L’Encyclopédie/1re édition/TÉNÉDOS

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TÉNÉDOS, (Mythol.) la feinte des Grecs qui cacherent leur flotte derriere cette île, tandis que les Troyens abusés poussoient le cheval de bois dans leurs murs, a plus fait parler de Ténédos, que la réputation de sa justice, de sa fertilité & du temple d’Apollon Sminthien. (D. J.)

Ténédos, (Géog. anc.) île de la mer Egée proche le continent de l’Asie mineure, vis-à-vis les ruines de Troie. Strabon donne quarante stades au canal qui la sépare de l’Asie.

Tous les anciens auteurs conviennent que cette île, qui se nommoit Leucophris, fut appellée Ténédos, du nom de Tenès ou Tennès qui y mena une colonie. Diodore de Sicile en parle en véritable historien. Tenès, dit-il, fut un homme illustre par sa vertu ; il étoit fils de Cygnus roi de Colones dans la Troade ; & après avoir bâti une ville dans l’île de Leucophris, il lui donna le nom de Ténédos. L’île devint misérable après la destruction d’Ilium ; & fut obligée, comme remarque Pausanias, de se donner à ses voisins, qui avoient bâti la ville d’Alexandrie sur les ruines de Troie.

Cette île fut ensuite une des premieres conquêtes des Perses, qui ayant défait les Ioniens à l’île de Lada, vis-à-vis de Milet, se rendirent maîtres de Scio, de Lesbos & de Ténédos. Elle tomba sous la puissance des Athéniens, ou du-moins elle se rangea de leur parti contre les Lacédémoniens, puisque Nicoloque qui servoit sous Antalnidas, amiral de Lacédémone, ravagea cette île & en tira des contributions, malgré toute la vigilance des généraux athéniens qui étoient à Samothrace & à Tharse.

Les romains jouirent de Ténédos dans leurs tems, & le temple de cette ville fut pillé par Verrès : cet impie ne lui fit pas plus de grace qu’à ceux de Scio, d’Erythrée, d’Halicarnasse & de Délos. Cicéron parle en plusieurs endroits de cette grande bataille que Lucullus remporta à Ténédos sur Mithridate, & sur les capitaines que Sertorius avoit fait passer dans son armée.

Ténédos eut le même sort que les autres îles sous les empereurs romains & sous les empereurs grecs Les Turcs s’en saisirent de bonne heure, & la possedent encore aujourd’hui ; ils la nomment Bosciada : elle fut prise par les Vénitiens en 1656, après la bataille des Dardanelles ; mais les Turcs la reprirent presque aussi-tôt.

Strabon donne à cette île 80 stades de tour, c’est-à-dire 10 milles ; elle en a bien 18 & seroit assez arrondie, si ce n’est qu’elle s’alonge vers le sud-est. Cet auteur détermine la distance de la terre ferme à 11 stades qui valent 1375 pas, quoiqu’on compte environ 6 milles. Pline en a mieux jugé ; car il l’éloigne de 12 milles & demi de l’ancienne Sigée, qui étoit sur le cap Janissaire : il marque pour l’éloignement de Lesbos à Ténédos 50 milles.

Ce fut derriere cette île que les Grecs cacherent leur flotte quand ils firent semblant de quitter leur entreprise du siege de Troie. C’est-là ce qui a plus fait parler de Ténédos que toute autre chose, & ce qui encore aujourd’hui fait voler ce nom par toute la terre. Tous ceux qui ont un peu étudié savent par cœur ces beaux vers de Virgile :

Est in conspectu Tenedos notissima famâ
Insula, dives opum Priami dùm regna manebant,
Nunc tantùm sinus & statio malè fida carinis.
Hùc se provecti deserto in littore condunt.

Æneïd. l. II. v. 21.

« Vis-à-vis de Troie est l’île de Ténédos, île fameuse & riche sous le regne de Priam ; mais dont le port détruit n’a plus aujourd’hui qu’une rade peu sûre. Les grecs allerent se cacher derriere cette île déserte ».

Ténédos a cependant été recommandable par de meilleures raisons que ce stratagème des Grecs. On y exerçoit une justice fort sévere, comme nous le dirons dans la suite. Il y croissoit le meilleur origan du monde ; on y faisoit des vases de terre qui étoient fort estimés. Les raisins, les épis & la Cerès qui paroissent sur ses médailles, témoignent qu’elle abondoit en blé & en vin, & elle jouit encore aujourd’hui de ce dernier avantage. MM. Spon & Wheler nous l’assurent ; mais Tournefort est meilleur à entendre sur cet article.

