L’Encyclopédie/1re édition/TANNER
TANNER, v. act. (Gram. Arts & Métiers.) Maniere de tanner les cuirs. Les peaux, telles que sont celles de bœuf, de vache, de cheval, de mouton, bélier ou brebis, de sanglier, cochon ou truie, &c, peuvent être tannées, c’est-à-dire qu’on peut les rendre propres à différens usages, selon leur force & les différentes manieres de les apprêter, par le moyen du tan dont on les couvre dans une fosse destinée à cet effet, après qu’on en a fait préalablement tomber le poil, soit avec la chaux détrempée dans l’eau, & cela s’appelle plamer à la chaux, soit avec de la farine d’orge, & cela s’appelle plamer à l’orge, soit enfin par la seule action du feu & de la fumée, maniere que l’on pratique déja depuis long-tems à Saint-Germain-en-Laie, & que les tanneurs des autres endroits ignorent en partie, ceux de cette ville la regardant comme un secret ; ce dernier moyen ne pourroit cependant paroître surprenant qu’à ceux qui ignorent les effets les plus naturels & les plus à portée d’être remarqués ; tout le monde sait qu’une peau même vivante perd beau coup de son poil pendant les chaleurs de l’été, ce que nous appellons muer ; à plus forte raison le poil doit-il quitter une peau morte, lorsqu’elle est exposée à l’action d’un feu & d’une fumée dont la chaleur peut égaler, & même surpasser celle de l’été ; cette derniere façon s’appelle plamer à la gigée ou à la gigie, terme que nous n’avons trouvé employé nulle part, & dont nous ne connoissons ni l’étymologie, ni les rapports.
Nous allons exposer avec le plus d’ordre & de clarté qu’il nous sera possible, ces trois façons de traiter les cuirs. Quelques personnes que nous avons eu occasion de voir, & qui nous ont assuré avoir voyagé en Perse, nous ont rapporté qu’on s’y servoit dans quelques tanneries, de sel & de noix de galle pour dépouiller la peau de son poil ; nous le croyons assez volontiers, vû que les plus légers mordans peuvent à la longue occasionner cette dépilation ; on s’y sert aussi, suivant leur rapport, de la chaux ; mais ce qui nous cause quelque surprise, c’est que la sécheresse qui regne dans ce pays, acheve, à ce que disent ces personnes, l’ouvrage, dans l’un & l’autre cas, les Persans ignorant absolument l’usage du tan. Peut-être que ces personnes douées d’une bonne mémoire se sont plûs à nous débiter ce qu’elles en avoient pu lire dans le dictionnaire du Commerce, dont nous aurons occasion de relever quelques erreurs, & réparer des omissions essentielles sur cet article.
Article I. Maniere de plamer à la chaux. Plamer un cuir à la chaux, c’est lui faire tomber le poil ou bourre, après l’avoir fait passer dans le plain pour le disposer à être tanné ensuite de la maniere que nous allons détailler.
