L’Encyclopédie/1re édition/SALAMINE

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SALAMINE, (Géog. anc.) en latin Salamina & Salamis. 1°. Petite île de Grece, dans le golfe saronique, vis-à-vis d’Eleusine. Scylax dit, dans son périple : « Tout près de ce temple d’Eleusine, est Salamine, île, ville & port ». La longueur de cette île, selon Strabon, l. IX. étoit de soixante & dix ou quatre-vingt stades. Il y a eu une ville de même nom dans cette île, & cette ville a été double ; l’ancienne étoit au midi de l’île, du côté d’Engia, & la nouvelle étoit dans un golfe & sur une presqu’île du côté de l’Attique. Séneque, dans ses Troades, v. 844. lui donne le surnom de vera, la vraie Salamine, pour la distinguer de celle de Cypre, bâtie ensuite par Teucer, sur le modele de la Salamine de l’Attique.

Strabon, l. VIII. nous apprend que l’île de Salamine a été anciennement nommée Sciras, Cichria, & Pityusa. Les deux premiers noms étoient des noms de héros ; le troisieme vient des pins qui y étoient en abondance. Aujourd’hui on la nomme Colouri.

Il n’est point de voyageur un peu curieux qui se trouvant dans le parage de cette île, sinus Salaminiacus, ne veuille la parcourir, parce qu’elle fut autrefois un royaume, dont Télamon & Ajax qui y naquirent, porterent la couronne ; parce qu’elle est fameuse par la déroute de la nombreuse flotte de Xerxès, victoire de Thémistocle à jamais mémorable, & finalement pour avoir donné le jour au poëte Euripide, dans la soixante-quinzieme olympiade.

2°. Salamine, ville de l’Asie mineure dans l’île de Cypre ; c’est la même que celle que Teucer y fit bâtir. Horace lui fait dire, ode 7. l. I.

Nil desperandum, obside Teucro ;
Certus enim promisit Apollo
Ambiguam tellure novâ Salamina futuram.

« Teucer est à votre tête, il est votre garant ; ne desespérez de rien. Apollon, toujours infaillible dans ses oracles, nous offre une seconde patrie dans une terre étrangere ; il nous y promet une autre Salamine, qui balancera un jour la gloire de celle que nous quittons ».

Teucer banni de son pays, prit son parti en homme de cœur, & il n’eut pas sujet de s’en repentir. Sa bonne fortune le conduisit en Cypre, grande île au fond de la Méditerranée ; Bélus qui en étoit le maître, lui permit de s’y établir ; il y bâtit la nouvelle Salamine, qui fut capitale d’un petit royaume, où sa postérité régna depuis pendant plus de huit cens ans jusqu’au court regne d’Evagoras, dont on lit l’éloge dans Isocrate.

Scylax, dans son périple, donne à Salamine de Cypre un port fermé & commode pour hyverner. Diodore de Sicile dit qu’elle étoit à deux cens stades de Citium. Son église étoit fort ancienne ; S. Paul y vint avec S. Barnabé, & y convertit Sergius, act. xiij. v. 5. aussi cette église se vantoit-elle de posséder le corps entier de S. Barnabé, & de n’être pas moins apostolique qu’Antioche : elle gagna son procès sur ce point au concile de Constantinople.

La ville fut ensuite nommée Constantia ; & c’est sous ce nom qu’elle est qualifiée métropole de l’île de Chypre, dans les notices d’Hiéroclès & de Léon le sage : le lieu où elle étoit garde encore le nom de Constantia, car il s’appelle Porto-Constanza.

Sozomène (Hermias), savant historien ecclésiastique du cinquieme siecle, étoit natif de Salamine dans l’île de Cypre. Il fréquenta long-tems le barreau à Constantinople, & mourut vers l’an 450 de J. C. Il nous reste de lui une histoire ecclésiastique en grec, depuis l’an 324 jusqu’à l’an 439. On trouve dans cette histoire imprimée au louvre, l’usage & les particularités de la pénitence publique dans les premiers siecles de l’église.

