L’Encyclopédie/1re édition/SINGULIER, re

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SINGULIER, re, adj. (Gram.) ce terme est consacré dans le langage grammatical, pour désigner celui des nombres qui marque l’unité. V. Nombre.

Un même nom, avec la même signification, ne laisse pas très-souvent de recevoir des sens fort différens, selon qu’il est employé au nombre singulier, ou au nombre pluriel. Par exemple, donner la main, c’est la présenter à quelqu’un par politesse, pour l’aider à marcher, à descendre, à monter, &c. donner les mains, n’est plus qu’une expression figurée, qui veut dire consentir à une proposition. Cette remarque est due à M. l’abbé d’Olivet, sur ces vers de Racine, Bajazet, I. iij. 8. 9.

. . . . . . Savez-vous si demain
Sa liberté, ses jours seront en votre main.

Il me semble que de pareilles observations sont fort propres à faire concevoir qu’il est nécessaire d’apporter dans l’étude des langues, autre chose que des oreilles, pour entendre ce qui se dit, ou des yeux pour lire ce qui est écrit : il y faut encore une attention scrupuleuse sur mille petites choses qui échapperont aisément à ceux qui ne savent point examiner, ou qui seront mal vues par ceux qui n’auront pas une certaine pénétration, un certain degré de justesse dont on se croit toujours assez bien pourvu, & qui pourtant est bien rare.

L’usage a autorisé dans notre langue une maniere de parler qui mérite d’être remarquée : c’est celle où l’on emploie par synecdoque, le nombre pluriel, au lieu du nombre singulier, quand on adresse la parole à une seule personne : Monsieur, vous m’avez ordonné ; je vous prie ; &c. ce qui signifie littéralement en latin, domine, jussistis ; oro vos ; la politesse françoise fait que l’on traite la personne à qui l’on parle, comme si elle en valoit plusieurs : & c’est pour cela que l’on n’emploie que le singulier, quand on parle à une personne à qui l’on doit plus de franchise, ou moins d’égards ; on lui dit, tu m’as demandé, je t’ordonne, sur tes avis, &c. cette derniere façon de parler s’appelle tutoyer, ou tutayer ; ainsi l’on ne tutaye que ceux avec qui l’on est très-familier, ou ceux pour qui l’on a peu d’égards. On trouve dans le patois de Verdun dévouser, pour tutayer ; ce qui me feroit volontiers croire que c’est un ancien mot du langage national ; il en a tous les caracteres analogiques, & il est composé de la particule privative , & du pronom pluriel vous, comme pour dire priver de l’honneur du vous. Ce mot méritoit de rester dans la langue, & il devroit y rentrer en concurrence avec tutayer : tous deux signifieroient la même chose, mais en indiquant des vues différentes ; par exemple, on tutayeroit par familiarité, ou par énergie, comme dans la poésie ; on dévouseroit par manque d’égards, ou par mépris.

Au reste, il y a peu de langues modernes où l’urbanité n’ait donné lieu à quelque locution vraiment irréguliere à cet égard. Les Allemands disent : mein herr, ich bin ihr diener, ce qui signifie littéralement en françois, monsieur, je suis leur serviteur, au lieu de ton, qui seul est régulier : ils disent de même ils, au lieu de tu ; par exemple, sie bleiben immer ernsthast, c’est-à-dire, ils démeurent toujours sérieux, au lieu de l’expression réguliere, tu es toujours serieux : il y a donc dans le germanisme, abus du nombre & de la personne. Les Italiens, outre notre maniere, ont encore leur vossignoria, nom abstrait de la troisieme personne, qu’ils substituent à celui de la seconde. Les Espagnols ont également adopté notre maniere, pour les cas du moins où ils ne croyent pas devoir employer les noms abstraits de distinction, ou le nom de pure politesse, vuestra merced, ou vuesa merced, qu’ils indiquent communément dans l’écriture, par v. m. (B. E. R. M.)