qu’il croyoit avoir mérité qu’on lui décernât les plus grandes récompenses, & qu’on le nourrît dans le prytanée aux dépens de la république, ce qui dans la Grece passoit pour le comble de l’honneur ». Cette réponse de Socrate irrita tellement les juges, qu’en sa personne ils condamnerent à mort le plus vertueux de tous les Grecs.

Dans les affaires politiques, les Athéniens ne voyoient, n’entendoient, ne se décidoient que par les passions de leurs orateurs. Le plus habile disposoit de tout emploi militaire ou politique. Arbitre de la guerre ou de la paix, il armoit ou désarmoit le peuple à son gré. Il ne faut donc pas s’étonner que dans un état où la science de la persuasion jouissoit d’un privilege si flatteur, on la cultivât avec tant de soin, & que chacun à l’envi consacrât ses veilles à perfectionner en soi le souverain art de la parole.

Athènes fut la premiere des villes greques qui récompensa par des couronnes ceux de ses sujets qui avoient rendu quelque service important à l’état. Ces couronnes n’étoient d’abord que de deux petites branches d’olivier entrelacées, & c’étoient les plus honorables ; dans la suite, on les fit d’or, & on les avilit. La premiere couronne d’olivier que les Athéniens décernerent fut à Périclès. Une pareille coutume étoit très-louable, soit qu’on la considere en elle-même, soit qu’on la regarde par rapport au grand homme pour qui elle fut établie ; car d’une part les récompenses glorieuses sont les plus efficaces de toutes pour exciter les hommes à la vertu ; & d’un autre côté, Périclès méritoit bien qu’un si bel usage prît commencement en sa personne.

Il faut encore distinguer les couronnes que la république donnoit à ses citoyens, des couronnes étrangeres qu’ils recevoient. La loi d’Athènes ordonnoit à l’égard des premieres qu’on les distribuât dans l’assemblée du sénat, lorsque c’étoit le sénat qui les avoit décernées, & dans l’assemblée du peuple lorsqu’elles avoient été accordées par le peuple. La loi permettoit pourtant quelquefois de les distribuer sur le théatre, ou qu’on les proclamât en plein théatre. Celui qui recevoit une de ces couronnes l’emportoit dans sa maison ; & c’étoit un monument domestique qui perpétuoit à jamais le souvenir de ses services. Au commencement on ne donnoit que rarement de ces couronnes honorables ; on les prodiguoit du tems de Démosthene par habitude, par coutume, par brigue, sans choix & sans discernement.

On appelloit couronnes étrangeres les couronnes que les peuples étrangers envoyoient par reconnoissance à quelque citoyen d’Athènes ; ces peuples néanmoins n’en pouvoient envoyer qu’après en avoir obtenu la permission par une ambassade. On ne distribuoit ces sortes de couronnes que sur le théatre, & jamais dans l’assemblée du sénat ou du peuple. Ceux à qui elles étoient envoyées ne pouvoient pas les emporter dans leurs maisons ; ils étoient obligés de les déposer dans le temple de Minerve où elles restoient consacrées ; c’étoit, dit Eschine, afin que personne dans l’ardeur de plaire aux étrangers préférablement à sa patrie, ne se corrompe & ne se pervertisse.

Les revenus d’Athènes montoient du tems de Démosthene à 400 talens, c’est-à-dire 82 mille 500 livres sterlings, en estimant le talent, comme le D. Bernard, à 206 livres sterlings 5 shelings. Elle entretenoit une trentaine de mille hommes à pié, & quelques mille de cavalerie ; c’est avec ce petit nombre de troupes que remplie de projets de gloire, elle augmentoit la jalousie, au lieu d’augmenter l’influence.

D’ailleurs elle ne fit point ce grand commerce que lui promettoit le travail de ses mines, la multitude de ses esclaves, le nombre de ses gens de mer, son autorité sur les villes greques, & plus que tout cela, les belles institutions de Solon, son négoce maritime fut presque borné à la Grèce & au Pont-Euxin, d’où elle tiroit sa subsistance. « Athènes, dit Xénophon, a l’empire de la mer ; mais comme l’Attique tient à la terre, les ennemis la ravagent tandis qu’elle fait ses expéditions au loin. Les principaux laissent détruire leurs terres, & mettent leur bien en sûreté dans quelque île. La populace qui n’a point de terres, vit sans aucune inquiétude. Mais si les Athéniens habitoient une île & avoient outre cela l’empire de la mer, ils auroient le pouvoir de nuire aux autres sans qu’on pût leur nuire, tandis qu’ils seroient les maîtres de la mer ». Vous diriez que Xénophon a voulu parler de l’Angleterre.

