L’Encyclopédie/1re édition/SYÉNÉ

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SYÉNÉ, (Géog. anc.) ville située sur la rive orientale du Nil dans la haute Egypte, au voisinage de l’Ethiopie. Le marbre nommé syénites, & que quelques-uns appellent aussi signites, à cause qu’il est tacheté de points de différentes couleurs, se tiroit des montagnes voisines de cette ville. Comme il est très dur, les Egyptiens s’en servoient pour éterniser la mémoire des grands hommes, dont ils marquoient les actions par des caracteres gravés sur des pyramides de ce marbre. Ils en ornoient leurs tombeaux ; c’est celui que nous appellons granit d’Egypte.

Mais ce n’est pas par son marbre que Syéné intéresse les géographes, c’est par la fixation de sa latitude sur laquelle M. de la Nauze a fait des remarques très-curieuses insérées dans les mém. de Littérat. tom. XXVI. in-4°. En voici le précis.

Pline, l. II. c. lxxiij. assure que le jour du solstice à midi, les corps ne font point d’ombre à Syéné, & que pour preuve on y a fait creuser un puits qui dans ce tems-là est tout éclairé. Strabon a dit la même chose, & selon tous les modernes, cette observation démontre que Syéné est justement sous le tropique du cancer, à 23 deg. 30 m. de latit. sept. M. Delisle lui-même a embrassé ce sentiment dans les mém. de l’acad. royale des Sciences, année 1708, pag. 370.

Ainsi presque tous les savans jusqu’à ce jour, ont établi la latitude de Syéné à environ vingt-trois degrés & demi, parce qu’ils se sont fondés sur la prétendue immobilité de l’écliptique : l’antiquité, disent-ils, a placé la ville de Syéné au tropique, & le tropique est environ à vingt-trois degrés & demi de l’équateur ; donc la latitude de Syéné est d’environ vingt-trois degrés & demi ; mais tout ce raisonnement porte à faux, à cause de la diminution qui se fait insensiblement de siecle en siecle dans l’obliquité de l’écliptique, diminution qui n’est plus contestée aujourd’hui, surtout depuis que M. Cassini en a donné les preuves dans ses élemens d’Astronomie, & qu’un autre savant académicien (M. l’abbé de la Caille) a trouvé l’obliquité de vingt-trois degrés vingt-huit minutes seize secondes l’année 1752, par des observations faites dans l’île de Bourbon, au voisinage du tropique.

L’obliquité avoit été beaucoup plus considérable dans le siecle d’Eratosthène & de Pythéas, vers l’an 235 avant Jesus-Christ. Eratosthène l’observa d’environ vingt-trois degrés cinquante-une minutes vingt secondes, selon le témoignage de Ptolomée ; & Pythéas fit à Marseille une observation d’où résultoit l’obliquité de vingt-trois degrés quarante-neuf minutes vingt-une secondes vers le même tems. Ce sont deux minutes de différence pour les deux observations des deux mathématiciens contemporains ; de sorte qu’en nous arrêtant à l’an 235 avant J. C. & en prenant le milieu des deux observations, nous aurons pour cette année-là l’obliquité de vingt trois degrés cinquante minutes vingt secondes. A ce compte la diminution de l’obliquité depuis l’an 235 avant J. C. jusqu’à l’an 1752 de l’ere chrétienne, aura été de vingt-deux minutes quatre secondes en dix-neuf cens quatre-vingtsix ans : ce qui fait une minute en quatre-vingt-dix années, & l’on trouve en effet assez exactement cette proportion par l’évaluation moyenne des autres observations de l’obliquité faites dans les siecles intermédiaires.

Strabon fit le voyage de Syéné avec Cornélius Gallus, gouverneur de l’Egypte, vers l’an 28 avant J. C. L’obliquité de l’écliptique, selon l’hypothèse que nous avons proposée, étoit cette année-là de 23 degrés 48 minutes 2 secondes ; le zénith de la ville étoit donc alors à 11 minutes 18 secondes en-deçà du centre du soleil solsticial, & à 4 minutes 31 secondes par de-là le limbe septentrional : Syéné, par conséquent recevoit encore la lumiere verticale : aussi Strabon assuroit-il, que le premier canton de l’Egypte qu’on rencontroit, où le soleil ne fit point d’ombre, étoit le canton de Syéné.

Le soleil solsticial n’abandonna le zénith de la ville qu’environ l’an 380 de J. C. ainsi les écrivains antérieurs à cette année 380 & postérieurs à Strabon, ont eu les mêmes raisons que lui, de reconnoître pour leur tems la direction verticale des rayons solaires sur Syéné. Lucain vers l’an 60 de J. C. qu’il écrivoit sa pharsale, supposoit cette direction ; Pline vers l’an 75, disoit qu’il n’y avoit point d’ombre à Syéné le jour du solstice à l’heure de midi. Plutarque vers l’an 90 disoit la même chose, dans un passage pris à contre-sens par Casaubon, comme si l’écrivain grec eût prétendu que de son tems, les gnomons de Syéné n’étoient déja plus sans ombre, pendant qu’il assure le contraire. Arrien vers l’an 130, parlant des différentes projections des ombres dans l’Inde, citoit en conformité les expériences de Syéné.