Lorsque les Bouchers ont dépouillé les bœufs qu’ils ont tués, c’est-à dire, lorsqu’ils ont levé les cuirs de dessus, on les sale avec le sel marin & l’alun ou avec le natron, qui est une espece de soude blanche ou salpêtre, ce qu’il faut absolument faire, si on veut les garder quelque tems ou les envoyer au loin ; car dans le cas où le tanneur les apprêteroit aussitôt qu’ils auroient été abattus, il seroit inutile de les saler, cette opération n’étant nécessaire que pour en prévenir la corruption. Lorsque les cuirs auront été salés, & qu’ils seront parvenus entre les mains des Tanneurs, la premiere chose qu’il faudra faire pour les apprêter, sera d’en ôter les cornes, les oreilles & la queue, & c’est ce que les Tanneurs appellent l’émouchet ; on commencera aussi par cette même opération, quand même les cuirs n’auroient point été salés, après quoi on les jettera dans l’eau pour les dégorger du sang caillé, & en faire sortir les autres impuretés qui pourroient y être jointes ; on ne peut déterminer le tems fixe que les peaux doivent y rester, moins dans une eau vive comme celle de fontaine, plus dans celle de riviere, & plus encore dans une eau croupie & dormante ; ce tems doit aussi s’évaluer selon la fraîcheur des peaux, & du plus ou du moins de corps étrangers qui y sont joints, dont il faut qu’elles soient absolument purgées ; cependant un jour & demi doit ordinairement suffire, & pour peu que l’ouvrier soit intelligent, il augmente ou diminue ce terme, suivant les circonstances, après quoi on les retire ; on les pose sur le chevalet, & on y fait passer sur toutes leurs parties un couteau long à deux manches qui n’a point de tranchant, que l’on appelle couteau de riviere, dont l’action est de faire sortir l’eau qui entraîne avec elle le sang caillé en les pressant sur le chevalet ; quelques-uns n’en retirent les cornes, les oreilles & la queue, qu’après avoir été ainsi nettoyées ; mais c’est s’éloigner de l’ordre naturel. Cette opération finie, on doit les replonger dans la riviere, & les y laver jusqu’à ce que l’eau dont elles s’imbibent, en sorte nette & pure, ensuite on les met égoutter ; quoique le tanneur, pour s’épargner de la peine, puisse s’exempter de passer le couteau de riviere au tems que nous venons d’indiquer, peu cependant y manquent ; autrement les peaux n’auroient point la netteté recuise pour les opérations suivantes, & le dictionnaire du Commerce n’auroit pas dû passer cet article sous silence, vû que la bonté du cuir dépend en plus grande partie de la maniere dont il est apprêté.
Les peaux étant ainsi nettoyées & égouttées, on les met dans un plein, c’est-à-dire dans une grande cuve de bois ou de pierre, mastiquée en terre, remplie d’eau jusqu’à la moitié ou environ, & de chaux tout-à-fait usée, ce qui lui fait donner le nom de plain-vieux ou mort-plain ; c’est donc dans un mort-plain que les peaux doivent premierement entrer, autrement on courroit risque de les brûler, ce qui fait que les différens plains par où les peaux doivent successivement passer, doivent aller de degrés en degrés, jusqu’à ce qu’elles puissent entrer sans danger dans le plain-vif. On doit les laisser dans ce mort-plain environ dix à douze jours, en observant cependant de les en retirer tous les deux jours, quelquefois même tous les jours, sur-tout si la chaux n’étoit point tout-à-fait usée ou que les chaleurs fussent excessives ; on les met égoutter sur le bord du plain qu’on appelle la traite, & on les laisse ainsi en retraite à-peu-près le même tems qu’elles ont séjourné dans le mort-plain, c’est-à-dire un ou deux jours. Quoique nous ayons fixé le tems du séjour des peaux dans le mort-plain à dix ou douze jours, nous nous garderons cependant bien de les faire passer immédiatement après dans le plain-vif, comme nous avons remarqué qu’on indiquoit dans le dictionnaire du Commerce, quoique l’auteur ne les fasse séjourner qu’une nuit dans le mort-plain, ce qui doit encore les rendre beaucoup plus susceptibles des impressions du plain-vif, ce que nous n’osons faire même, après un séjour de dix à douze jours dans le mort-plain, séjour qui auroit pû accoutumer insensiblement les peaux à l’action de la chaux dans toute sa force ; cette marche & ces observations paroîtront peut-être de peu de conséquence à ceux qui ignorent la vraie & unique maniere de tanner, ou qui n’ont eu sur cet article