Nous n’avions pas, dit-il, grande envie étant dans cette île, d’aller chercher les ruines des greniers que Justinien y fit bâtir pour servir d’entrepôt aux blés d’Alexandrie destinés pour Constantinople, qui se pourrissoient souvent dans les vaisseaux arrêtés par les vents contraires à l’entrée des Dardanelles. Ces magasins cependant, à ce que dit Procope, avoient 280 piés de long sur 90 de large. Leur hauteur étoit considérable, & par conséquent ils devoient être solides. Nous admirions la prévoyance de cet empereur ; mais tout cela ne piquoit pas notre curiosité ; non-plus que la fontaine qui, du tems de Pline, se répandoit hors de son bassin dans le solstice d’été, depuis trois heures après minuit jusqu’à six. Le vin muscat de cette île, qui est le plus délicieux du Levant, nous attiroit bien davantage.

Je ne pardonnerai jamais aux anciens, continue-t-il, de n’avoir pas fait le panegyrique de cette liqueur, eux qui ont affecté de célebrer les vins de Scio & de Lesbos. On ne sauroit les excuser en disant qu’on ne cultivoit pas la vigne à Ténédos dans ce tems-là : il est aisé de prouver le contraire par des médailles. On y voit à côté de la hache à deux tranchans (qui sont faits comme les aîles d’un moulin à vent, au-lieu que dans d’autres médailles de cette île ils sont arrondis de même que ceux des haches des Amazones), on voit, dis-je, à côté de cette célebre hache une branche de vigne chargée d’une belle grappe de raisin, qui marque l’abondance de ce fruit dans l’île de Ténédos. On porte la plus grande partie de son vin muscat à Constantinople pour le grand-seigneur & les ministres étrangers.

Si Bacchus protégeoit Ténédos, Vénus y auroit trouvé des nymphes dignes de la suivre. Il n’y avoit point ailleurs d’aussi belles femmes, au rapport de Nymphodore dans Athénée, liv. XIII. pag. 609. Il avoit fait le tour de l’Asie, & un témoignage de cet ordre est d’un grand poids dans l’histoire géographique.

Celui de Théophraste peut encore être allégué ; il raconte qu’il y avoit à Ténédos & à Lesbos certains juges établis pour décider de la beauté des femmes ; tant on étoit alors persuadé dans ces deux îles qu’il falloit porter honneur aux dons de la nature ! C’étoit une charge bien délicate que celle de ces juges de Ténédos. Les dieux-mêmes la refuserent, & Pâris eût fort bien fait de les imiter ; car il acheta chérement, & la ruse dont il s’avisa pour mieux décider, & la possession d’Hélene qu’il obtint pour sa sentence. Ce fut à Ténédos, selon quelques uns, qu’aborda ce troïen après l’enlevement de la femme de Ménélas, & qu’avec ses cajoleries, il la consola de ses chagrins. In portum Tenedon pervenit, ubi Helenam mæstam alloquio mitigavit, dit le prétendu Darès, phrygien, de exidio Trojæ.

Cet événement fabuleux ne faisoit pas sans doute beaucoup d’impression dans le pays, puisque non seulement il se trouvoit des personnes à Lesbos & à Ténédos qui vouloient être juges en matiere de beauté ; mais on en établit dans une ville du Péloponnèse, où tous les ans il se faisoit une dispute de beauté, & l’on distribuoit un prix à la femme qui l’emportoit sur ses rivales. Cet usage duroit encore du tems d’Athénée. On pouvoit pardonner cette émulation aux femmes ; mais il est fort étrange que les hommes aient aussi disputé ce prix ; c’est pourtant ce qui se pratiquoit à Elée, au rapport de Théophraste.

Je ne dirai rien de la singularité des écrevisses de Ténédos, dont l’écaille représentoit une hache ; c’est un vrai conte de Plutarque qu’il faut joindre à beaucoup d’autres qu’on lit dans ses ouvrages. Suidas, qui a copié cet auteur, dit qu’on trouvoit ces sortes d’écrevisses dans un lieu près de Ténédos, & que l’on appelloit Ἀστέριον ; sur quoi Hesychius prétend que les premiers Ténédiens ont été nommés Ἀστέριοι.

Quoique les habitans de Ténédos ne se trouvant pas assez forts pour se maintenir dans l’indépendance, se soient soumis à la ville d’Alexandrie située dans la Troade ; ils étoient cependant riches du tems de Cicéron, à ce qu’il paroît par ses harangues contre Verrès. Il mande à son frere qu’on jugea trop à la rigneur l’affaire qu’ils eurent à Rome touchant leurs immunités. Tenediorum igitur libertas securi Tenediâ præcisa est, quum eos præter me & Bibulum, & Calidium, & Favonium, nemo defenderet. L’expression Tenedia securis, la hache de Ténédos, est une expression bien heureuse, comme on le verra tout-à-l’heure.