Ptolomée vers l’an 140 écrivoit dans le même sens, que le soleil passoit une fois l’an au zénith de Syéné, quand l’astre étoit au tropique. Aristide, contemporain de Ptolomée avoit été sur les lieux : il déclare qu’à Elephantine, ville séparée de Syéné, par le Nil, tout étoit sans ombre à midi, temples, hommes & obélisques. Pausanias vers le même tems disoit aussi, que ni les arbres, ni les animaux, ne jettoient aucune ombre à Syéné, quand le soleil entroit dans le signe du cancer. Servius & Ammien Marcellin, qui ont écrit l’un & l’autre vers l’an 380, quand le soleil cessoit de répondre même par son limbe au zénith de la ville, ont tenu l’ancien langage sur la nullité des ombres dans Syéné ; & les écrivains postérieurs, quoique le phénomene eut totalement cessé, n’ont pas laissé de le rapporter, comme un fait toujours subsistant, sans que personne se soit jamais avisé de le vérifier. De-là l’erreur de ceux d’entre les géographes modernes, qui supposant Syéné toujours sous le tropique, & le tropique toujours à environ 23 degrés & demi de l’équateur, ont prétendu corriger la latitude donnée à Syéné, par Eratosthène, & rapprocher de l’équateur cette ville beaucoup plus qu’il ne falloit.

Il y avoit à Syéné un fameux puits, totalement éclairé par les rayons directs du soleil solsticial. Eratosthène & les compagnons de ses voyages avoient apparemment fait creuser ce puits : on ne peut guere se refuser à cette idée, quand on sait qu’Eratosthène choisit, selon Pline, le voisinage de l’Ethiopie pour le principal début de ses opérations géodésiques ; & quand on voit d’un autre côté, par le témoignage du même Pline & par celui de Servius, que de savans mathématiciens voulurent laisser le puits de Syéné pour monument de leurs travaux & de leurs découvertes. Il ne faut donc point imaginer que ces anciens observateurs, ayant trouvé par hasard le puits totalement éclairé dans le tems du solstice, en ayent conclu la position de Syéné sous le tropique proprement dit, & que ce soit ce principe fautif que ait rendu défectueuse leur mesure de la terre. Eratosthène certainement ne supposoit pas le puits sous le tropique, puisqu’il plaçoit, comme nous l’avons vû, le tropique à 23 degrés 51 minutes, & Syéné à 24 degrés de l’équateur.

D’ailleurs, ceux d’entre les anciens qui avoient quelque habileté, ne pouvoient pas penser que tout ce qui étoit verticalement éclairé par les rayons solaires, fût dès-lors sous le tropique proprement dit, & sous le centre même du soleil ; ils connoissoient, aussi-bien que nous, la grandeur de l’espace ou le soleil vertical absorboit les ombres : ils l’évaluoient, selon Cléomede, à 300 stades, qui pris pour des stades de 8 au mille romain, comme ils étoient au tems de Cléomede, sont 37 milles & demi romains. Or, comme les milles romains sont de 75 au degré, les 300 stades donnent un demi degré ; & si le diametre du soleil solsticial est un peu plus grand, la différence est si légere, que les 300 stades en nombre rond sont parfaitement excusés. Comment donc prétendre qu’il a suffi aux anciens observateurs de la mesure de la terre, de voir un puits totalement éclairé, pour en placer aussi-tôt le zénith au tropique & prendre de-là leur mesure ?

Après tous les caracteres topographiques & astronomiques qui nous restent dans les anciens écrivains sur la position de Syéné, il ne seroit pas extrèmement difficile d’en découvrir l’emplacement dans la géographie moderne. Plusieurs pensent que la position & la dénomination de Syéné, répondent au lieu nommé présentement Assuana ou Assouan, dans la haute Egypte ; mais le peu qu’ils disent sur ce rapport, mériteroit une plus ample vérification. Si donc des voyageurs bien instruits vouloient s’en assurer, ils n’auroient pas lieu vraissemblablement de se repentir de leur entreprise, à cause de la nature du sol & de celle de l’air, qui partout ailleurs concourant à la destruction des anciens vestiges des villes, semble en favoriser la conservation dans le pays dont nous parlons. Les changemens arrivés au terrein de l’Egypte, ne regardent pas tant les monumens de pierre & de marbre, que les atterrissemens & les alluvions formés par le Nil. Des altérations de cette espece, survenues dans un intervalle de sept cens ars au voisinage de Syéné, firent qu’Aristide n’y vit pas tout-à-fait ce qu’Hérodote y avoit vû. La différence des tems devoit donc empêcher l’orateur de Smyrne de critiquer comme il a fait, le pere de l’histoire, & elle devroit à plus forte raison rendre plus circonspects les voyageurs modernes, qui s’en iroient à la découverte de l’ancienne ville de Syéné.

Ce ne seroient pas les géographes seuls qui profiteroient d’un tel voyage de Syéné ; les physiciens y découvriroient un nouveau climat, dont les singularités ne sauroient manquer d’enrichir l’histoire naturelle ; ceux qui ont le goût des antiquités retrouveroient dans les ruines d’une ville, autrefois florissante, ces restes d’architecture égyptienne, ces obélisques, ces ornemens en tout genre qui étoient encore plus communs dans la haute que dans la basse Egypte ; les savans particulierement, curieux de suivre les traces des Arts & des Sciences dans tous les pays & dans tous les siecles, pourroient dans un endroit qui fut une des principales stations d’Eratosthène, vérifier l’exactitude de ses recherches, & en apprécier le mérite. Enfin, les mathématiciens y feroient des observations au tropique, pour déterminer de plus en plus la figure de la terre ; observations qui paroissent manquer à celles de l’équateur & du cercle polaire, qu’on a faites il y a trente ans avec beaucoup de gloire.

Maurus Terentianus qui florissoit sous les derniers Antonins, avoit été gouverneur de Syéné ; il est auteur d’un petit ouvrage curieux en vers latins, dans lequel il traite de la prononciation des lettres, de la mesure, & de la quantité des vers. (Le chevalier de Jaucourt.)