L’Encyclopédie/1re édition/ROMAINS. Philosophie des Etrusques et des Romains

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Romains. Philosophie des Etrusques & des Romains, (Hist. de la Philosophie.) nous savons peu de chose des opinions des Etrusques sur le monde, les dieux, l’ame & la nature. Ils ont été les inventeurs de la divination par les augures, ou de cette science frivole qui consiste à connoître la volonté des dieux, ou par le vol des oiseaux, ou par leur chant, ou par l’inspection des entrailles d’une victime. O combien nos lumieres sont foibles & trompeuses ! tantôt c’est notre imagination, ce sont les événemens, nos passions, notre terreur & notre curiosité qui nous entrainent aux suppositions les plus ridicules ; tantôt c’est une autre sorte d’erreur qui nous joue. Avons-nous découvert à force de raison & d’étude quelque principe vraissemblable ou vrai ? Nous nous égarons des les premieres conséquences que nous en tirons, & nous flottons incertains. Nous ne savons s’il y a vice ou dans le principe, ou dans la conséquence ; & nous ne pouvons nous résoudre, ni à admettre l’un, ni à rejetter l’autre, ni à les recevoir tous deux. Le sophisme consiste dans quelque chose de très-subtil qui nous échappe. Que répondrions-nous à un augure qui nous diroit : écoute philosophe incrédule, & humilie-toi. Ne conviens-tu pas que tout est lié dans la nature ?… J’en conviens… Pourquoi donc oses-tu nier qu’il y ait entre la conformation de ce foie & cet événement, un rapport qui m’éclaire ?…Le rapport y est sans doute, mais comment peut-il l’éclairer… comme le mouvement de l’astre de la nuit t’instruit sur l’élévation ou l’abaissement des eaux de la mer, & combien d’autres circonstances où tu vois qu’un phénomene étant, un autre phénomene est ou sera, sans appercevoir entre ces phénomenes aucune liaison de cause & d’effet ? Quel est le fondement de la science en pareil cas ? D’où sais-tu que si l’on approche le feu de ce corps, il en sera consume ?… De l’expérience… Eh bien l’expérience est aussi le fondement de mon art. Le hasard te conduisit à une premiere observation, & moi aussi. J’en fis une seconde, une troisieme ; & je conclus de ces observations réiterées, une concomitance constante & peut-être nécessaire entre des effets très-éloignés & très disparates. Mon esprit n’eut point une autre marche que le tien. Viens donc. Approche-toi de l’autel. Interrogeons ensemble les entrailles des victimes, & si la vérité accompagne toujours leurs réponses, adore mon art & garde le silence… Et voilà, mon philosophe, s’il est un peu sincere, réduit à laisser de côté sa raison, & à prendre le couteau du sacrificateur, ou à abandonner un principe incontestable ; c’est que tout tient dans la nature par un enchainement nécessaire ; ou à réfuter par l’expérience même, la plus absurde de toutes les idées ; c’est qu’il y a une liaison ineffable & secrette, entre le sort de l’empire & l’appétit ou le dégoût des poulets sacrés. S’ils mangent, tout va bien ; tout est perdu, s’ils ne mangent pas. Qu’on rende le philosophe si subtil que l’on voudra, si l’augure n’est pas un imbécille, il répondra à tout, & ramenera le philosophe, malgré qu’il en ait, à l’expérience.

Les Etrusques disoient, Jupiter a trois foudres : un foudre qu’il lance au hasard, & qui avertit les hommes qu’il est ; un foudre qu’il n’envoye qu’après en avoir déliberé avec quelques dieux & qui intimide les méchans ; un foudre qu’il ne prend que dans le conseil général des immortels, & qui écrase & qui perd.

Ils pensoient que Dieu avoit employé douze mille ans à créer le monde, & partagé sa durée en douze périodes de mille ans chacune. Il créa dans les premiers mille ans, le ciel & la terre ; dans les seconds mille ans, le firmament ; dans les troisiemes, la mer & toutes les eaux ; dans les quatriemes, le soleil, la lune & les autres astres qui éclairent le ciel ; dans les cinquiemes, les oiseaux, les insectes, les reptiles, les quadrupedes, & tout ce qui vit dans l’air, dans les eaux & sur la terre. Le monde avoit six milles ans, que l’homme n’étoit pas encore. L’espece humaine subsistera jusqu’à la fin de la derniere période ; c’est alors que les tems seront consommés.

