L’Encyclopédie/1re édition/THUSEI

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THUSEI, (Géog. anc.) nom de la belle terre que Pline le jeune avoit en Toscane : il en fait la description dans une de ses lettres à Apollinaire, liv. VI. let. 9. & je vais la transcrire ici, parce que c’est la plus charmante description que je connoisse, parce qu’elle est un modele unique en ce genre, & parce qu’enfin il faut quelquefois amuser le lecteur par des peintures riantes, & le dédommager de la sécheresse indispensable de plusieurs autres articles.

Ma terre de Toscane, dit Pline, est un peu au-dessous de l’Apennin ; voici quelle est la température du climat, la situation du pays, la beauté de la maison. En hiver l’air y est froid, & il y gele ; il y est fort contraire aux myrthes, aux oliviers, & aux autres especes d’arbres qui ne se plaisent que dans la chaleur. Cependant il vient des lauriers, qui conservent toute leur verdure, malgré la rigueur de la saison. Véritablement elle en fait quelquefois mourir : mais ce n’est pas plus souvent, qu’aux environs de Rome. L’été y est merveilleusement doux ; vous y avez toujours de l’air ; mais les vents y respirent plus qu’ils n’y soufflent. Rien n’est plus commun que d’y voir de jeunes gens qui ont encore leurs grands-peres & leurs bisayeuls ; que d’entendre ces jeunes gens raconter de vieilles histoires, qu’ils ont apprises de leurs ancêtres. Quand vous y êtes, vous croyez être né dans un autre siecle.

La dispositions du terrein est très-belle. Imaginez-vous un amphithéatre immense, & tel que la nature le peut faire ; une vaste plaine environnée de montagnes chargées sur leurs cimes de bois très-hauts, & très-anciens. Là, le gibier de différente espece y est très-commun. De-là descendent des taillis par la pente même des montagnes. Entre ces taillis se rencontrent des collines, d’un terroir si bon & si gras, qu’il seroit difficile d’y trouver une pierre, quand même on l’y chercheroit. Leur fertilité ne le cede point à celle des plaines campagnes ; & si les moissons y sont plus tardives, elles n’y murissent pas moins.

Au pié de ces montagnes, on ne voit, tout le long du côteau, que des vignes, qui, comme si elles se touchoient, n’en paroissent qu’une seule. Ces vignes sont bordées par quantité d’arbrisseaux. Ensuite sont des prairies & des terres labourables, si fortes, qu’à peine les meilleures charrues & les mieux attelées peuvent en faire l’ouverture. Alors même, comme la terre est très-liée, elles en enlevent de si grandes mottes, que pour bien les séparer, il y faut repasser le soc jusqu’à neuf fois. Les prés émaillés de fleurs, y fournissent du trefle, & d’autres sortes d’herbes, toujours aussi tendres & aussi pleines de suc, que si elles ne venoient que de naître. Ils tirent cette fertilité des ruisseaux qui les arrosent, & qui ne tarissent jamais.

Cependant en des lieux où l’on trouve tant d’eaux, l’on ne voit point de marécages, parce que la terre disposée en pente, laisse couler dans le Tybre le reste des eaux dont elle ne s’est point abreuvée. Il passe tout-au-travers des campagnes, & porte des bateaux, sur lesquels pendant l’hiver & le printems, on peut charger toutes sortes de provisions pour Rome. En été, il baisse si fort, que son lit presque à sec, l’oblige à quitter son nom de fleuve, qu’il reprend en automne. Vous aurez un grand plaisir à regarder la situation de ce pays du haut d’une montagne. Vous ne croirez point voir des terres, mais un paysage peint exprès ; tant vos yeux, de quelque côté qu’ils se tournent, seront charmés par l’arrangement & par la variété des objets.

La maison, quoique bâtie au bas de la colline, a la même vue que si elle étoit placée au sommet. Cette colline s’éleve par une pente si douce, que l’on s’apperçoit que l’on est monté, sans avoir senti que l’on montoit. Derriere la maison est l’Apenin, mais assez éloigné. Dans les jours les plus calmes & les plus sereins, elle en reçoit des haleines de vent, qui n’ont plus rien de violent & d’impétueux, pour avoir perdu toute leur force en chemin. Son exposition est presque entierement au midi, & semble inviter le soleil en été vers le milieu du jour ; en hiver un peu plutôt, à venir dans une galerie sort large & longue à proportion.