que des connoissances fort bornées & fort imparfaites par la difficulté d’en acquerir de justes ; mais nous sommes persuadés qu’un bon ouvrier les mettra à leur juste valeur, & sentira que nous indiquons la maniere de traiter parfaitement les peaux, & non pas celle de gâter les cuirs. Si le poil quitte facilement les peaux en sortant du mort-plain, ce qu’il est facile de connoître ; on les jette à l’eau pour les nettoyer en plus grande partie de la chaux dont elles peuvent être couvertes ; on les retire ensuite & on les pose sur le chevalet pour les ébourer, ce qui se fait avec le même couteau de riviere, dont nous avons parlé ci-dessus. Lorsque la dépilation est complette, on les lave exactement & on les met ensuite égoutter ; bien entendu cependant, que si le poil ne quittoit point facilement les peaux, il faudroit les faire passer dans un plain dont la chaux fût moins usée ; on doit alors les en retirer tous les jours pour les mettre en retraite égoutter, comme lorsqu’elles étoient dans le mort-plain, & les y laisser jusqu’à ce qu’elles soient parvenues au point d’être facilement ébourées. Ce premier & léger apprêt donné, il faut les remettre dans un plain qui tienne le milieu entre le mort & le vif ; elles y doivent rester environ six semaines, en observant de les en retirer au plus tard tous les deux jours, & de les laisser en retraite au moins le même tems ; ce terme expiré, on doit les plonger dans un plain-vif & les y laisser environ cinq à six jours & autant en retraite, & cela alternativement pendant un an & même dix-huit mois. Au reste, le tems du séjour dans les différens plains, sans en lever les peaux pour les mettre en retraite, doit s’évaluer suivant la saison, c’est-à-dire le plus ou moins de chaleur ; car en hiver, & sur-tout lorsqu’il gele, elles peuvent rester six semaines, même deux mois sans être mises en retraite ; l’usage & l’attention sont seuls capables de donner de la précision & de la justesse à toutes ces différentes opérations. Le tems que les peaux sont en retraite doit être pour la plus grande partie employé à remuer le plain, afin que la chaux ne s’amasse point au fond, qu’elle soit bien délayée, & qu’elle puisse ainsi agir également sur toutes les peaux & sur toutes les parties de chacune. Si les plains qui doivent être ou en partie, ou tout-à-fait vifs avoient notablement perdu de leur force, il faudroit y remettre une quantité suffisante de chaux, eu égard à la quantité de peaux qui doivent y entrer & à l’action qu’on en exige, & c’est ce qu’on appelle pancer un plain, ce qui se fait aussi, lorsque les peaux sont en retraite. Les peaux ayant été parfaitement plamées & ayant séjourné suffisamment dans les plains, il faut les porter à la riviere & les y laver ; on les pose ensuite sur le chevalet pour les écharner, ce qui se fait avec un couteau à-peu-près semblable à celui dont on se sert pour ébourer, à l’exception que ce dernier doit être tranchant. Après quoi, on doit les quiosser, c’est-à-dire les frotter à force de bras sur le chevalet avec une espece de pierre à éguiser, que l’on nomme quiosse ou queux, pour achever d’ôter la chaux qui pourroit être restée du côté où étoit le poil, qu’on appelle le côté de la fleur ; on ne doit faire cette derniere opération qu’un ou deux jours après que les peaux auront été lavées & écharnées. Aussi-tôt que les peaux auront été ainsi quiossées ; on les met dans les fosses ; on les y étend avec soin, & on les poudre à mesure avec du tan, c’est-à-dire avec de l’écorce de jeune chêne, concassée & réduite en grosse poudre dans des moulins destinés à cet usage, & que l’on appelle pour cela moulins à tan. Il est bon d’observer ici, que plus le tan est nouveau, plus il est estimé, car il perd beaucoup de sa qualité à mesure qu’il vieillit ; sa principale action sur les cuirs étant d’en resserrer les pores, il est constant qu’il doit être moins astringent lorsqu’il est suranné, & si les Tanneurs avoient à cœur de ne livrer des cuirs que parfaitement apprêtés, ils se serviroient toujours du tan le plus nouveau, vû que la bonté du cuir ne consiste, que dans la densité & le resserrement de ses parties ; d’où il est facile de conclure, que plus les cuirs restent dans le tan pourvû qu’il soit nouveau, & plus ils acquierent de force & de consistance pour résister aux différens usages auquels on peut les employer.