Mais c’est dans l’île de Salamine du golfe Saronique, qu’Euripide vit le jour l’an premier de la soixante-quinzieme olympiade, un peu avant que Xerxès entrât dans l’Attique. Qu’importe de rechercher s’il étoit noble ou roturier, puisque le génie annoblit tout ? Il apprit la rhétorique sous Prodicus, la morale sous Socrate ou sous un autre philosophe, & la physique sous Anaxagoras ; & quand il eut vû les persécutions qu’Anaxagoras souffrit pour avoir dogmatisé contre l’opinion populaire, il s’appliqua tout entier à la poésie dramatique, & y excella. Il étoit alors âgé de dix-huit ans. Que ceci ne nous porte point à croire qu’il négligea dans la suite de sa vie l’étude de la morale & de la physique : ses ouvrages témoignent tout le contraire ; & même il fit souvent paroître dans ses pieces, qu’il suivoit les opinions de son maître Anaxagoras.

Il composa un grand nombre de tragédies qui furent fort estimées & pendant sa vie & aprés sa mort ; l’on peut citer de bons juges, qui le regardent comme le plus accompli de tous les poëtes tragiques. Il fut nommé le philosophe du théatre par les Athéniens. Vitruve le dit positivement. Origene, Clément d’Alexandrie & Eusebe, le témoignent aussi.

Je n’ignore pas que les critiques sont fort partagés sur la primauté d’Eschyle, de Sophocle, & d’Euripide. Chacun de ces poëtes a des partisans qui lui donnent la premiere place ; il se trouve aussi des connoisseurs qui ne veulent rien décider : Quintilien semble choisir ce parti ; cependant il est aisé de voir qu’à tout prendre il donne le prix à Euripide. Des modernes ont dit assez bien, sans juger ce grand procès, que Sophocle représente les hommes tels qu’ils devroient être, mais qu’Euripide les peint tels qu’ils sont. Si le dernier n’a pas égalé Sophocle dans la majesté & dans la grandeur, il a compensé cela par tant d’autres perfections, qu’il peut aspirer au premier rang.

Ceux qui croient que si les poëtes de Rome n’ont guere parlé d’Euripide, c’est à cause que les syllabes de son nom n’avoient pas la quantité qui pouvoit le rendre propre à entrer dans les vers latins, donnent une conjecture fort vraissemblable. Le dieu même de la poésie, l’Apollon de Delphes, fut contraint de céder aux loix de la quantité : il ne trouva point d’autre expédient que de renoncer au vers hexametre, & de répondre en vers iambiques, quand il fallut nommer Euripide ; de sorte que s’il n’eût su faire que des vers hexametres, il auroit fallu qu’il eût supprimé la sentence définitive qui régla le rang entre trois illustres personnages. Voici cette sentence célebre, que Suidas nous a conservée, au mot σοφός.

Σοφὸς Σοφοκλῆς, σοφώτερος δ’ Εὐριπίδης.
Ἀνδρῶν ἁπάντων Σωκράτης σοφώτατος.

Ces deux vers iambiques signifient : « Sophocle est sage, Euripide l’est encore plus ; mais le plus sage de tous les hommes c’est Socrate ». C’est ainsi que la prêtresse de Delphes se vit obligée de déroger à la coutume d’user de l’hexametre, parce que la nécessité n’a point de loi. Euripide & Socrate sont deux noms qui ne quadrent point au vers héroïque, les muses en corps ne sauroient les y ployer. Qu’on aille dire après cela qu’il importe peu d’avoir un tel nom plûtôt qu’un autre. Voilà Euripide qui a eu peut-être plus de part à l’admiration de Virgile & à celle des autres poëtes de la cour d’Auguste, que Sophocle ; le voilà, dis-je, dépouillé de cet avantage, parce qu’ils n’ont pu faire entrer son nom dans leurs hexametres, & qu’à cause de cette impossibilité, il a fallu immortaliser à son préjudice ceux qu’on croyoit au-dessous de lui : mais les lois de la prosodie les gouvernoient. Voilà un de ces combats de la raison & de la rime, dont M. Despréaux a si bien parlé. Joignez-y cette exclamation de MM. de Port-Royal. « Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir » !

Tout le monde sait le service singulier que les vers d’Euripide rendirent une fois aux soldats d’Athènes. L’armée des Atheniens commandée par Nicias, éprouva dans la Sicile tout ce que la mauvaise fortune peut faire sentir de plus funeste. Les vainqueurs abuserent de leur avantage avec la derniere cruauté ; mais quelque durement qu’ils traitassent les soldats athéniens, ils firent cent honnêtetés à tous ceux qui pouvoient leur réciter des vers d’Euripide. Plusieurs qui après s’être sauvés de la bataille ne savoient que devenir & erroient de lieu en lieu, trouverent une ressource en chantant les vers de ce poëte.

Ce fut sans doute un très-grand plaisir à Euripide, que de voir venir chez lui plusieurs de ces malheureux, pour lui témoigner leur reconnoissance de ce que ses vers leur avoient sauvé la vie & la liberté.

Les Siciliens donnerent une autre marque bien éclatante de leur estime pour Euripide. Un bâtiment caunien poursuivi par des pirates, tâchoit de se sauver dans quelque port de Sicile, & ne put en obtenir la permission qu’après qu’on eût su qu’il y avoit des personnes sur ce bâtiment qui savoient des vers d’Euripide : il ne faut pas oublier qu’on leur demanda s’ils en savoient. Cette seule question signifie plus que je ne saurois exprimer.

Euripide, dit M. le Fevre, devoit être touché d’un sentiment de gloire bien doux, quand il voyoit chaque jour quelques-uns de ces misérables qui le venoient remercier comme leur libérateur, & lui dire que ses vers avoient changé leur mauvais destin, & leur avoient plus servi que s’ils avoient eu un passeport signé de la main des cinq éphores & des deux rois de Lacédémone. C’étoit donc un grand & glorieux poëte qu’Euripide : mais que dirons-nous des Siciliens de ce tems-là ? N’étoit-ce pas d’honnêtes gens ? Le mal est qu’un si bel exemple n’a point eu de suite, & qu’aujourd’hui telles histoires ne passeroient en France que pour des contes de la vieille Grece, que l’on a toujours appellée mensongere.

Quoique les pieces d’Euripide aient joui d’une approbation merveilleuse, néanmoins elles remporterent le prix assez rarement. De 92 tragédies qu’il avoit faites, il n’y en eut que cinq de couronnées ; la cabale & l’intrigue, dit Varron, décidoient alors du sort des pieces. On peut voir dans Elien, var. histor. liv. II. c. viij. quelle est son indignation contre un certain Xénocles qui fut préféré à Euripide dans un combat de quatre pieces contre quatre pieces, lorsqu’on célébra la quatre-vingtieme olympiade.

L’émulation, & finalement l’inimitié qui s’éleva entre lui & le grand Sophocle, lui causa peut-être moins de chagrin que les satyres & les railleries d’Aristophane, qui se plaisoit à le maltraiter dans ses comédies ; mais Socrate n’assistoit qu’aux seules pieces d’Euripide.

S’il a introduit sur la scene quelques femmes très méchantes, il y a introduit aussi des héroïnes, & il a parlé honorablement du sexe en plusieurs rencontres ; mais cela n’effaçoit point la note des médisances d’Aristophane, qui faisant semblant de prendre parti pour le beau sexe contre Euripide, a lui-même plus outragé les femmes que ne l’avoit fait le poëte de Salamine.

Quoi qu’il en soit, Euripide crut devoir quitter Athènes, & se retirer à la cour d’Archélaüs, roi de Macédoine, où il fut très-accueilli. Ce prince aimoit les savans, & les attiroit par ses libéralités. Si l’on en croit Solin, il éleva Euripide à de grands honneurs, & le fit premier ministre d’état. Il mourut au bout de trois ans à la cour de ce prince à 75 ans, dans la quatre-vingt-treizieme olympiade. Archélaüs le fit enterrer magnifiquement. Vitruve dit que sa tombe étoit en rase campagne, sur le confluent de deux petites rivieres. La foudre tomba dans la suite sur le tombeau de ce poëte ; ce qui fut regardé comme un accident glorieux, parce qu’il n’y avoit eu que Lycurgue à qui une pareille chose fût arrivée.

