L’Encyclopédie/1re édition/THURIUM

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THURIUM, (Géog. anc.) 1°. ville d’Italie, dans la grande Grece, sur le golfe de Tarente. Pline, liv. III. ch. xj. dit qu’elle étoit bâtie entre le fleuve Crathis & le fleuve Syparis, où avoit été autrefois la ville de Sybaris ; mais il se trompe, c’étoit dans son voisinage.

Les habitans de Crotone ayant détruit Sybaris, les Athéniens & quelques autres grecs la rebâtirent dans un lieu voisin, & l’appellerent Thuri ou Thurium, du nom d’une fontaine qui se trouvoit auprès. La proximité de l’ancienne Sybaris & de la nouvelle ville, a été cause que quelques auteurs les ont prises pour la même place. Outre Pline, Etienne le géographe dit ; Thurii urbs Italioe, priùs Sybaris dicta. Tite-Live, liv. XXXIV. ch. xliij. nous apprend que les Romains y envoyerent dans la suite une colonie, & lui donnerent le nom de Copia : cependant l’ancien nom paroît avoir prévalu ; car plusieurs siecles après, Ptolomée & les itinéraires l’appellent Thutium. Tite-Live, l. X. c. ij. qui écrit Thuriæ, nomme le territoire de cette ville, Thurinus ager, & le golfe sur lequel elle étoit bâtie est appellé Thurinus sinus par Ovide, liv. XV. v. 52. & Diodore de Sicile liv. XII. ch. xc.

On voit encore aujourd’hui quelques vestiges de cette ancienne ville près de la mer, dans le royaume de Naples ; on nomme cet endroit Torre-del-Cupo, & quelques cartes disent, Sybari-roinata ; il y reste un aqueduc, qui pouvoit servir à conduire les eaux de la fontaine Thuria à la ville. Au-dessus de ces ruines on trouve un canton appellé Torrana, mot peut-être corrompu de Thurina ; mais il importe de connoître plus à fond l’histoire de Thurium & des Thuriens, dont Charondas fut le législateur : la voici cette histoire.

Quelque tems après l’entiere destruction de Sybaris par les Crotoniates, Lampon & Xénocrite fonderent, à quelque distance de l’ancienne Sybaris, la ville de Thurium. Diodore de Sicile en parle à-peu-près en ces termes, l. XII. Les Sybarites qui avoient été chassés de la ville qu’ils vouloient rétablir, envoyerent des ambassadeurs à Lacédémone & à Athènes, afin de demander les secours dont ils avoient besoin pour retourner en leur pays, & offrirent des habitations à ceux qui voudroient les y suivre. Les Lacédémoniens n’eurent aucun égard à cette demande ; mais les Athéniens armerent dix vaisseaux sous la conduite de Lampon & de Xénocrite. On fit encore publier l’offre des terres dans tout le Péloponnèse, ce qui attira beaucoup de monde : mais le plus grand nombre étoit des Achéens & des Trézéniens, entraînés à cette migration par les promesses d’un oracle, qui avoit ordonné de poser les fondemens de leur ville dans le lieu où ils trouveroient autant d’eau qu’il en faudroit pour leur usage, & où la terre leur assureroit du blé sans mesure.

Cette flotte passa en Italie, aborda auprès du terrein où étoit Sybaris, & découvrit le lieu que l’oracle sembloit avoir indiqué. Non loin de l’ancienne Sybaris se trouva la fontaine Thuria, dont les eaux étoient conduites dans des tuyaux de cuir. Persuadés que c’étoit à cet endroit que le dieu les adressoit, ils formerent l’enceinte d’une ville, & du nom de la fontaine, ils l’appellerent Turium. Elle fut partagée dans sa longueur en quatre quartiers ; l’un fut appellé le quartier d’Hercule ; le second celui de Vénus ; le troisieme celui d’Olympie ; & le quatrieme celui de Bacchus. Dans sa largeur elle fut encore coupée en trois quartiers ; l’un fut appellé le quartier des Héros ; le second celui de Thurium, & le troisieme Thurinum. Toute cette enceinte se remplit de maisons bien bâties, bien distribuées, & qui formerent un corps de ville commode & agréable.