On donne aux cuirs forts cinq poudres, & même six, au lieu que trois ou au plus quatre doivent suffire lorsqu’ils le sont moins, en observant de les imbiber d’eau à chaque poudre qu’on leur donnera, ce que les Tanneurs appellent donner de la nourriture ; pour nous, nous croyons effectivement que l’eau peut bien être aux cuirs une espece de nourriture, en ce qu’elle dissout le tan, & qu’elle en doit par conséquent rendre les parties astringentes, beaucoup plus faciles à pénétrer ; mais il faut aussi pour agir sur la quantité de cuirs étendus dans la fosse, qu’il y ait une quantité suffisante de tan, que nous regardons comme la principale & la vraie nourriture qui doit donner aux cuirs sa perfection. La premiere poudre doit durer environ deux mois. La seconde trois ou quatre, & les autres cinq ou six plus ou moins, suivant la force du cuir qui pourra s’évaluer par la grandeur & l’épaisseur de la peau, par l’âge de l’animal, & par le travail où il aura pu être assujetti ; de sorte que pour qu’un cuir fort ait acquis le degré de bonté requis pour être employé, il faut qu’il ait séjourné dans les fosses un an & demi, même deux ans, autrement on tanneroit par extrait, comme dans le dictionnaire du Commerce, qui ne donne aux cuirs les plus forts, qui exigent au moins cinq poudres, que neuf mois & demi de séjour dans les fosses. Nous savons bien que peu de Tanneurs les y laissent le tems que nous assurons être absolument nécessaire pour qu’ils soient parfaitement tannés ; mais c’étoit une raison de plus pour l’auteur du dictionnaire, de relever l’erreur occasionnée, ou par l’avidité du gain, ou par l’impuissance de soutenir un métier qui demande de grosses avances ; quelques spécieuses que peuvent être les raisons des Tanneurs pour déguiser, ou leur avarice, ou leur impuissance, nous n’en serons jamais dupes. La preuve la plus claire & la plus facile à être apperçue par les yeux même les moins clairs-voyans, que les cuirs n’ont point séjourné assez de tems, soit dans les plains, soit dans les fosses, ou dans les deux ensemble, & qu’ils n’ont pas été suffisamment nourris dans les fosses ; c’est lorsqu’en les fendant, on apperçoit dans le milieu une raie blanchâtre, que l’on appelle la corne ou la crudité du cuir ; c’est ce défaut qui est cause que les semelles des souliers ou des bottes s’étendent, tirent l’eau, & enfin se pourrissent en très-peu de tems. Les cuirs une fois suffisamment tannés, on les tire de la fosse pour les faire sécher en les pendant en l’air ; ensuite on les nétoie de leur tan, & on les met dans un lieu ni trop sec ni trop humide, on les étend après, on les empile les uns sur les autres, & on met dessus de grosses pierres ou des poids de fer afin de les redresser ; c’est en cet état que le Tanneur peut alors recueillir légitimement le fruit de ses travaux, de sa patience, & de son industrie. Les cuirs ainsi apprêtés s’appellent cuirs plaqués, pour les distinguer des autres différemment travaillés ; cette maniere de tanner, s’appelle tanner en fort. On peut tanner, & on tanne effectivement en fort des cuirs de vaches & de chevaux, & ils se traitent de la même maniere que nous venons d’exposer ; mais il ne faut, eu égard à leur force qui est moindre, ni qu’ils séjournent aussi long-tems dans les plains & dans les fosses, ni qu’ils soient aussi nourris ; l’usage indiquera la quantité de tems & de nourriture qu’exigeront les cuirs, sur-tout lorsque le Tanneur saura en distinguer exactement la force. Lorsqu’on destine les cuirs de vaches ou de chevaux à faire les empeignes & les quartiers des souliers, & des bottes, on doit les rougir, ce qui s’appelle les mettre en coudrement, ce qui se fait de la maniere suivante ; après qu’ils ont été plamés à la chaux de la façon que nous avons indiquée, ce qui exige beaucoup moins de tems, vu qu’ils ne sont pas à beaucoup près si forts que les cuirs de bœufs. On les arrange dans une cuve de bois, appellée emprimerie, on y met ensuite de l’eau froide en assez grande quantité