Les périodes de la création des étrusques correspondent exactement aux jours de la création de Moïse.

Il arriva sous Marius un phénomene étonnant. On entendit dans le ciel le son d’une trompette, aiguë & lugubre ; & les augures Etrusques consultés en inférerent le passage d’une période du monde à une autre, & quelque changement marqué dans la race des hommes.

Les divinités d’Isis & d’Osiris ont-elles été ignorées ou connues des Etrusques ? c’est une question que nous laissons à discuter aux érudits.

Les premiers Romains ont emprunté sans doute, des Sabins, des Etrusques, & des peuples circonvoisins, le peu d’idées raisonnables qu’ils ont eues ; mais qu’étoit-ce que la philosophie d’une poignée de brigands, réfugiés entre des collines, d’où ils ne s’échappoient par intervalles, que pour porter le fer, le feu, la terreur & le ravage chez les peuples malheureux qui les entouroient ? Romulus les renferma dans des murs qui furent arrosés du sang de son frere, Numa tourna leurs regards vers le ciel, & il en fit descendre les lois. Il éleva des autels ; il institua des danses, des jours de solemnité & des sacrifices. Il connut l’effet des prodiges sur l’esprit des peuples, & il en opéra ; il se retira dans les lieux écartés & déserts ; conféra avec les nymphes ; il eut des révélations ; il alluma le feu sacré ; il en confia le soin à des vestales ; il étudia le cours des astres, & il en tira la mesure des tems. Il tempéra les ames féroces de ses sujets par des exhortations, des institutions politiques & des cérémonies religieuses. Il éleva sa tête entre les dieux pour tenir les hommes prosternés à ses piés ; il se donna un caractere auguste, en alliant le rôle de pontife à celui de roi. Il immola les coupables avec le fer sacré dont il égorgeoit les victimes. Il écrivit, mais il voulut que ses livres fussent déposés avec son corps dans le tombeau, ce qui fut exécuté. Il y avoit cinq cens ans qu’ils y étoient, lorsque dans une longue inondation, la violence des eaux sépara les pierres du tombeau de Numa, & offrit au prêteur Petilius les volumes de ce législateur. On les lut ; on ne crut pas devoir en permettre la connoissance à la multitude, & on les brûla.

Numa disparoît d’entre les Romains ; Tullus Hostilius lui succede. Les brigandages recommencent. Toute idée de police & de religion s’éteint au milieu des armes, & la barbarie renaît. Ceux qui commandent n’échappent à l’indocile férocité des peuples, qu’en la tournant contre les nations voisines ; & les premiers rois cherchent leur sécurité dans la même politique que les derniers consuls. Quelle différence d’une contrée à une autre contrée ? A peine les Athéniens & les Grecs en général ont-ils été arrachés des cavernes & rassemblés en société, qu’on voit fleurir au milieu d’eux les Sciences & les Arts, & les progrès de l’esprit humain s’étendre de tous côtés, comme un grand incendie pendant la nuit, qui embrase & éclaire la nation, & qui attire l’attention des peuples circonvoisins. Les Romains au contraire restent abrutis jusqu’au tems où l’académicien Carnéade, le stoïcien Diogène, & le peripatéticien Critolaüs viennent solliciter au sénat la remise de la somme d’argent à laquelle leurs compatriotes avoient été condamnés pour le dégât de la ville d’Orope. Publius Scipion, Nafica & Marius Marcellus étoient alors consuls, & Aulus-Albinus exerçoit la préture.

Ce fut un événement que l’apparition dans Rome des trois philosophes d’Athènes. On accourut pour les entendre. On distingua dans la foule, Lelius, Furius & Scipion, celui qui fut dans la suite surnommé l’Africain. La lumiere alloit prendre, lorsque Caton l’ancien, homme superstitieusement attaché à la grossiereté des premiers tems, & en qui les infirmités de la vieillesse augmentoient encore une mauvaise humeur naturelle, pressa la conclusion de l’affaire d’Orope, & fit congédier les ambassadeurs.