Il n’étoit guere possible qu’un peuple composé de nations si différentes se maintînt long-tems en repos. Les Sybarites, comme anciens propriétaires du terrein qui avoit été distribué aux citoyens qu’ils avoient associés, s’attribuerent les premieres places dans le gouvernement, & ne laisserent que les emplois subalternes aux autres. Ils donnerent à leurs femmes les premieres places dans les cérémonies publiques de la religion. Ils prirent pour eux les terres que le voisinage de la ville rendoit plus aisées à exploiter : toutes ces distinctions irriterent ceux qui crurent avoir sujet de se plaindre d’être maltraités. Comme ils étoient en plus grand nombre & plus aguerris, ils en vinrent à une sédition ouverte, & chasserent ou massacrerent presque tout ce qui restoit des anciens Sybarites.

Mais une pareille expédition dépeuplant le pays, laissoit beaucoup de terres d’un bon rapport à distribuer. Ils firent venir de la Grece de nouveaux habitans, à qui ils donnerent, par la voie du sort, des maisons dans la ville, & des terres à mettre en valeur à la campagne. Cette ville devint riche & puissante, fit alliance avec les Crotoniates ; & s’étant formé un gouvernement démocratique, elle distribua ses habitans en dix tribus, dont les trois venues du Péloponnèse furent appellées l’Arcadienne, l’Achéenne, & l’Eléotique. Les trois composées des peuples venus de plus loin furent appellées la Béotique, l’Amphictyonique, & la Dorienne : les quatre autres furent l’Ionienne, l’Athénienne, l’Eubéenne, & l’Insulaire.

Ce sage arrangement fut suivi du choix d’un homme admirable, de Charondas leur illustre compatriote, pour former un corps de lois qui pussent servir à entretenir le bon ordre dans une ville composée d’esprits & de mœurs si différens. Il y travailla si utilement, & fit un triage de toutes les lois qu’il crut les plus sages & les plus nécessaires, d’entre celles qui étoient en vigueur parmi les nations policées ; il y en ajouta quelques-unes que nous allons rapporter après Diodore de Sicile.

Il déclara incapables d’avoir part à l’administration des affaires publiques, ceux qui après avoir eu des enfans d’une premiere femme, passeroient après sa mort à de secondes noces, si les enfans étoient vivans. Pouvoit-on, ajoute-t-il, attendre que des hommes qui prenoient un parti si peu avantageux pour leurs enfans, fussent en état de donner de sages conseils pour la conduite de leur patrie ; & s’ils avoient eu lieu d’être satisfaits d’un premier mariage, ne devoit-il pas leur suffire, sans être si téméraires, que de s’exposer aux hasards d’un second engagement ?

Il condamna les calomniateurs atteints & convaincus à n’oser paroître en public qu’avec une couronne de bruiere, qui présentoit à tous ceux qui les rencontroient, la noirceur de leur crime. Plusieurs ne purent survivre à cette infamie, & se donnerent la mort ; & ceux qui avoient fondé leur fortune sur cette détestable manœuvre, se retirerent d’une société où la sévérité des lois les obligeoit d’aller porter ailleurs cette maladie contagieuse, qui n’a que trop infecté le monde dans tous les tems.

Charondas avoit aussi senti de quelle importance il étoit de prendre des mesures pour empêcher que les vicieux ne corrompissent les bonnes mœurs par l’attrait de la volupté. Il donna action contre eux à ceux qui étoient intéressés à prévenir la corruption de leurs enfans ou de leurs parens ; & l’amende étoit si forte & si séverement exigible, que tous craignoient de l’encourir.

Mais pour attaquer ce mal dans son principe, il pensa sérieusement aux avantages d’une bonne éducation, & ne laissa à personne, de quelque état qu’il fût, le prétexte de la négliger. Il établit des écoles publiques, dont les maîtres étoient entretenus aux dépens de l’état. Là se formoit la jeunesse à la vertu, & de-là naissoit l’espérance d’une république bien policée.

Par une autre loi, Charondas donnoit l’administration des biens des orphelins aux parens paternels, & la garde de la personne du pupille aux parens du côté de la mere. Les premiers qui étoient appellés à l’héritage, au cas du décès du mineur, faisoient, pour leur propre intérêt, valoir son bien ; & par la vigilance des parens maternels, ils ne pouvoient, sans exposer leur vie & leur honneur, suivre les mouvemens de la cupidité.

Les autres législateurs ordonnoient la peine de mort contre ceux qui refusoient de servir à la guerre, ou qui désertoient ; Charondas ordonna qu’ils resteroient trois jours exposés dans la place publique en habit de femme, persuadé que cette ignominie rendroit les exemples fort rares, & que ceux qui survivroient à cette infamie, n’oseroient pas dans les besoins de l’état s’y exposer une seconde fois, & laveroient cette premiere tache dans les ressources qui leur pourroit fournir une bravoure de commande.