pour pouvoir remuer les cuirs, en leur donnant un mouvement circulaire ; & c’est précisément dans ce tems qu’on verse peu-à-peu & très-doucement le long des bords de la cuve, de l’eau un peu plus que tiede en assez grande quantité pour échauffer le tout, ensuite on jette par-dessus plein une corbeille de tan en poudre, il faut bien se donner de garde de cesser de remuer les cuirs en tournant, autrement l’eau & le tan pourroient les brûler ; cette opération s’appelle coudrer les cuirs, ou les brasser pour faire lever le grain ; après que les cuirs ont été ainsi tournés dans la cuve pendant une heure ou deux plus ou moins, suivant leur force & la chaleur du coudrement ; on les met dans l’eau froide pendant un jour entier, on les remet ensuite dans la même cuve & dans la même eau qui a servi à les rougir, dans laquelle ils restent huit jours : ce tems expiré on les retire, on les met dans la fosse, & on leur donne seulement trois poudres de tan dont la premiere dure cinq à six semaines, la seconde deux mois, & la troisieme environ trois. Tout le reste se pratique de même que pour les cuirs forts. Ces cuirs ainsi apprêtés, servent encore aux Selliers & aux Malliers. Les peaux de veaux reçoivent les mêmes apprêts que ceux des vaches & chevaux qu’on a mis en coudrement, cependant avec cette différence que les premiers doivent être rougis ou tournés dans la cuve plus de tems que les derniers. Quand les cuirs de chevaux, de vaches & de veaux ont été plamés, coudrés & tannés, & qu’on les a fait sécher au sortir de la fosse au tan ; on les appelle cuirs ou peaux en croute, pour les distinguer des cuirs plaqués, qui ne servent uniquement qu’à faire les semelles des souliers & des bottes. Les peaux de veaux en coudrement servent aux mêmes ouvrages que les cuirs des vaches qui ont eu le même apprêt ; mais elles servent à couvrir les livres, à faire des fourreaux d’épée, des étuits & des gaînes à couteaux, lorsqu’elles ont été outre cela passées en alun. Les peaux de mouton, béliers ou brebis en coudrement qu’on nomme bazannes, servent aussi à couvrir des livres, & les Cordonniers les employent aux talons des souliers & des bottes pour les couvrir. Enfin les Tanneurs passent encore en coudrement & en alun, des peaux de sangliers, de cochons ou de truies ; ces peaux servent à couvrir des tables, des malles & des livres d’église. Il est à-propos d’observer ici, que presque tous les artisans qui employent ces différentes especes de peaux, ne se servent de la plûpart qu’après qu’elles ont encore été apprêtées par les Courroyeurs ; nous traiterons cet article en son tems : passons à la façons de plamer les peaux à l’orge.
Article II. Maniere de plamer les peaux a l’orge. Après avoir ôté les cornes, les oreilles & la queue aux peaux & les avoir lavées & nettoyées comme nous l’avons indiqué pour les plamer à la chaux ; on les met dans des cuves, soit de bois, soit de pierre, & au lieu de chaux, on se sert de farine d’orge, & on les fait passer successivement dans quatre, six & même huit cuves, suivant la force des cuirs : ces cuves s’appellent bassemens & équivalent aux plains ; il est à remarquer, que quoique les Tanneurs n’ayent pas effectivement le nombre de plains ou de bassemens que nous indiquons être nécessaires ; les peaux sont cependant censées passer par ce nombre de plains ou de bassemens, parce que la même cuve peut, en remettant, ou de la chaux, si c’est un plain, ou de la farine d’orge, si c’est un bassement, tenir lieu d’une, de deux, même de trois, soit plains, soit bassemens ; de sorte que pour ce qui regarde les plains, la cuve qui aura servi au mort-plain, peut servir après de plain-vif, si on le pence pour cet effet, & ainsi des bassemens. Les peaux restent dans ces différens bassemens, environ quinze jours dans chaque, & cette progression successive des peaux de bassement en bassement, peut durer quatre, cinq, même six mois, selon que le tanneur les a poussées & nourries, & selon la force des cuirs qu’il y a posés.