Athènes tomba dès qu’elle abandonna ses principes. Cette ville qui avoit résisté à tant de défaites, qu’on avoit vu renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, & le fut pour toujours. Qu’importoit que Philippe leur renvoyât tous les prisonniers, il ne renvoyoit que des hommes perdus par la corruption. Enfin l’amour des Athéniens pour les jeux, les plaisirs & les amusemens du théatre succédant à l’amour de la patrie, hâta les progrès rapides de Philippe & la chûte d’Athènes, suivant l’opinion d’un élégant historien romain. Voici comme Justin, liv. VI. s’exprime à ce sujet, & ses paroles sont dignes de terminer cet article.

« Le même jour mourut avec Epaminondas, capitaine thébain, toute la valeur des Athéniens. La mort d’un ennemi qui tenoit à toute heure leur émulation éveillée, assoupit leur courage & les plongea dans la mollesse. On prodigue aussi-tôt en jeux & en fêtes le fond des armemens de terre & de mer. Tout exercice militaire cesse, le peuple s’adonne aux spectacles ; le théatre dégoûte du camp ; on ne considere, on n’estime plus les grands capitaines ; on n’applaudit, on ne défere qu’aux poëtes & aux agréables déclamateurs. Le citoyen oisif partage les finances destinées à nourrir le matelot & le soldat. Ainsi s’éleva la monarchie de Macédoine sur un tas de républiques greques, & le débris de leur gloire fit un grand nom à des barbares ». (Le chevalier de Jaucourt.)

République romaine, (Gouvern. de Rome.) tout le monde sait par cœur l’histoire de cette république. Portons nos regards avec M. de Montesquieu sur les causes de sa grandeur & de sa décadence, & traçons ici le précis de ses admirables réflexions sur un si beau sujet.

A peine Rome commençoit à exister, qu’on commençoit déja à bâtir la ville éternelle ; sa grandeur parut bientôt dans ses édifices publics ; les ouvrages qui ont donné & qui donnent encore aujourd’hui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous ses rois. Denis d’Halicarnasse n’a pu s’empêcher de marquer son étonnement sur les égouts faits par Tarquin, & ces égouts subsistent encore.

Romulus & ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins, pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres : ils revenoient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus ; c’étoient des gerbes de blé & des troupeaux ; ce pillage y causoit une grande joie. Voilà l’origine des triomphes, qui furent dans la suite la principale cause de la grandeur où cette ville parvint.

Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs & belliqueux, comme les Lacédemoniens dont ils étoient descendus. Romulus prit leur bouclier qui étoit large, au lieu du petit bouclier argien dont il s’étoit servi jusqu’alors : & on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde ; c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs.

Une troisieme cause de l’élévation de Rome, c’est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs dans les histoires une suite non-interrompue de tels hommes d’état & de tels capitaines.

Tarquin s’avisa de prendre la couronne sans être élu par le sénat ni par le peuple. Le pouvoir devenoit héréditaire ; il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent suivies d’une troisieme. Son fils Sextus, en violant Lucrece, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans d’une ville où ils ont commandé ; car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend volontiers une résolution extrème.

Il est pourtant vrai que la mort de Lucrece ne fut que l’occasion de la révolution ; car un peuple fier, entreprenant, hardi & renfermé dans ses murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs. Il devoit donc arriver de deux choses l’une, ou que Rome changeroit son gouvernement, ou qu’elle resteroit une petite & pauvre monarchie ; elle changea son gouvernement. Servius Tullius avoit étendu les privileges du peuple pour abaisser le sénat ; mais le peuple enhardi par son courage renversa l’autorité du sénat, & ne voulut plus de monarchie.

Rome ayant chassé les rois, établit des consuls annuels, & ce fut une nouvelle source de la grandeur à laquelle elle s’éleva. Les princes ont dans leur vie des périodes d’ambition, après quoi d’autres passions & l’oisiveté même succedent ; mais la république ayant des chefs qui changeoient tous les ans & qui cherchoient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n’y avoit pas un moment de perdu pour l’ambition : ils engageoient le sénat à proposer au peuple la guerre, & lui montroient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y étoit déja assez porté de lui-même. Fatigué sans cesse par les plaintes & les demandes du peuple, il cherchoit à le distraire de ses inquiétudes, & à l’occuper au dehors. Or la guerre étoit presque toujours agréable au peuple ; parce que, par la sage distribution du butin, on avoit trouvé le moyen de la lui rendre utile. Rome étant une ville sans commerce, & presque sans arts, le pillage étoit le seul moyen que les particuliers eussent pour s’enrichir.

On avoit donc établi de la discipline dans la maniere de piller ; & on y observoit, à-peu-près, le même ordre qui se pratique aujourd’hui chez les petits Tartares. Le butin étoit mis en commun, & on le distribuoit aux soldats : rien n’étoit perdu, parce qu’avant que de partir, chacun avoit juré qu’il ne détourneroit rien à son profit. Or les Romains étoient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire. Enfin, les citoyens qui restoient dans la ville jouissoient aussi des fruits de la victoire. On confisquoit une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisoit deux parts : l’une se vendoit au profit du public ; l’autre étoit distribuée aux pauvres citoyens sous la charge d’une rente en faveur de l’état.

