L’Encyclopédie/1re édition/RUDIAE

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RUDIÆ, (Géog. anc.) ville d’Italie, dans la Calabre, entre Tarente & Brindes ; cette ville étoit proprement dans la Pouille peucétienne ; mais le nom de Calabre s’est étendu fort loin dans la Pouille. Les ruines de cette ville sont aujourd’hui connues sous le nom de Ruia ou de Musciagna, dans la terre d’Otrante.

Rudies étoit la patrie d’Ennius, ancien poëte latin,

Qui primus amœno
Detulit ex Helicone perenni fronde coronam
Per gentes italas.

Silius Italicus dit, en parlant d’Ennius,

Miserunt Calabri, Rudiae genuere vetustæ,
Nunc Rudiæ solo memorabile alumno.

Il avoit le génie grand, élevé, mais dénué des beautés de l’art. Révérons Ennius, dit Quintilien, comme ces bois consacrés par leur propre vieillesse, dans lesquels nous voyons de grands chênes que le tems a respectés, & qui pourtant nous frappent moins par leur beauté que par je ne sais quels sentimens de religion qu’ils nous inspirent.

Il est considéré comme le premier qui a employé les vers pithiens ou épiques parmi les Romains. Ses ouvrages consistoient en diverses tragédies & comédies, & en dix-huit livres d’annales de la république romaine, dont il ne nous reste plus que des fragmens. Ennius mourut l’an 584 de Rome, âgé de 70 ans.

Ce fut Caton qui l’amena avec lui à Rome pendant sa questure de Sardaigne ; & c’est ce qui nous paroit aussi glorieux, dit l’historien de Caton, que son triomphe du pays. Ennius avoit une maison sur le mont Aventin ; la beauté de son esprit, les charmes de sa conversation & la pureté de ses mœurs lui acquirent l’amitié de tout ce qu’il y avoit de personnes distinguées dans la ville, entr’autres de Galba & de M. Fulvius Nobilior. Ciceron nous apprend que le peuple romain lui donna le droit de bourgeoise en considération de son mérite.

Il suivit Fulvius Nobilior à la guerre contre les Etoliens & les Ambraciens, & célébra le triomphe de son ami sur ces peuples. Il servit sous Torquatus en Sardaigne, ainsi que sous Scipion l’ancien, & il se distingua sous les uns & les autres par sa grande valeur.

Il étoit intime ami de Scipion Nasica, comme on le voit par un passage de Ciceron, dans son livre II. de l’orateur, où il raconte qu’un jour Scipion étant allé chez Ennius, la servante lui dit qu’il n’y étoit pas, quoiqu’il y fût. Scipion s’en apperçut : de sorte qu’Ennius l’étant allé voir à son tour quelques jours après, & l’ayant demandé à la porte, Scipion lui cria : Scipion n’est point au logis. Oh, oh ! s’écria Ennius, vous croyez donc que je ne reconnois pas votre voix ? Je vous trouve bien effronté, repartit Scipion : j’en ai bien cru votre servante, quand elle m’a dit que vous n’y étiez pas ; & vous ne m’en croyez pas moi-même.

Il fut enterré sur la voie Appienne, dans le tombeau de la famille de Scipion, conformément à la volonté de ce grand homme, qui voulut en outre qu’on lui dressât une statue sur le monument. Ennius avoit fait lui-même son épitaphe que voici.

Aspicite, ô ceiveis, senis Ennii imagini formam :
Heic vestrûm panxit maxima facta patrum.
Nemo me lacrimis decoret, nec funera fletu
Fac sit : quur ? volito vivu’ per ora virûm
.

Horace a exprimé la même pensée dans les vers suivans, lib. II. ode xx.

Absint inani funere neniæ,
Luctusque turpes, & querimoniæ ;
Compesce clamorem, ac sepulcri
Mitte supervacuos honores.