On enjoignit peu de tems après au préteur Pomponius, de veiller à ce qu’il n’y eût ni école, ni philosophe dans Rome, & l’on publia contre les rhéteurs ce fameux decret qu’Aulugelle nous a conservé ; il est conçu en ces termes : Sur la dénonciation qui nous a été faite, qu’il y avoit parmi nous des hommes qui accréditoient un nouveau genre de discipline ; qu’ils tenoient des écoles où la jeunesse romaine s’assembloit ; qu’ils se donnoient le titre de rhéteurs latins, & que nos enfans perdoient le tems à les entendre : nous avons pensé que nos ancêtres instruisoient eux-mêmes leurs enfans & qu’ils avoient pourvû aux écoles, où ils avoient jugé convenable qu’on les enseignât ; que ces nouveaux établissemens étoient contre les mœurs & les usages des premiers tems ; qu’ils étoient mauvais & qu’ils devoient nous déplaire ; en conséquence nous avons conclu à ce qu’il fût déclaré, & à ceux qui tenoient ces écoles nouvelles, & à ceux qui s’y rendent, qu’ils faisoient une chose qui nous déplaisoit.

Ceux qui souscrivirent à ce decret étoient bien éloignés de soupçonner qu’un jour les ouvrages de Ciceron, le poëme de Lucrece, les comédies de Plaute & de Térence, les vers d’Horace & de Virgile, les élégies de Tibulle, les madrigaux de Catulle, l’histoire de Saluste, de Tite-Live & de Tacite, les fables de Phedre, feroient plus d’honneur au nom romain que toutes ses conquêtes, & que la postérité ne pourroit arracher ses yeux remplis d’admiration de dessus les pages sacrées de ses auteurs, tandis qu’elle les détourneroit avec horreur de l’inscription de Pompée, après avoir égorgé trois millions d’hommes. Que reste-t-il de toute cette énorme grandeur de Rome ? La mémoire de quelques actions vertueuses, & quelques lignes d’une écriture immortelle pour distraire d’une longue suite d’atrocités.

L’éloquence pouvoit tout dans Athènes. Les hommes rustiques & grossiers qui commandoient dans Rome, craignirent que bientôt elle n’y exerçât le même despotisme. Il leur étoit bien plus facile de chasser les Philosophes, que de le devenir. Mais la premiere impression étoit faite, & ce fut inutilement que l’on renouvella quelquefois le decret de proscription. La jeunesse se porta avec d’autant plus de fureur à l’étude, qu’elle étoit défendue. Les tems montrerent que Caton & les peres conscripts qui avoient opiné après lui, avoient manqué doublement de jugement. Ils passerent ; & les jeunes gens qui s’étoient instruits secrétement, leur succéderent aux premieres fonctions de la république, & furent des protecteurs déclarés de la science. La conquête de la Grece acheva l’ouvrage. Les Romains devinrent les disciples de ceux dont ils s’étoient rendus les maîtres par la force des armes, & ils rapporterent sur leurs fronts le laurier de Bellone entrelacé de celui d’Apollon. Alexandre mettoit Homere sous son oreiller ; Scipion y mit Xénéphon. Ils gouterent particulierement l’austérité stoïcienne. Ils connurent successivement l’Epicuréisme, le Platonisme, le Pythagorisme, le Cynisme, l’Aristotélisme, & la Philosophie eut des sectateurs parmi les grands, parmi les citoyens, dans la classe des affranchis & des esclaves.

Lucullus s’attacha à l’académie ancienne. Il recueillit un grand nombre de livres ; il en forma une bibliotheque très-riche, & son palais fut l’asyle de tous les hommes instruits qui passerent d’Athènes à Rome.

Sylla fit couper les arbres du lycée & des jardins d’académies, pour en construire des machines de guerre ; mais au milieu du tumulte des armes, il veilla à la conservation de la bibliotheque d’Apellicon de Teïos.

Ennius embrassa la doctrine de Pythagore ; elle plut aussi à Nigidius Figulus. Celui-ci s’appliqua à l’étude des Mathématiques & de l’Astronomie. Il écrivit des animaux, des augures, des vents.

Marius Brutus préféra le Platonisme & la doctrine de la premiere académie, à toutes les autres manieres de philosopher qui lui étoient également connues ; mais il vécut en stoïcien.