Les Athéniens envoyerent une ambassade en Macédoine pour avoir ses os, & ne purent les obtenir ; mais ils lui dresserent un superbe cénotaphe, qui subsistoit encore du tems de Pausanias, & toute la ville prit le deuil à la nouvelle de sa mort. Un de ses amis nommé Philémon en fut si touché, qu’il déclara que s’il croyoit que les morts conservent le sentiment, comme quelques-uns l’assûroient, il se pendroit pour aller jouir de la vûe d’Euripide.

De quatre-vingt-douze tragédies qu’il avoit composées, il ne nous en reste que dix-neuf, dont les éditions les plus estimées sont celles d’Alde en 1503, in-8°. de Plantin, en 1571, in-16. & de Paul Etienne, en 1604, in-4°. Mais toutes ces éditions ont été effacées par celle de Cambridge, qu’a publiée en 1694, in fol. le docte Josué Barnès. Il a joint dans cette édition des scholies ; il a éclairci plusieurs choses par des notes fort savantes, & il a mis à la tête une vie d’Euripide toute pleine d’érudition, & fort au-dessus de celle de Thomas Magister.

Les pieces d’Euripide sont pleines de sentences d’une excellente morale : autant de vers, autant de maximes, selon Cicéron. Faut-il s’étonner après cela que cet illustre orateur eût toujours Euripide dans sa poche ? les assassins qui le poursuivoient & qui le tuerent, le trouverent lisant dans sa litiere la Médée d’Euripide. On peut néanmoins condamner dans le poëte de Salamine l’usage un peu trop fréquent des aphorismes philosophiques : on a trouvé nommément que son Hécube philosophe jusqu’à l’excès & à contre-tems.

Il y a plus ; toutes ses maximes n’étoient pas bonnes : il en débita une sur la religion du serment, qui parut si cavaliere, qu’on lui en fit un procès, dont il ne se tira que par un conflit de jurisdiction. Il introduit Hippolyte armé d’une restriction mentale, & qui, quand on lui remet en mémoire son serment, dit, v. 612.

J’ai juré de la langue, & non pas de l’esprit.

Cependant M. Barnès observe entr’autres choses, pour justifier le poëte, qu’Hippolyte aima mieux mourir que de violer ce serment verbal.

Euripide, dans une autre rencontre, dogmatisa si gravement pour les avares, que tout le monde s’en émut. On auroit chassé l’acteur, si l’auteur ne fût venu prier le peuple de se donner un peu de patience, l’assurant qu’on verroit bientôt la fin malheureuse de cet avare, dont les maximes choquoient tout le monde. L’équité veut que l’on soit content de cette sorte d’apologie : le même poëte s’en servit pour son Ixion. Quelques personnes trouverent mauvais qu’il représentât sur le théatre un homme aussi impie & aussi méchant que celui-là. « Prenez garde, leur répondit-il, qu’avant que de le laisser disparoître, je l’attache sur une roue ».

Une autre fois, on s’offensa tellement des deux premiers vers de sa Ménalippe, qui sembloient attaquer l’existence du plus grand des dieux, qu’il fut obligé de les changer ; c’est ce que nous apprenons de Plutarque : voici les deux vers dont il s’agit, suivant la traduction d’Amiot :

O Jupiter ; car de toi rien sinon
Je ne connois seulement que le nom.

« Il se fioit fort de cette tragédie-là, ajoute Plutarque, comme étant magnifiquement & exquisement bien écrite ; mais pour le tumulte & murmure qu’en fit le peuple, il changea les deux premiers vers ainsi comme il se lit maintenant » :

O Jupiter, combien en vérité
Ce nom convient à ta divinité.

Au reste, il seroit absurde d’imputer à l’auteur d’une piece dramatique, les sentimens qu’il met dans la bouche de ses personnages. Il falloit bien, pour soutenir le caractere de Sisyphe, qu’Euripide le fît raisonner comme un athée ; & Plutarque a eu tort de trouver dans le discours de Sisyphe une ruse d’écrivain. Grotius a dit judicieusement : multa in tragedus sunt ex poetæ sensu dicta, sed congruenter personæ quæ loquens inducitur. (Le chevalier de Jaucourt.)