La sagesse de ces lois maintint les Thuriens en honneur, & soutint leur république dans la splendeur. Le législateur ne crut pas cependant qu’elles ne dussent souffrir aucun changement. Certaines circonstances que la prudence humaine ne sauroit prévoir, y peuvent déterminer. Mais pour aller au-devant des altérations que l’amour de la nouveauté pourroit y introduire, il ordonna que ceux qui auroient à se plaindre de quelque loi, & qui voudroient en demander la réforme ou l’abrogation, seroient obligés de faire leur représentation en présence de tout le peuple, la corde au cou, & ayant à leur côté l’exécuteur de la justice prêt à les punir, si l’assemblée déclaroit leur prétention injuste.

Cette précaution fit que ses lois furent long-tems sans atteinte, & au rapport de Diodore de Sicile, il n’y a jamais été dérogé que trois fois. Un borgne eut l’œil qui lui restoit crevé. La loi qui décernoit la peine d’œil pour œil, ne privoit pas de la lumiere celui qui avoit fait le coup. L’aveugle porta sa plainte devant le peuple, qui substitua une interprétation pour un cas pareil qui arriveroit, & le renvoya.

Le divorce étoit permis au mari & à la femme. Un vieillard abandonné de la sienne qui étoit jeune, se plaignit de la liberté que celui qui se séparoit avoit d’épouser qui il lui plairoit ; il proposa pour ôter toute idée de libertinage, de ne permettre au demandeur en action de divorce, que d’épouser une personne à-peu-près du même âge que celle qu’il quittoit. Son observation parut juste, il évita la peine, & les divorces devinrent fort rares.

La troisieme loi qui souffrit quelque changement, fut celle qui ordonnoit que les biens d’une famille, ne passeroient point dans une autre, tant qu’il resteroit quelqu’un de cette famille, que le dernier de l’un ou de l’autre sexe pourroit épouser. S’il en restoit une fille, l’héritier qui ne vouloit pas la prendre en mariage, étoit obligé de lui donner cinq cens drachmes, par forme de dédommagement. Le cas arriva : une fille de bonne famille, mais très-pauvre, se voyant négligée par le seul & dernier héritier de son nom, se plaignit dans une assemblée indiquée à ce sujet, suivant la forme prescrite par la loi, de la médiocrité de la somme, qui ne lui constituoit qu’une dot qui ne pouvoit la tirer de la misere, ni la faire entrer dans quelque famille qui convînt à sa naissance. Le peuple attendri sur le danger qu’elle couroit si sa demande étoit rejettée, reforma la loi, & condamna l’héritier à l’épouser.

Des lois si sages furent scellées du sang du législateur. Quelques affaires le menerent à la campagne armé de son épée, pour se défendre contre les brigands qui attaquoient les voyageurs. Comme il rentroit dans la ville, il apprit qu’il se tenoit alors une assemblée où le peuple étoit dans une grande agitation. Il ne fit pas attention qu’il avoit fait une loi qui défendoit expressément à toutes personnes de quelqu’état qu’elles fussent, de s’y trouver en armes. Quelques mal-intentionnés virent son épée, & lui reprocherent qu’il étoit le premier qui eût osé violer la loi qu’il avoit faite. Vous allez voir, leur dit-il, combien je la juge nécessaire, & combien je la respecte. Il tira son épée, & se perça le sein.

Les Thuriens fleurirent tant qu’ils suivirent les lois de Charondas ; mais la mollesse ayant pris le dessus, ils furent maltraités par les Bruttiens, les Lucaniens, & les Tarentins, sous l’oppression desquels ils gémissoient, lorsqu’ils se soumirent aux Romains. Ceux-ci trouvant le pays épuisé d’hommes, y envoyerent une colonie, & donnerent à la ville qu’elle habita le nom de Copia, comme il paroît par la monnoie qui nous en reste, avec une tête de Mars, & une corne d’abondance au revers, & pour inscription Copia.

2°. Thurium étoit aussi une ville de la Béotie. Plutarque in Syllâ, dit que c’est une croupe de montagne fort rude, & qui finit en pointe comme une pomme de pin : ce qui faisoit qu’on l’appelloit Ortophagus. Au pié de cette montagne, ajoute-t-il, coule un ruisseau appellé Morion, & sur ce ruisseau est le temple d’Apollon thurien. Ce dieu a eu le nom de Thurien, de Thyro, mere de Charon, qui mena une colonie à Chéronée. (Le Chevalier de Jaucourt.)