Les consuls ne pouvant obtenir l’honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisoient la guerre avec un courage & une impétuosité extrème ; ainsi la république étoit dans une guerre continuelle, & toujours violente. Or, une nation toujours en guerre, & par principe de gouvernement, devoit nécessairement périr, ou venir à-bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n’étoient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.

Par-là, les Romains acquirent une profonde connoissance de l’art militaire. Dans les guerres passageres, la plûpart des exemples sont perdus ; la paix donne d’autres idées, & on oublie ses fautes, & ses vertus même. Une autre suite du principe de la guerre continuelle, fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs : en effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ? Dans cette idée, ils augmentoient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites : par-là, ils consternoient les vainqueurs, & s’imposoient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre. Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance & la valeur leur devinrent nécessaires ; & ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l’amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie, & de tout ce qu’il y a de plus cher parmi les hommes.

La résistance des peuples d’Italie, & en même tems l’opiniâtreté des Romains à les subjuguer, leur donna des victoires qui ne les corrompirent point, & qui leur laisserent toute leur pauvreté. S’ils avoient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seroient trouvés dans la décadence à l’arrivée de Pyrrus, des Gaulois & d’Annibal ; & par la destinée de presque tous les états du monde, ils auroient passé trop vîte de la pauvreté aux richesses, & des richesses à la corruption. Mais Rome, faisant toujours des efforts, & trouvant toujours des obstacles, faisoit sentir sa puissance, sans pouvoir l’étendre ; & dans une circonférence très-petite, elle s’exerçoit à des vertus qui devoient être si fatales à l’univers.

On sait à quel point les Romains perfectionnerent l’art de la guerre, qu’ils regardoient comme le seul art qu’ils eussent à cultiver. C’est sans doute un dieu, dit Végece, qui leur inspira la légion. Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il étoit difficile que dans le combat le plus malheureux, ils ne se ralliassent quelque part, ou que le desordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l’ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains. Leur principale attention étoit d’examiner en quoi leur ennemi pouvoit avoir de la supériorité sur eux ; & d’abord ils y mettoient ordre. Ils s’accoutumerent à voir le sang & les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu’ils prirent des Etrusques.

Les épées tranchantes des Gaulois, les éléphans de Pyrrhus ne les surprirent qu’une fois. Ils suppléerent à la foiblesse de leur cavalerie, d’abord en ôtant les brides des chevaux, pour que l’impétuosité n’en pût être arrêtée ; ensuite, en y mélant des vélites. Quand ils eurent connu l’épée espagnole, ils quitterent la leur. Ils éluderent la science des pilotes, par l’invention d’une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josephe, la guerre étoit pour eux une méditation, la paix un exercice. Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelqu’avantage particulier, ils en firent d’abord usage : ils n’oublierent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens. En un mot, jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence, & ne la fit avec tant d’audace.

Rome fut un prodige de constance ; & cette constance fut une nouvelle source de son élévation. Après les journées du Tésin, de Trébies & de Thrasimene ; après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples de l’Italie, elle ne demanda point la paix. C’est que le sénat ne se départoit jamais des maximes anciennes : il agissoit avec Annibal, comme il avoit agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avoit refusé de faire aucun accommodement, tandis qu’il seroit en Italie : on trouve, dit Denis d’Halicarnasse, que lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu’il ne violeroit point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvoit faire de paix, tandis que les ennemis étoient sur ses terres ; mais que si les Volsques se retiroient, on accorderoit tout ce qui seroit juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes même de verser des larmes ; le sénat refusa de racheter les prisonniers, & envoya les misérables restes de l’armée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusqu’à ce qu’Annibal fût chassé d’Italie. D’un autre côté, le consul Terentius Varron avoit fui honteusement jusqu’à Venouse : cet homme, de la plus petite naissance, n’avoit été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe : il vit combien il étoit nécessaire qu’il s’attirât, dans cette occasion, la confiance du peuple ; il alla au devant de Varron, & le remercia de ce qu’il n’avoit pas désesperé de la république.

A peine les Carthaginois eurent été domptés, que les Romains attaquerent de nouveaux peuples, & parurent dans toute la terre pour tout envahir ; ils subjuguerent la Grece, les royaumes de Macédoine, de Syrie & d’Egypte. Dans le cours de tant de prospérités, où l’on se néglige, pour l’ordinaire, le sénat agissoit toujours avec la même profondeur, &, pendant que les armées consternoient tout, il tenoit à terre ceux qu’il trouvoit abattus. Il s’érigea en tribunal qui jugea tous les peuples. A la fin de chaque guerre, il décidoit des peines & des récompenses que chacun avoit méritées. Il ôtoit une partie du domaine du peuple vaincu, pour la donner aux alliés : en quoi il faisoit deux choses : il attachoit à Rome des rois dont elle avoit peu à craindre, & beaucoup à espérer ; & il en affoiblissoit d’autres, dont elle n’avoit rien à espérer, & tout à craindre. On se servoit des alliés pour faire la guerre à un ennemi ; mais d’abord on détruisoit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Etoliens, qui furent anéantis d’abord après, pour s’être joints à Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rodiens ; mais après qu’on leur eut donné des récompenses éclatantes, on les humilia pour jamais, sous prétexte qu’ils avoient demandé qu’on fît la paix avec Persée.

