L’Encyclopédie/1re édition/SOUPCON

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SOUPCON, s. m. (Morale.) défiance sur la probité, sur la sincérité d’une personne, ou sur la vérité de quelque chose ; c’est une croyance desavantageuse accompagnée de doute.

Les soupçons, dit ingénieusement le chancelier Bacon, sont entre nos pensées, ce que sont les chauve-souris parmi les oiseaux, qui ne volent que dans l’obscurité. On ne doit pas écouter les soupçons, ou du moins y ajouter foi trop facilement. Ils obscurcissent l’esprit, éloignent les amis, & empêchent qu’on n’agisse avec assûrance dans les affaires. Ils répandent sans cesse des nuages dans l’imagination. Tyrans de l’amour & de la confiance, ils rendent les rois cruels, les maris odieux, les femmes furieuses, les maîtres injustes, les gens de bien insociables, & disposent les sages à la mélancolie & à l’irrésolution.

Ce défaut vient plutôt de l’esprit que du cœur, & souvent il trouve place dans des ames courageuses. Henri VII. roi d’Angleterre, en est un bel exemple. Jamais personne n’a été plus brave, ni plus soupçonneux que ce prince ; cependant dans un esprit de cette trempe, les soupçons ne font point tant de mal ; ils n’y sont reçus qu’après qu’on a examiné leur probabilité ; mais sur les esprits timides, ils prennent trop d’empire.

Rien ne rend un homme plus soupçonneux que de savoir peu. On doit donc chercher à s’instruire contre cette maladie. Les soupçons sont nourris de fumée, & croissent dans les ténebres ; mais les hommes ne sont point des anges : chacun va à ses fins particulieres, & chacun est attentif & inquiet sur ce qui le regarde.

Le meilleur moyen de modérer sa défiance est de préparer des remedes contre les dangers dont nous nous croyons menacés, comme s’ils devoient indubitablement arriver, & en même tems de ne pas trop s’abandonner à ses soupçons, parce qu’ils peuvent être faux & trompeurs. De cette façon, il n’est pas possible qu’ils nous servent à quelque chose.

Ceux que nous formons nous-mêmes, ne sont pas à beaucoup près si fâcheux que ceux qui nous sont inspirés par l’artifice & le mauvais caractere d’autrui : ces derniers nous piquent bien davantage. La meilleure maniere de nous tirer du labyrinthe des soupçons, c’est de les avouer franchement à la partie suspecte : par-là on découvre plus aisément la vérité, & on rend celui qui est soupçonné plus circonspect à l’avenir ; mais il ne faut pas user de ce remede avec des ames basses. Quand des gens d’un mauvais caractere se voient une fois soupçonnés, ils ne sont jamais fideles. Les Italiens disent sospetto licensia fede, comme si le soupçon congédioit & chassoit la bonne foi ; mais il devroit plutôt la rappeller & l’obliger à se montrer ouvertement. Enfin il faut que l’homme se conduise de son mieux, pour ne pas donner lieu à des soupçons ; & pour le dire en poëte,

Il faut pour mériter une solide estime,
S’exempter du soupçon aussi-bien que du crime.

(D. J.)