Remarquons auparavant que l’île de Ténédos étoit particulierement consacrée à Apollon Sminthien. Homere le dit, & Strabon confirme que ce dieu y étoit honoré sous ce nom. Qui croiroit qu’Apollon eût été ainsi surnommé a l’occasion des mulots ? Rien cependant n’est plus vrai. On les a représentés sur les médailles de l’île, & les Crétois, les Troyens, les Eoliens appellent un mulot, σμίνθος. Elian raconte qu’ils faisoient de si grands dégâts dans les champs des Troïens & des Eoliens, que l’on eut recours à l’oracle de Delphes. La réponse porta qu’ils en seroient délivrés, s’ils sacrifioient à Apollon Sminthien. Nous avons deux médailles de Ténédos sur lesquelles les mulots sont représentés ; l’une a la tête radiée d’Apollon avec un mulot, le revers représente la hache à double tranchant ; l’autre médaille est à deux têtes adossées, & deux mulots placés tout au bas du manche. Strabon dit qu’on avoit sculpté un mulot au pié de la statue d’Apollon, qui étoit dans le temple de Chrysa, pour expliquer la raison du surnom de Sminthien qu’on lui avoit donné, & que cet ouvrage étoit de la main de Scopas, fameux sculpteur de Paros.

Mais je ne trouve point extraordinaire que Ténès, fondateur de la ville de Ténédos, ait été honoré comme un autre dieu dans cette île. Ses grandes qualités lui mériterent cet hommage ; sa vie est intéressante. Son pere Cygnus le fit mettre dans un coffre avec sa chere sœur Hémithée, & les abandonna à la merci des flots. Il usa de cette rigueur par trop de crédulité envers sa femme, belle-mere de Ténès. Cette femme s’étoit plainte d’avoir été violée par son beau-fils, & avoit allégué le faux témoignage d’un joueur de flûte. Voilà le fondement de la loi qui s’observoit dans l’île de Ténédos, qu’aucun homme de cette profession, ne pourroit entrer dans les temples. Ténès, qui fut apparemment l’auteur de cette loi, si propre à éterniser la juste haine qu’il avoit conçue contre son faux-témoin, se montra digne du commandement par d’autres lois qu’il établit, & qu’il fit exécuter sans distinction de personne. Il condamna les adulteres à perdre la tête ; & lorsqu’on le consulta pour savoir ce que l’on feroit de son fils qui étoit tombé dans ce crime, il répondit, que la loi soit exécutée.

De-là vinrent peut-être des médailles qui avoient d’un côté la figure d’une hache, & de l’autre le visage d’un homme, & le visage d’une femme sur un même cou. Beger en a publié une frappée par les Ténédiens, où l’on voit d’un côté deux visages sur un même cou, & de l’autre une hache entre une lyre & une grappe de raisin. Ces deux visages représentent l’un un homme, & l’autre une femme. Il est vraissemblable que cette médaille a été frappée pour désigner le supplice d’une femme adultere, ainsi que celui de son amant, & pour être un monument de l’exécution de la loi sur le propre fils de Ténès. Voyez ce qu’en disent Spanheim dans le même ouvrage de Beger, & le savant Cuper dans son Harpocrate.

Cependant une chose embarrasse ici les antiquaires, c’est qu’on a des médailles de Ténédos, dans lesquelles l’un des visages représente un vieillard, l’autre représente une jeune femme : dans d’autres les deux visages représentent des jeunes gens, &c. Ces variations donnent lieu de croire que l’on ne frappoit pas toutes ces médailles selon le premier esprit ; mais les unes pour un dessein, & les autres pour un autre. Peut-être aussi que toutes les fois que les lois de Ténès étoient mises en exécution, on frappoit une nouvelle médaille, en sorte qu’alors les deux têtes sur un même cou varioient, ou quant à l’âge, ou quant à d’autres ornemens marqués sur la médaille, selon les qualités personnelles de ceux qui avoient été punis.

Goltzius a donné le type d’une médaille de Ténédos qui n’est point susceptible des explications qu’on vient de donner ; ce sont deux têtes d’un jeune homme & d’une jeune femme adossées, mais qui ont une espece de diadème. Au revers est la hache avec laquelle on les a coupées. M. Baudelot croit que l’une de ces têtes est celle de Jupiter, & l’autre celle d’une amasone, qui dans le tems des courses de ces héroïnes, avoit fondé quelques villes dans l’île de Ténédos : les habitans, dit-il, voulurent conserver la mémoire de cet événement sur leur monnoie, comme firent en pareille occasion ceux de Smyrne, d’Ephese & de plusieurs autres villes d’Asie. La hache doit se trouver sur le revers de la médaille, parce qu’on sait que cet instrument à double tranchant étoit le symbole des Amazones. Quoique cette conjecture soit ingénieuse, je goûte beaucoup plus celle de M. de Boze, qui croit que les deux têtes adossées sont celles de Ténès lui-même & de sa sœur Hémithée.