Les Romains sachant combien les peuples d’Europe étoient propres à la guerre, ils établirent comme une loi, qu’il ne seroit permis à aucun roi d’Asie d’entrer en Europe, & d’y assister quelque peuple que ce fût. Le principal motif de la guerre qu’ils firent à Mithridate, fut que, contre cette défense, il avoit soumis quelques barbares.

Quand quelque prince avoit fait une conquête, qui souvent l’avoit épuisé, un ambassadeur romain survenoit d’abord, qui la lui arrachoit des mains. Entre mille exemples, on peut se rappeller comment, avec une seule parole, ils chasserent d’Egypte Antiochus.

Lorsqu’ils voyoient que deux peuples étoient en guerre, quoiqu’ils n’eussent aucune alliance, ni rien à démêler avec l’un, ni avec l’autre, ils ne laissoient pas de paroître sur la scene, &, comme nos chevaliers errans, ils prenoient le parti le plus foible. C’étoit, dit Denis d’Halicarnasse, une ancienne coutume des Romains d’accorder toujours leur secours à quiconque venoit l’implorer.

Ils ne faisoient jamais de guerres éloignées sans s’être procuré quelques alliés auprès de l’ennemi qu’ils attaquoient, qui pût joindre ses troupes à l’armée qu’ils envoyoient : & comme elle n’étoit jamais considérable par le nombre, ils observoient toujours d’en tenir une autre dans la province la plus voisine de l’ennemi, & une troisieme dans Rome, toujours prête à marcher. Ainsi, ils n’exposoient qu’une très petite partie de leurs forces, pendant que leur ennemi mettoit toutes les siennes aux hazards de la guerre.

Ces coutumes des Romains, qui contribuoient tant à leur grandeur, n’étoient point quelques faits particuliers arrivés par hazard ; c’étoient des principes toujours constans ; & cela se peut voir aisément ; car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances, furent précisément celles qu’ils avoient employées dans les commencemens contre les petites villes qui étoient autour d’eux.

Maîtres de l’univers, ils s’en attribuerent tous les trésors ; ravisseurs moins injustes en qualité de conquérans, qu’en qualité de législateurs. Ayant su que Ptolomée, roi de Chypre, avoit des richesses immenses, ils firent une loi, sur la proposition d’un tribun, par laquelle ils se donnerent l’hérédité d’un homme vivant, & la confiscation d’un prince allié. Bientôt la cupidité des particuliers acheva d’enlever ce qui avoit échappé à l’avarice publique. Les magistrats & les gouverneurs vendoient aux rois leurs injustices. Deux compétiteurs se ruinoient à l’envi, pour acheter une protection toujours douteuse contre un rival qui n’étoit pas entierement épuisé : car on n’avoit pas même cette justice des brigands, qui portent une certaine probité dans l’exercice du crime. Enfin, les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de l’argent ; les princes pour en avoir dépouilloient les temples ; & confisquoient les biens des plus riches citoyens : on faisoit mille crimes, pour donner aux Romains tout l’argent du monde. C’est ainsi que la république romaine imprima du respect à la terre. Elle mit les rois dans le silence, & les rendit comme stupides.

Mithridate seul se défendit avec courage ; mais enfin il fut accablé par Sylla, Lucullus & Pompée ; ce fut alors que ce dernier, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis ; & cependant cet accroissement d’états, servit plus au spectacle de la splendeur romaine, qu’à sa véritable puissance, & au soutien de la liberté publique. Dévoilons les causes qui concoururent à sa décadence, à sa chute, à sa ruine, & reprenons-les dès leur origine.

Pendant que Rome conquéroit l’univers, il y avoit dans ses murailles une guerre cachée ; c’étoient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matiere vient à en augmenter la fermentation.

Après l’expulsion des rois, le gouvernement étoit devenu aristocratique ; les familles patriciennes obtenoient seules toutes les dignités, & par conséquent tous les honneurs militaires & civils. Les patriciens voulant empêcher le retour des rois, chercherent à augmenter le mouvement qui étoit dans l’esprit du peuple ; mais ils firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les rois, ils lui donnerent un desir inmodéré de la liberté. Comme l’autorité royale avoit passé toute entiere entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on vouloit lui donner tant d’amour, il ne l’avoit pas : il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats des plébéiens, & à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda : car dans une ville, où la pauvreté étoit la vertu publique ; où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étoient méprisées, la naissance & les dignités ne pouvoient pas donner de grands avantages. La puissance devoit donc revenir au plus grand nombre, & l’aristocratie se changer peu-à-peu en un état populaire.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu’il auroit part aux magistratures patriciennes, on pensera peut-être que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non : l’on vit ce peuple qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire presque toujours des patriciens ; parce qu’il étoit vertueux, il étoit magnanime ; & parce qu’il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu’il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagement, jusqu’à ce qu’enfin devenu son propre tyran & son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse & la licence.