« Ne songez donc point, mon cher Mécène, à me faire des funérailles. Les larmes & les chants lugubres déshonorent un immortel. Gardez-vous d’éclater en des regrets plaintifs, & de rendre à un vain tombeau des devoirs funèbres, qui ne seroient ni devoirs pour vous, ni utiles pour moi ».

Je viens de donner l’épitaphe d’Ennius, je crois devoir ajouter ici son portrait ; car il est vraissemblable qu’il a eu le dessein de se peindre soi-même, en traçant le caractere d’un ami de Servilius, dans le VII. lib. de ses annales. Voici ce morceau qui nous fera connoître son style, le vieux langage de la langue latine.

Hæcce loquutu’ vocat, qui cum benè sæpè libenter
Mensam, sermonesque suos, rerumque suarum
Comiter impartit ; magna quom lapsa diei
Parte fuisse de parveis summeisque gerendis
Consilio, endo foro, lato sanctoque senatu.
Quoi res audacter magnas, parvasque, jocumque
Eloqueret, quæ tincta maleis, & quæ bona dictu
Emoveret, si quid vellet, tutoque locaret.
Qui cum multa volup, ac gaudia clamque, palamque,
Ingenium qua nulla malum sententia suadet,
Ut faceret facinus : lenis tamen, haut malus ; idem
Doctu’ fidelis, suavis homo, facundu’, suoque
Contentus, scitu’, atque beatu’, secunda loquens in
Tempore, commodus, & verborum vir paucorum
Multa tenens antiqua sepulta, & sæpè vetustas
Quæ facit, & mores veteresque, novosque tenentem,
Multorum veterum leges, divûmque hominumque
Prudentem, qui multa loquive tacereve posset.

On dit qu’il possédoit très-bien la langue oscane & la langue grecque. Il est certain qu’il a prodigieusement travaillé à perfectionner la poésie latine, quoiqu’il ait laissé aux siecles suivans bien des choses à faire sur cet article.

Mais ses Annales romaines furent si goûtées, que Q. Vargonteïus les récita publiquement à Rome avec un applaudissement extraordinaire, & le même les partagea en différens livres. Elles furent aussi lues en plein théâtre à Pouzzol, par un homme savant qui prit le nom d’Ennianiste. De toutes les copies de ces annales, la plus estimée a été celle que C. Octavius Lampadius avoit corrigée. On dit que Fl. Caprus avoit composé une explication des endroits obscurs, & des expressions antiques qui s’y trouvoient.

Ennius mit au jour une version latine de l’histoire sacrée d’Evhémere, & une autre de la philosophie d’Epicharme. Enfin il composa plusieurs autres ouvrages qui sont perdus. Il paroit dans ses écrits qu’il avoit de grands sentimens sur l’existence d’un seul être suprème, & qu’il n’ajoutoit pas la moindre foi à l’art prétendu de la divination, comme le prouvent ces vers que Cicéron nous a conservés, lib. I. de divinat. n°. 58.

Non habeo nauci Marsum augurem,
Non vicanos aruspices, non de circo astrologos,
Non isiacos conjectores, non interpretes somnium :
Non enim sunt ii aut scientia, aut arte divinei,
Sed superstitiosi vates, impudentesque hariolei,
Aut inertes, aut insani, aut quibus egestas imperat ;
Qui sibi semitam non sapiunt, alteri monstrant viam ;

De his divitiis deducant drachmam, reddant cætera ;
Quibus divitias pollicentur, ab iis drachmam ipsei petunt,
Qui sui quæstûs caussa fictas suscitant sententias.

Les Etiennes ont rassemblé tous les fragmens d’Ennius. Martin del Rio & Pierre Scriverius ont publié les fragmens de ses tragédies ; mais Jérôme Columna les a accompagnés d’un savant commentaire, imprimé à Naples en 1590, in 4°. & qui dans ce siecle a été enrichi de plusieurs additions, dans l’édition que M. François Hesselius a mis au jour, à Amsterdam en 1707, in-4°. (Le chevalier de Jaucourt.)