L’Encyclopédie/1re édition/THÉBAINS

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THÉBAINS, les, (Hist. des Grecs.) les Thébains étoient les principaux peuples de la Béotie, province de la Grece, entre l’Attique, la Locride & la Phocide. Cette province touchoit à trois mers, c’est-à-dire à la mer supérieure, qui est entre la Macédoine & l’Ionie, à la Propontide & à la Méditerranée, par où les Béotiens pouvoient naviger jusqu’en Egypte ; & par le golfe de Corinthe il leur étoit aisé de faire voile en Italie. Ainsi ces peuples étoient en état de se former un vaste empire, mais leur grossiereté ou leur modération s’opposerent à leur aggrandissement.

Je ne décide point si c’est par stupidité ou par modération que les Thébains furent long-tems sans se faire valoir ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on disoit d’étranges choses de leur intelligence épaisse, ainsi que de celle des Béotiens en général Horace, dans le précepte qu’il donne de garder le caractere des personnages, recommande en particulier de ne pas faire parler un thébain comme un argien, thebis nutritus an argis ; mais ce qui est plus décisif, c’est que Pindare & Plutarque, qui sont bien éloignés de sentir le terroir de la Béotie, passent eux mêmes condamnation sur la bêtise de leurs compatriotes en général.

La Béotie fut d’abord occupée par les Aones & les Temnices, nations barbares. Elle fut ensuite peuplée de Phéniciens que Cadmus avoit amenés de Phénicie, & ce chef ayant entouré de murailles la ville Cadmeïa, qui porta son nom, en laissa le gouvernement à ses descendans. Ceux-ci ajouterent à la ville de Cadmus celle de Thebes, qui s’aggrandit avec le tems, au point que Cadmeïa située au-dessus, n’en devint que la citadelle, & les événemens qui suivirent, mirent Thebes au nombre des plus renommées. Voyez Thebes.

Les Thébains, après la fin tragique de Cadmus & d’Œdipe, se formerent en république, s’attacherent à l’art militaire, & eurent beaucoup de part aux grands événemens de la Grece. Ils en trahirent d’abord indignement les intérêts sous le regne de Xerxès roi de Perse, action qui les décria d’autant plus que le succès ne la justifia point, & que contre leur attente fondée sur toutes les regles de la vraissemblance, l’armée barbare fut défaite. Cet événement les jetta dans un étrange embarras. Ils eurent peur que, sous prétexte de venger une si noire perfidie, les Athéniens leurs voisins, dont la puissance augmentoit de jour en jour, n’entreprissent de les assujettir ; resolus de parer le coup, ils chercherent l’alliance de Lacédémone qu’ils devoient moins redouter quand il n’y auroit eu que la raison de l’éloignement. Sparte dans cette occasion se relâcha de sa vertu sévere. Elle aima mieux pardonner aux partisans des barbares, que de laisser périr les ennemis d’Athènes.

Les Thébains, par reconnoissance, s’attacherent aux intérêts de leur protectrice ; & durant la guerre du Péloponnèse, elle n’eut point de meilleurs ni de plus fideles alliés. Ils ne tarderent pas toutefois à changer de vues & d’intérêts. Sparte, toujours ennemie de la faction populaire, entreprit de changer la forme de leur gouvernement ; & après avoir surpris la citadelle de Thèbes dans la troisieme année de la 99e. olympiade ; après avoir détruit ou dissipé tout ce qui résistoit, elle déposa l’autorité entre les mains des principaux citoyens, qui la plûpart agirent de concert avec elle. Pélopidas, à la tête des bannis, & avec le secours d’Athènes, rentre sécrettement dans Thèbes au bout de quarante ans, extermine les tyrans, chasse la garnison lacédémonienne, & remet sa patrie en liberté.

Jusque-là Thèbes unie tantôt à Sparte, tantôt avec Athènes, n’avoit tenu que le second rang, sans que l’on soupçonnât qu’un jour elle occuperoit le premier. Enfin les Thébains naturellement forts & robustes, de plus extrèmement aguerris, pour avoir presque toujours eu les armes à la main depuis la guerre du Péloponnèse, & pleins d’un desir ambitieux, qui croissoit à proportion de leur force & de leur courage, se crurent trop serrés dans leurs anciennes limites. Ils refuserent de signer la paix ménagée par Athènes pour faire rentrer les villes greques dans leur pleine indépendance.

Les Thébains vouloient qu’on les reconnût pour les chefs de la Béotie. Ce refus non-seulement les exposoit à l’indignation du roi de Perse, qui pour agir plus librement contre l’Egypte révoltée, avoit ordonné à tous les Grecs de poser les armes, mais encore soulevoit contre eux Athènes, Sparte & la Grece entiere qui ne soupiroit qu’après le repos. Toutes ces considérations ne les arrêterent pas. Ils rompirent avec Athènes, attaquerent Platée & la raserent. Depuis la bataille de Marathon, où les Platéens postés à l’aîle gauche par Miltiade, avoient signalé leur zele & leur courage, les Athéniens ne célébroient point de fête, où le héraut ne formât des vœux communs pour la prospérité d’Athènes & de Platée.