Un état peut changer de deux manieres, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu’elle se corrompt. S’il a conservé ses principes, & que la constitution change, c’est qu’elle se corrige. S’il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c’est qu’elle se corrompt. Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent, qu’en ôtant la corruption, & en rappellant les principes : toute autre correction est, ou inutile, ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugemens purent être sans abus entre les mains des sénateurs ; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu’on transportât les jugemens, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l’épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelqu’autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n’avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l’épargne pas plus que les chevaliers, & ceux-ci aussi peu que les centurions.

Tant que la domination de Rome fut bornée dans l’Italie, la république pouvoit facilement subsister, tout soldat étoit également citoyen : chaque consul levoit une armée ; & d’autres citoyens alloient à la guerre sous celui qui succédoit. Le nombre de troupes n’étoit pas excessif ; on avoit attention à ne recevoir dans la milice, que des gens qui eussent assez de bien, pour avoir intérêt à la conservation de la ville. Enfin, le sénat voyoit de près la conduite des généraux, & leur ôtoit la pensée de rien faire contre leur devoir.

Mais lorsque les légions passerent les Alpes & la mer, les gens de guerre, qu’on étoit obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l’on soumettoit, perdirent peu-à peu l’esprit de citoyens ; & les généraux qui disposerent des armées & des royaumes, sentirent leur force, & ne purent plus obéir. Les soldats commencerent donc à ne reconnoître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, & à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui étoit à la tête d’une armée dans une province, étoit son général ou son ennemi.

Si la grandeur de l’empire perdit la république, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins. Rome avoit soumis tout l’univers avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avoit donné, en différens tems, divers privileges ; jus latii, jus italicum. La plûpart de ces peuples ne s’étoient pas d’abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains : & quelques-uns aimerent mieux garder leurs usages. Mais lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le monde si l’on n’étoit citoyen romain, & qu’avec ce titre on étoit tout, les peuples d’Italie résolurent de périr, ou d’être romains. Ne pouvant en venir à-bout par leurs brigues & par leurs prieres, ils prirent la voie des armes ; ils se révolterent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne ; les autres alliés alloient les suivre. Rome obligée de combattre contre ceux qui étoient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînoit l’univers, étoit perdue ; elle alloit être réduite à ses murailles, elle accorda ce droit tant desiré aux alliés, qui n’avoient pas encore cessé d’être fideles, & peu-à-peu elle l’accorda à tous.

Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avoit eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie ; où cette jalousie du pouvoir du sénat, & des prérogatives des grands, toujours mélée de respect, n’étoit qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, & sa dépendance de quelque grand protecteur. Qu’on s’imagine cette tête monstrueuse des peuples d’Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisoit le reste du monde ! La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble : & comme on n’en étoit citoyen que par une espece de fiction ; qu’on n’avoir plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux ; on n’eut plus le même amour pour la patrie, & les sentimens romains ne furent plus.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes & des nations entieres, pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appella comices une troupe de quelques séditieux : l’autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques ; & l’anarchie fut telle, qu’on ne put plus savoir, si le peuple avoit fait une ordonnance, ou s’il ne l’avoit point faite.

Cicéron dit, que c’est une loi fondamentale de la démocratie, d’y fixer la qualité des citoyens qui doivent se trouver aux assemblées, & d’établir que leurs suffrages soient publics ; ces deux lois ne sont violées que dans une république corrompue. À Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ; à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la fortune ; à Rome qui avoit tantôt presque tous ses citoyens hors de ses murailles, tantôt toute l’Italie & une partie de la terre dans ses murailles, on n’avoit point fixé le nombre des citoyens qui devoient former les assemblées. On ignoroit si le peuple avoit parlé, ou seulement une partie du peuple, & ce fut-là une des premieres causes de sa ruine.

Les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république, parvenue au comble de sa grandeur ; mais c’est une chose qu’on a toujours vû, que de bonnes lois qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est aggrandie ; parce qu’elles étoient telles, que leur effet naturel étoit de faire un grand peuple, & non pas de le gouverner. Il y a bien de la différence entre les lois bonnes, & les lois convenables ; celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres, & celles qui maintiennent sa puissance, lorsqu’il l’a acquise.