Ordinairement les peaux sortant du premier bassement sont en état d’être ébourrées ; l’ouvrier attentif peut seul décider de cet instant, & le saisir. Lorsque les peaux ont suffisamment séjourné dans les bassemens, on les lave, on les nettoie & on les écharne, comme nous l’avons indiqué en traitant la maniere de plamer à la chaux ; après quoi on les pose dans les fosses, & on les y traite de la même façon que ci-dessus. La seule différence qu’il pourroit y avoir, c’est qu’elles ne séjournent pas à beaucoup près si long-tems dans les bassemens, sur-tout s’ils sont bien nourris, que dans les plains qu’il n’est guere possible de hâter, crainte de brûler les cuirs. Nous appellerons ces sortes de bassemens bassemens blancs, pour les distinguer des bassemens rouges, dont nous allons parler en expliquant la maniere de plamer les peaux à la gigée.
Article III. Maniere de plamer les cuirs à la gigée. Les peaux sorties des mains du boucher, on les nettoie comme pour les plamer des deux façons que nous venons de traiter ; lorsqu’elles sont bien lavées & bien égouttées, on les met dans des étuves, on les étend sur des perches les unes sur les autres ; quand la chaleur les a pénétrées, & quand elles sont échauffées au point que le poil les puisse facilement quitter, on le met sur le chevalet pour les ébourrer ; & s’il se trouve des endroits où le poil résiste, on se sert du sable que l’on seme sur la peau ; & en la frottant avec le couteau de riviere, dont nous avons parlé en traitant la maniere de plamer à la chaux, on enleve le poil qui avoit d’abord résisté à la seule action du couteau. Les peaux ne restent ordinairement que trois ou quatre jours dans ces étuves ; au reste, le plus ou moins de tems dépend absolument du plus ou moins de chaleur ; lorsque les peaux sont bien ébourées, écharnées & lavées, on les fait passer dans huit à dix bassemens plus ou moins, suivant la force des cuirs. Ces sortes de bassemens, qu’on appelle bassemens rouges, sont composés de jus d’écorce, à qui l’on donne tel degré de force que l’on veut, & que l’on connoît au goût & à l’odeur. Le tems ordinaire que doivent rester les peaux dans chaque bassement, est de vingt à trente jours. Lorsque les peaux ont séjourné un tems suffisant dans les différens bassemens par où elles ont été obligées de passer, qu’elles sont bien imbibées, & que le jus en a pénétré toutes les parties, on les met dans les fosses avec la poudre de tan, avec les mêmes précautions que nous avons indiquées ci-dessus, à l’exception cependant qu’on ne donne ordinairement que trois poudres aux peaux qui ont été ainsi plamées, mais il faut observer de charger davantage les peaux, & de se servir de tan moins pulvérisé, c’est-à-dire que l’écorce ne soit que concassée. Les peaux ne doivent ordinairement rester que trois ou quatre mois au plus sous chaque poudre ; ce qui peut être évalué à un an pour le total : ainsi cette façon d’apprêter les cuirs, est beaucoup plus courte que les autres, & ne doit pas les rendre inférieurs en bonté lorsqu’ils sont traités avec soin. Lorsque les cuirs sortent de leur troisieme & derniere fosse, on les met sécher, & le reste se pratique comme ci-dessus.
Les outils & instrumens en usage chez les Tanneurs sont simples & en petit nombre, ils consistent en de grandes tenailles ; un couteau, nommé couteau de riviere, qui sert à ébourer ; un autre pour écharner qui differe peu du premier ; de gros ciseaux, autrement nommés forces ; le chevalet, & la quiosse ou queue.
Les tenailles ont au-moins quatre piés de longueur, & consistent en deux branches de fer d’égale grandeur, & attachées ensemble par une petite cheville de fer ou sommier qui les traverse à environ six à huit pouces loin de son extrémité ; ce sommier est rivé aux deux côtés, & contient les deux branches, de façon qu’elles ne peuvent se disjoindre, mais elles y conservent la facilité de tourner comme sur un axe. Ces tenailles servent à retirer les peaux des plains pour les mettre égoutter sur le bord ; quelquefois cependant on se sert de crochets, sur-tout lorsque les plains sont profonds ; ces crochets ne sont autre chose qu’une petite branche de fer recourbée, & emmanchée au bout d’une perche plus ou moins longue.