Les Lacédémoniens crurent alors que Thèbes délaissée de ses alliés, étoit hors d’état de leur faire tête. Ils marcherent donc comme à une victoire certaine, entrerent avec une puissante armée dans le pays ennemi, & y pénetrerent bien avant. Tous les Grecs regarderent Thèbes comme perdue. On ne savoit pas qu’en un seul homme elle avoit plus d’une armée. Cet homme étoit Epaminondas. Il n’y avoit pas de meilleure école que la maison de Polyme son pere, ouverte à tous les savans, & le rendez-vous des plus excellens maîtres. De cette école sortit Philippe de Macédoine. C’est-là qu’en ôtage pendant neuf années, il fut assez heureux pour devenir l’éleve du maître d’Epaminondas, ou plutôt pour étudier Epaminondas lui-même.

Les talens de ce dernier, soit pour la politique, soit pour la guerre, joints à beaucoup d’autres qu’il possédoit dans le degré le plus éminent, se trouvoient encore tous inférieurs à ses vertus. Philosophe de bonne foi, & pauvre par goût, il méprisa les richesses, sans vouloir qu’on lui tînt compte de ce mépris ; & cultiva la vertu, indépendamment du plus doux fruit qu’elle donne, j’entends la réputation. Avare de son loisir qu’il consacroit à la recherche de la vérité, il fuyoit les emplois publics, & ne briguoit que pour s’en exclure. Sa modération le cachoit si bien qu’il vivoit obscur & presqu’inconnu. Son mérite le décéla pourtant ; on l’arracha de la solitude pour le mettre à la tête des armées.

Dès que ce sage parut, il fit bien voir que la philosophie suffit à former des héros, & que la plus grande avance pour vaincre ses ennemis, c’est d’avoir appris à se vaincre soi-même. Epaminondas au sortir de sa vie privée & solitaire, battit les Lacédémoniens à Leuctres, & leur porta le coup mortel dont ils ne se releverent jamais. Ils perdirent quatre mille hommes, avec le roi Cléombrote, sans compter les blessés & les prisonniers. Cette journée fut la premiere où les forces de la nation greque commencerent à se déployer.

Les plus sanglantes défaites jusqu’alors ne coûtoient guere plus de quatre ou cinq cens hommes. On avoit vu Sparte d’ailleurs si animée contre Athènes, racheter d’une trève de trente années huit cens de ses citoyens qui s’étoient laissé envelopper. On peut juger de la consternation, ou plutôt du désespoir des Lacédémoniens, lorsqu’ils se trouverent tout-d’un-coup sans troupes, sans alliés, & presqu’à la merci du vainqueur. Les Thébains se croyant invincibles sous leur nouveau général, traverserent l’Attique, entrerent dans le Péloponnèse, passerent le fleuve Eurotas, & allerent assiéger Sparte. Toute la prudence & tout le courage d’Agésilas ne la sauverent que difficilement, du propre aveu de Xénophon.

D’ailleurs Epaminondas appréhendoit de s’attirer sur les bras toutes les forces du Péloponnèse, & plus encore d’exciter la jalousie des Grecs, qui n’auroient pû lui pardonner d’avoir pour son coup d’essai, détruit une si puissante république, & arraché, comme le disoit Leptines, un œil à la Grece. Il se borna donc à la gloire d’avoir humilié les Spartiates, & en même tems il perpétua le souvenir de sa victoire par un monument de justice & d’humanité. Ce fut le rétablissement de Messène, dont il y avoit trois cens ans que les Lacédémoniens avoient chassé ou mis au fers les habitans. Il rappelle de tous côtés les Messéniens épars, les remet en possession de leurs terres qu’un long exil leur faisoit regarder comme étrangeres, & forme de ces gens rassemblés une république, qui depuis l’honora toujours comme son second fondateur.

Il n’en demeura pas là : ce grand homme si retenu, si modéré pour lui-même, avoit une ambition sans bornes pour sa patrie : non-content de l’avoir rendue supérieure par terre, il vouloit lui donner sur mer une même supériorité ; sa mort renversa ce beau projet que lui seul pouvoit soutenir. Il mourut entre les bras de la victoire à la bataille de Mantinée, &, selon quelques-uns, de la main de Gryllus fils de Xénophon. Les Thébains, malgré la perte de leur héros, ne laisserent pas de vouloir se maintenir où il les avoit placés ; mais leur gloire naquit & mourut avec Epaminondas. Toureil. (Le chevalier de Jaucourt.)