La grandeur de l’état fit la grandeur des fortunes particulieres ; mais comme l’opulence est dans les mœurs, & non pas dans les richesses, celles des Romains qui ne laissoient pas d’avoir des bornes, produisirent un luxe & des profusions qui n’en avoient point ; on en peut juger par le prix qu’ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne se vendoit cent deniers romains, un baril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cens. Un bon cuisinier valoit quatre talens, c’est-à-dire plus de quatorze mille livres de notre monnoie. Avec des biens au-dessus d’une condition privée, il fut difficile d’être un bon citoyen : avec les desirs & les regrets d’une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats ; & comme dit Saluste, on vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent.

Il est vraissemblable que la secte d’Epicure qui s’introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur des Romains. Les Grecs en avoient été infatués avant eux ; aussi avoient-ils été plutôt corrompus. Polybe nous dit que de son tems, les sermens ne pouvoient donner de la confiance pour un grec, au lieu qu’un romain en étoit pour ainsi dire enchaîné.

Cependant la force de l’institution de Rome, étoit encore telle dans le tems dont nous parlons, qu’elle conservoit une valeur héroïque, & toute son application à la guerre au milieu des richesses, de la mollesse, & de la volupté ; ce qui n’est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Sylla lui-même fit des réglemens qui, tyranniquement exécutés, tendoient toujours à une certaine forme de république. Ses lois augmentoient l’autorité du sénat, tempéroient le pouvoir du peuple, régloient celui des tribuns ; mais dans la fureur de ses succès & dans l’atrocité de sa conduite, il fit des choses qui mirent Rome dans l’impossibilité de conserver sa liberté. Il ruina dans son expédition d’Asie toute la discipline militaire ; il accoutuma son armée aux rapines, & lui donna des besoins qu’elle n’avoit jamais eus : il corrompit des soldats, qui devoient dans la suite corrompre les capitaines.

Il entra dans Rome à main armée, & enseigna aux généraux romains à violer l’asyle de la liberté ; il donna les terres des citoyens aux soldats, & il les rendit avides pour jamais ; car dès ce moment, il n’y eut plus un homme de guerre qui n’attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains. Il inventa les proscriptions, & mit à prix la tête de ceux qui n’étoient pas de son parti. Dès-lors, il fut impossible de s’attacher davantage à la république ; car parmi deux hommes ambitieux, & qui se disputoient la victoire, ceux qui étoient neutres & pour le parti de la liberté, étoient sûrs d’être proscrits par celui des deux qui seroit le vainqueur. Il étoit donc de la prudence de s’attacher à l’un des deux.

La république devant nécessairement périr, il n’étoit plus question que de savoir, comment & par qui elle devoit être abattue. Deux hommes également ambitieux, excepté que l’un ne savoit pas aller à son but si directement que l’autre, effacerent par leur crédit, par leurs richesses, & par leurs exploits, tous les autres citoyens ; Pompée parut le premier, César le suivit de près. Il employa contre son rival les forces qu’il lui avoit données, & ses artifices même. Il troubla la ville par ses émissaires, & se rendit maître des élections ; consuls, prêteurs, tribuns, furent achetés aux prix qu’il voulut.

Une autre chose avoit mis César en état de tout entreprendre, c’est que par une malheureuse conformité de nom, on avoit joint à son gouvernement de la Gaule cisalpine, celui de la Gaule d’au-de-là les Alpes. Si César n’avoit point eu le gouvernement de la Gaule transalpine, il n’auroit point corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires : s’il n’avoit pas eu celui de la Gaule cisalpine, Pompée auroit pû l’arrêter au passage des Alpes, au lieu que dès le commencement de la guerre, il fut obligé d’abandonner l’Italie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui dans les guerres civiles est la puissance même.

On parle beaucoup de la fortune de César : mais cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités sans pas un défaut, quoiqu’il eût bien des vices, qu’il eût été bien difficile que, quelque armée qu’il eût commandée, il n’eut été vainqueur, & qu’en quelque république qu’il fût né, il ne l’eût gouvernée. César après avoir défait les lieutenans de Pompée en Espagne, alla en Grece le chercher lui-même, le combattit, le vainquit, & ensevelit la république dans les plaines de Pharsale. Scipion qui commandoit en Afrique, eût encore rétabli l’état, s’il avoit voulu traîner la guerre en longueur, suivant l’avis de Caton ; de Caton, dis-je, qui partageoit avec les dieux les respects de la terre étonnée ; de Caton enfin, dont l’image auguste animoit encore les Romains d’un saint zele, & faisoit frémir les tyrans.

Enfin la république fut opprimée ; & il n’en faut pas accuser l’ambition de quelques particuliers, il en faut accuser l’homme, toujours plus avide du pouvoir à mesure qu’il en a davantage, & qui ne desire tout, que parce qu’il possede beaucoup. Si César & Pompée avoient pensé comme Caton, d’autres auroient pensé comme firent Cesar & Pompée ; & la république destinée à périr auroit été entraînée au précipice par une autre main.