Cicéron, qui avoit été proscrit par les triumvirs avec M. Térentius Varron, le plus savant des Romains, inscrit celui ci dans la classe des sectateurs de l’ancienne académie. Il dit de lui : tu ætatem patriæ, tu descriptiones temporum, tu sacrorum jura, tu sacerdotum, tu domesticam, tu bellicam disciplinam, tu sedem regionum & locorum, tu omnium divinarum humanarumque nomina, genera, officia, causas aperuisti ; plurimumque poetis nostris omninoque latinis & litteris luminis attulisti & verbis, atque ipse varium & elegans omni fere numero poema fecisti ; Philosophiamque multisque locis inchoasti, ad impellendum satis, ad docendum parum.

M. Pison se montra plutôt péripatétien qu’académicien dans son ouvrage, de finibus bonorum & malorum.

Cicéron fut alternativement péripatéticien, stoïcien, platonicien & sceptique. Il étudia la Philosophie comme un moyen sans lequel il étoit impossible de se distinguer dans l’art oratoire ; & l’art oratoire, comme un moyen sans lequel il n’y avoit point de dignité à obtenir dans la république. Sa vie fut pusillanime, & sa mort héroïque.

Le peuple que son éloquence avoit si souvent rassemblé aux rostres, vit au même endroit ses mains exposées à côté de sa tête. L’existence de ces dieux immortels, qu’il atteste avec tant d’emphase & de véhémence dans ses harangues publiques, lui fut très suspecte dans son cabinet.

Quintus Lucilius Balbus fit honneur à la secte stoïcienne.

Lucain a dit de Caton d’Utique :

Hi mores, hæc duri immota Catonis
Secta fuit, servare modum, finemque tenere,
Naturamque sequi, patriamque impendere vitam,
Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo ;
Huic epuloe, vicisse famem, magnique penates
Summovisse hyemem tecto ; pretiosaque vestis,
Hirtam membra super Romani more quiritis
Induxisse togam, Venerisque huic maximus usus,
Progenies. Urbi pater est, urbique maritus.
Justitiæ cultor, rigidi servator honesti,
In commune bonus, nullosque Catonis in actus
Subrepsit, partemque tulit sibi nata voluptas
.

Ce caractere où il y a plus d’idées que de poésie, plus de force que de nombre & d’harmonie, est celui du stoïcien parfait. Il mourut entre Apollonide & Démétrius, en disant à ces philosophes : « Ou détruisez les principes que vous m’avez inspirés, ou permettez que je meure ».

Andronicus de Rhodes suivit la philosophie d’Aristote.

Cicéron envoya son fils à Athènes, sous le péripatéticien Cratippus.

Torquatus, Velleius, Atticus, Papirius, Pætus, Verrius, Albutius, Pison, Pansa, Fabius Gallus, & beaucoup d’autres hommes célebres embrasserent l’Epicuréisme.

Lucrece chanta la doctrine d’Epicure. Virgile, Varius, Horace écrivirent & vécurent en épicuriens.

Ovide ne fut attaché à aucun système. Il les connut presque tous, & ne retint d’aucun que ce qui prêtoit des charmes à la fiction.

Manilius, Lucain & Perse pancherent vers le Stoïcisme.

Séneque inscrit le nom de Tite-Live parmi les Philosophes en général.

Tacite fut stoïcien ; Strabon aristotélicien ; Mécène épicurien ; Cneius Julius & Thraseas stoiciens ; Helvidius Priscus prit le même manteau.

Auguste appella auprès de lui les Philosophes.

Tibere n’eut point d’aversion pour eux.

Claude, Néron & Domitien les chasserent.

Trajan, Hadrien & les Antonins les rapellerent.

Ils ne furent pas sans considération sous Septime Sévere.

Héliogabale les maltraita ; ils jouirent d’un sort plus supportable sous Alexandre Sévere & sous les Gordiens.

La Philosophie, depuis Auguste jusqu’à Constantin, eut quelques protecteurs ; & l’on peut dire à son honneur que ses ennemis, parmi les princes, furent en même tems ceux de la justice, de la liberté, de la vertu, de la raison & de l’humanité. Et s’il est permis de prononcer d’après l’expérience d’un grand nombre de siecles écoulés, on peut avancer que le souverain qui haïra les sciences, les arts & la Philosophie, sera un imbécille ou un méchant, ou tous les deux.

Terminons cet abregé historique de la philosophie des Romains, c’est qu’ils n’ont rien inventé dans ce genre ; qu’ils ont passé leur tems à s’instruire de ce que les Grecs avoient découvert, & qu’en Philosophie, les maîtres du monde n’ont été que des écoliers.