Quoi qu’il en soit, la hache de Ténédos passa en proverbe, pour signifier une grande sévérité. Il ne faut pas s’en étonner, car Ténès ordonna qu’il y eût toujours derriere le juge un homme tenant une hache, afin de couper la tête sur le champ à quiconque seroit convaincu d’adultere, de fausse accusation capitale, ou de quelqu’autre grand crime. Voilà l’origine du bon mot de Cicéron, la hache de Ténédos, pour désigner un jugement rigoureux. On disoit aussi c’est un homme de Ténédos, pour dire un homme inflexible. Et quand on vouloit parler d’un faux témoin, on disoit que c’étoit un flûteur de Ténédos, Τενέδιος αὐλητής.

On lit que Cygnus & Ténès furent tués par Achille pendant la guerre de Troie : le premier, selon Ovide, lorsque les Grecs descendirent de leurs vaisseaux ; le second, selon Plutarque, lorsqu’Achille alla ravager l’île de Ténédos. Ténès voulut secourir sa chere sœur Hémithée poursuivie par Achille qui vouloit l’enlever à cause de sa beauté, & Achille le tua sans le connoître ; il en fut extrèmement affligé, & le fit enterrer avec honneur : mais les habitans de Ténédos bâtirent un temple à Ténès, où ils l’honorerent comme un dieu, & conçurent tant d’indignation contre Achille, qu’ils ordonnerent que personne ne prononçât ce nom-là dans le temple de Ténès.

Outre Diodore de Sicile, qui nous apprend que Ténès fut honoré comme un dieu dans l’île de Ténédos, Cicéron l’assure positivement, liv. III. de naturâ deorum, cap. xv. Tenem ipsum, dit-il, qui apud Tenedios sanctissimus deus habetur, qui urbem illam dicitur condidisse, cujus ex nomine Tenedus nominatur ; hunc, inquam, ipsum Tenem pulcherrimè factum, quem quondam in comitio vidistis, abstulit Verres, magno cum gemitu civitatis. Apollon Sminthien étoit en quelque façon tombé dans l’oubli, depuis que Ténès avoit été mis au nombre des dieux. Verrès n’attenta point sur la statue d’Apollon Sminthien ; il vola celle de Ténès, qui en valoit bien mieux la peine par la richesse & la beauté du travail. Il semble que les hommes se gouvernent en matiere de religion comme les coquettes, chez qui le dernier venu est l’amant privilégié. Les nouveaux saints, dans l’Eglise romaine, font trop oublier les anciens ; du-moins les plaintes s’en trouvent dans les écrits de gens fort graves.

Nous avons perdu un livre sur la république de Ténédos par Aristote. J’ignore si les habitans de cette île ont fleuri dans les arts & dans les sciences, car je ne connois que Cléostrate né à Ténédos, & qui vivoit environ 500 ans avant Jesus-Christ, il cultiva l’Astronomie. Pline, liv. II. c. viij. lui attribue la découverte des signes du bélier & du sagittaire.

On trouvera dans Bayle deux articles curieux, l’un de Ténédos & l’autre de Ténès. J’en ai beaucoup fait usage dans celui-ci. (Le chevalier de Jaucourt.)

Ténédos, (Géog. mod.) cette île de l’Archipel dans l’Anatolie, (dont on peut lire l’article par rapport à l’ancienne géographie), n’a pas changé de nom depuis la guerre de Troye ; mais il n’y reste plus aucune marque d’antiquité. Elle est située sur la côte de la province Aiden-Zic, ou petite Aidine. La ville de son nom, bâtie sur la côte orientale, est toute ouverte & assez grande ; ses maisons s’étendent au bas de la colline, & sur le bord de la mer, comme on peut le voir par le plan qu’en a donné Tournefort dans ses voyages ; son port est très-bon, & capable de contenir de grandes flottes ; mais il n’est défendu que par une tour, avec un boulevart garni de quelques canons ; la ville de Ténédos est assez bien peuplée de Turcs & de Grecs, sur-tout des derniers ; elle est vis-à-vis l’entrée du détroit des Dardanelles, à l’éloignement de dix-huit milles : il y avoit anciennement près de cette ville un tombeau célebre, dédié à Neptune ; c’est apparemment Ténès qui fit cette consécration, en reconnoissance du bonheur qu’il eut d’être abordé heureusement avec sa sœur Hémithée, sur les bords de l’île de Ténédos. Latit. 39. 50. (D. J.)