César après ses victoires, pardonna à tout le monde, mais la modération que l’on montre après qu’on a tout usurpé, ne mérite pas de grandes louanges. Il gouverna d’abord sous des titres de magistrature ; car les hommes ne sont guere touchés que des noms, & comme les peuples d’Asie abhorroient ceux de consul & de proconsul, les peuples d’Europe détestoient celui de roi ; de sorte que dans ces tems-là, ces noms faisoient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas que de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais voyant que le peuple cessoit ses acclamations, il le rejetta. Il fit encore d’autres tentatives ; & l’on ne peut comprendre qu’il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie, ou crussent avoir fait ce qu’ils avoient fait. Mais ce que César fit de plus mal, c’est de montrer du mépris pour le sénat depuis qu’il n’avoit plus de puissance ; il porta ce mépris jusqu’à faire lui même les sénatus-consultes, & les souscrire du nom des premiers sénateurs qui lui venoient dans l’esprit.

On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de ce tems-là, qu’on a mises sous le nom de Ciceron, parce que la plûpart sont de lui, l’abattement & le désespoir des premiers hommes de la république à cette révolution étrange qui les priva de leurs honneurs, & de leurs occupations même. Lorsque le sénat étant sans fonctions, ce crédit qu’ils avoient eu par toute la terre, ils ne purent plus l’espérer que dans le cabinet d’un seul, & cela se voit bien mieux dans ces lettres, que dans les discours des historiens. Elles sont le chef-d’œuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune, & d’un siecle où la fausse politesse n’avoit pas mis le mensonge partout : enfin, on n’y voit point comme dans la plûpart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper ; mais on y voit des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.

Cependant il étoit bien difficile qu’après tant d’attentats, César pût défendre sa vie contre des conjurés. Son crime dans un gouvernement libre ne pouvoit être puni autrement que par un assassinat ; & demander pourquoi on ne l’avoit pas poursuivi par la force ou par les lois, n’est-ce pas demander raison de ses crimes ?

De plus, il y avoit un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grece & d’Italie, qui faisoit regarder comme un homme vertueux, l’assassin de celui qui avoit usurpé la souveraine puissance. A Rome, sur-tout depuis l’expulsion des rois, la loi étoit précise, les exemples reçus ; la république armoit le bras de chaque citoyen, le faisoit magistrat pour le moment, & l’avouoit pour sa défense. Brutus ose bien dire à ses amis, que quand son pere reviendroit sur la terre, il le tueroit tout de même ; & quoique par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu-à-peu, toutefois les conjurations au commencement du regne d’Auguste, renaissoient toujours.

C’étoit un amour dominant pour la patrie, qui, sortant des regles ordinaires des crimes & des vertus, n’écoutoit que lui seul, & ne voyoit ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni pere ; la vertu sembloit s’oublier pour se surpasser elle-même ; & l’action qu’on ne pouvoit d’abord approuver, parce qu’elle étoit atroce, elle la faisoit admirer comme divine.

Voilà l’histoire de la république romaine. Nous verrons les changemens de sa constitution sous l’article Romain, empire ; car on ne peut quitter Rome, ni les Romains : c’est ainsi qu’encore aujourd’hui dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines. C’est ainsi que l’œil qui s’est reposé sur l’émail des prairies, aime à voir les rochers & les montagnes. (Le Chevalier de Jaucourt.)

République fédérative, (Gouvernem. polit.) forme de gouvernement par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un état plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés qui en font une nouvelle, qui peut s’aggrandir par de nouveaux associés qui s’y joindront.

Si une république est petite, elle peut être bientôt détruite par une force étrangere : si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur. Ce double inconvénient infecte également les démocraties & les aristocraties, soit qu’elles soient bonnes, soit qu’elles soient mauvaises. Le mal est dans la chose même ; il n’est point de forme qui puisse y remédier. Aussi y a-t-il grande apparence que les hommes auroient été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul, s’ils n’avoient imaginé une maniere de constitution & d’association, qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain, & la force extérieure du monarchique.

Ce furent ces associations qui firent fleurir si longtems le corps de la Grece. Par elles, les Romains attaquerent l’univers ; & par elles seules l’univers se défendit contre eux : & quand Rome fut parvenue au comble de sa grandeur, ce fut par des associations derriere le Danube & le Rhin, associations que la frayeur avoit fait faire, que les barbares purent lui résister. C’est par-là que la Hollande, l’Allemagne, les ligues Suisses, sont regardées en Europe, comme des républiques éternelles.

Les associations des villes étoient autrefois plus nécessaires qu’elles ne le sont aujourd’hui ; une cité sans puissance couroit de plus grands périls. La conquête lui faisoit perdre non-seulement la puissance exécutrice & la législative, comme aujourd’hui ; mais encore tout ce qu’il y a de propriété parmi les hommes, liberté civile, biens, femmes, enfans, temples, & sépultures même.

Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur, sans que l’intérieur se corrompe : la forme de cette société prévient tous les inconvéniens. Celui qui voudroit usurper ne pourroit guere être également accrédité dans tous les états confédérés : s’il se rendoit trop puissant dans l’un, il allarmeroit tous les autres. S’il subjuguoit une partie, celle qui seroit libre encore pourroit lui résister avec des forces indépendantes de celles qu’il auroit usurpées, & l’accabler avant qu’il eût achevé de s’établir.

S’il arrive quelque sédition chez un des membres confédérés, les autres peuvent l’appaiser. Si quelques abus s’introduisent quelques parts, ils sont corrigés par les parties saines. Cet état peut périr d’un côté, sans périr de l’autre ; la confédération peut être dissoute, & les confédérés rester souverains. Composé de petites républiques, il jouit de la bonté du gouvernement intérieur de chacune ; & à l’égard du dehors, il a par la force de l’association, tous les avantages des grandes monarchies.

La république fédérative d’Allemagne est composée de villes libres, & de petits états soumis à des princes. L’expérience fait voir, qu’elle est plus imparfaite que celle de Hollande & de Suisse ; elle subsiste cependant, parce qu’elle a un chef ; le magistrat de l’union, est en quelque façon le monarque.

Toutes les républiques fédératives n’ont pas les mêmes lois dans leur forme de constitution. Par exemple, dans la république de Hollande, une province ne peut faire une alliance sans le consentement des autres. Cette loi est très-bonne, & même nécessaire dans la république fédérative ; elle manque dans la constitution Germanique, ou elle préviendroit les malheurs qui y peuvent arriver à tous les membres, par l’imprudence, l’ambition, ou l’avarice d’un seul. Une république qui s’est unie par une confédération politique s’est donnée entiere, & n’a plus rien à donner.

On sent bien qu’il est impossible que les états qui s’associent, soient de même grandeur, & aient une puissance égale. La république des Lyciens étoit une association de vingt-trois villes : les grandes avoient trois voix dans le conseil commun ; les médiocres deux, les petites une. La république de Hollande est composée de sept provinces, grandes ou petites, qui ont chacune une voix. Les villes de Lycie payoient les charges, selon la proportion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peuvent suivre cette proportion ; il faut qu’elles suivent celle de leur puissance.

En Lycie, les juges & les magistrats des villes étoient élûs par le conseil commun, & selon la proportion que nous avons dite ; dans la république de Hollande, ils ne sont point élus par le conseil commun, & chaque ville nomme ses magistrats. S’il falloit donner un modele d’une belle république fédérative, ce seroit la république de Lycie, qui mériteroit cet honneur.

Après tout, la concorde est le grand soutien des républiques fédératives ; c’est aussi la devise des Provinces-unies confédérées : concordiâ res parvæ crescunt, discordiâ dilabuntur.

L’histoire rapporte qu’un envoyé de Bysance vint au nom de sa république, exhorter les Athéniens à une alliance fédérative contre Philippe, roi de Macédoine. Cet envoyé dont la taille approchoit fort de celle d’un nain, monta dans la tribune pour exposer sa commission. Le peuple d’Athènes au premier coup d’œil sur sa figure, éclata de rire. Le bysantin sans se déconcerter, lui dit : « Voilà bien dequoi rire, Messieurs, vraiment j’ai une femme bien plus petite que moi ». Les éclats redoublerent ; & lorsqu’ils eurent cessé, le pygmée plein d’esprit qui ne perdoit point de vûe son sujet, y ajusta l’aventure, & substitua à sa harangue préparée, le simple propos que voici. « Quand une femme telle que je vous la dépeins, & moi, tel que vous me voyez, ne faisons pas bon ménage, nous ne pouvons tenir dans Bysance toute grande qu’elle est, mais aussitôt que nous nous accordons, nous sommes heureux, le moindre gîte nous suffit : O, Athéniens, continua-t-il, tournez cet exemple à votre avantage ! Prenez garde que Philippe, qui vous menace de près, profitant bientôt de vos discordes & de votre gayeté hors de saison, ne vous subjugue par sa puissance, par ses artifices, & ne vous transporte dans un pays, où vous n’aurez pas envie de rire ». Cette apostrophe produisit un effet merveilleux ; les Athéniens rentrerent en eux mêmes ; les propositions du ministre de Bysance furent écoutées, & l’alliance fédérative fut conclue. Esprit des Lois. (D. J.)

République de Platon, (Gouvern. politiq.) Je sais bien que c’est une république fictive, mais il n’est pas impossible de la réaliser à plusieurs égards. « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, dit l’auteur de l’esprit des Lois, établiront, comme Platon, la communauté de biens, ce respect qu’il demandoit pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, & la cité faisant le commerce, & non pas les citoyens ; donneront nos arts sans notre luxe, & nos besoins sans nos desirs ; ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y avoit mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avoit amassé de même, de multiplier à l’infini les desirs, & de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens très bornés d’irriter nos passions, & de nous corrompre les uns les autres ». (D. J.)