Le couteau est une lame de fer, longue d’environ deux piés & demi, large de deux doigts, dont les deux bouts sont enchâssés chacun dans un morceau de bois arrondi & qui sert de poignée, de sorte que le tout ressemble assez à la plane dont se servent les Charrons. Ce couteau se nomme couteau de riviere, & sert à ébourer ; on s’en sert d’un semblable pour écharner, avec cette différence néanmoins que le tranchant de ce dernier est fin, au lieu qu’il est fort gros dans le premier, & qu’il ne coupe point.
Les ciseaux ou forces servent à couper les oreilles & la queue aux peaux que l’on dispose à plamer ; & c’est ce qu’on appelle l’émouchet.
Le chevalet est une piece de bois creuse & ronde, longue de quatre à cinq piés, disposée en talus, sur laquelle on étend les peaux, soit pour les ébourer, soit pour les écharner, soit enfin pour les quiosser.
La quiosse ou queue est une espece de pierre à aiguiser, longue de huit à dix pouces, & assez polie ; on la fait passer sur la peau à force de bras du côté de la fleur qui est l’endroit où étoit le poil, pour achever d’ôter la chaux & les ordures qui pourroient être restées ; & c’est ce qu’on appelle quiosser les cuirs. Le quiossage ne se fait, comme nous l’avons observé, qu’après les avoir lavés & écharnés.
Avec quelque attention que nous ayons traité cet article, il nous paroîtroit cependant imparfait si nous ne donnions ici le plan d’une tannerie avec toutes les commodités nécessaires à cette profession.
Pour construire donc une tannerie utile & commode, sur-tout lorsqu’on n’est pas gêné par le terrein, on doit la disposer en quarré long, comme, par exemple, quarante piés sur cent vingt ; d’un bout au milieu de sa largeur doit se trouver la porte dont l’ouverture soit suffisante pour le passage des charrois ; aux deux côtés de la porte, on fera élever un bâtiment qui servira de logement au tanneur & à sa famille. La hauteur du rez-de-chaussée seroit celle de la porte sur laquelle regneroit le bâtiment ; après ce bâtiment doit être une grande cour, au milieu de laquelle on conservera un chemin de la largeur au moins de l’entrée, & qui réponde en droite ligne à la porte. Aux deux côtés de cette voie, on pratiquera des fosses à tan, que l’on peut multiplier selon la force du tanneur, & le terrein dont il peut disposer. Ces fosses à tan doivent porter environ cinq piés de profondeur & cinq piés de diametre, ce qui feroit par conséquent quinze piés cinq septiemes de circonférence ; il faudroit observer de ne point approcher trop près de la voie ces fosses à tan aux deux bouts de la cour, afin que les charrois eussent la liberté de tourner. A la suite de la cour doit se trouver un autre bâtiment, dont le rez-de-chaussée soit de toute la largeur du terrein. La porte de ce bâtiment doit être en face de la porte de la maison & aussi large ; c’est dans cette piece que l’on doit pratiquer les plains qu’on peut disposer à droite & à gauche, & multiplier également comme les fosses à tan, & dont les dimensions sont à-peu-près les mêmes ; enfin il doit y avoir une porte sur le derriere qui réponde à celle de l’entrée, afin d’aller à la riviere, car il est très-à-propos, pour ne pas dire indispensable, qu’elle passe en travers à environ dix à douze piés de distance du mur du dernier bâtiment où sont les plains. Le rez-de-chaussée de cet endroit doit ne point être si élevé, afin que la chaleur se conserve & se concentre. Au-dessus de ce rez-de-chaussée, on peut bâtir des magasins, on en peut aussi pratiquer dans la cour un de chaque côté, & adossé contre l’endroit où sont les plains ; ce qui éviteroit la peine de monter les cuirs, de même que les tourbes ou mottes qu’on peut également mettre dans la cour sur des claies destinées à cet usage. Ces mottes se font avec le tan qui sort des fosses, & sont d’un grand secours l’hiver pour les pauvres qui n’ont pas les moyens de brûler du bois. Une tannerie ainsi disposée pourroit passer pour belle & commode ; mais comme souvent on ne peut disposer du terrein selon ses desirs, on est alors obligé de se conformer aux lieux, se contentant de se procurer par la façon de distribuer, les commodités indispensablement nécessaires. Voyez sur cet article les Pl. & leur explic.