La maison est composée de plusieurs pavillons. L’entrée est à la maniere des anciens. Au-devant de la galerie, on voit un parterre, dont les différentes figures sont tracées avec du buis. Ensuite est un lit de gazon peu élevé, & autour duquel le buis représente plusieurs animaux qui se regardent. Plus bas, est une piece toute couverte d’acantes, si doux & si tendres sous les piés, qu’on ne les sent presque pas. Cette piece est enfermée dans une promenade environnée d’arbres, qui pressés les uns contre les autres, & diversement taillés, forment une palissade. Auprès est une allée tournante en forme de cirque, au-dedans de laquelle on trouve du buis taillé de différentes façons, & des arbres que l’on a soin de tenir bas. Tout cela est fermé de murailles seches, qu’un buis étagé couvre & cache à la vue. De l’autre côté est une prairie, qui ne plaît guere moins par ses beautés naturelles, que toutes les choses dont je viens de parler, par les beautés qu’elles empruntent de l’art. Ensuite sont des pieces brutes, des prairies, & des arbrisseaux.

Au bout de la galerie est une salle à manger, dont la porte donne sur l’extrémité du parterre, & les fenêtres sur les prairies, & sur une grande partie des pieces brutes. Par ces fenêtres on voit de côté le parterre, & ce qui de la maison même s’avance en saillie, avec le haut des arbres du manege. De l’un des côtés de la galerie & vers le milieu, on entre dans un appartement qui environne une petite cour ombragée de quatre planes, au milieu desquelles est un bassin de marbre, d’où l’eau qui se dérobe entretient par un doux épanchement la fraîcheur des planes & des plantes qui sont au-dessous. Dans cet appartement est une chambre à coucher : la voix, le bruit, ni le jour, n’y pénétrent point ; elle est accompagnée d’une salle où l’on mange d’ordinaire, & quand on veut être en particulier avec ses amis.

Une autre galerie donne sur cette petite cour, & a toutes les mêmes vues que la galerie que je viens de décrire. Il y a encore une chambre, qui, pour être proche de l’un des planes, jouit toujours de la verdure & de l’ombre. Elle est revêtue de marbre tout-au-tour, à hauteur d’appui ; & au défaut du marbre est une peinture qui représente des feuillages & des oiseaux sur des branches ; mais si délicatement, qu’elle ne cede point à la beauté du marbre même. Au-dessous est une petite fontaine, qui tombe dans un bassin, d’où l’eau, en s’écoulant par plusieurs petits tuyaux, forme un agréable murmure.

D’un coin de la galerie, on passe dans une grande chambre qui est vis-à-vis la salle à manger ; elle a ses fenêtres d’un côté sur le parterre, de l’autre sur la prairie ; & immédiatement au-dessous de ses fenêtres, est une piece d’eau qui réjouit également les yeux & les oreilles : car l’eau, en y tombant de haut dans un grand bassin de marbre, paroît toute écumante, & forme je ne sais quel bruit qui fait plaisir. Cette chambre est fort chaude en hiver, parce que le soleil y donne de toutes parts. Tout auprès est un poële, qui supplée à la chaleur du soleil, quand les nuages le cachent. De l’autre côté est une salle où l’on se deshabille pour prendre le bain. Elle est grande & fort gaie.

Près de-là on trouve la salle du bain d’eau froide, où est une baignoire spacieuse & assez sombre. Si vous voulez vous baigner plus au large & plus chaudement, il y a dans la cour un bain, & tout-auprès un puits, d’où l’on peut avoir de l’eau froide quand la chaleur incommode. A côté de la salle du bain froid est celle du bain tiéde, que le soleil échauffe beaucoup, mais moins que celle du bain chaud, parce que celle-ci sort en saillie. On descend dans cette derniere salle par trois escaliers, dont deux sont exposés au grand soleil ; le troisieme en est plus éloigné, & n’est pourtant pas plus obscur.

Au-dessus de la chambre, où l’on quitte ses habits pour le bain, est un jeu de paume, où l’on peut prendre différentes sortes d’exercices, & qui pour cela est partagé en plusieurs réduits. Non loin du bain est un escalier qui conduit dans une galerie fermée, & auparavant dans trois appartemens, dont l’un voit sur la petite cour ombragée de planes, l’autre sur la prairie, le troisieme sur des vignes ; ensorte que son exposition est aussi différente que ses vues. A l’extrémité de la galerie fermée est une chambre prise dans la galerie même, & qui regarde le manege, les vignes, les montagnes. Près de cette chambre est une autre fort exposée au soleil, sur-tout pendant l’hiver. De-là on entre dans un appartement, qui joint le manege à la maison. Voilà sa façade & son aspect. A l’un des côtés, qui regarde le midi, s’éleve une galerie fermée, d’où l’on ne voit pas seulement les vignes, mais d’où l’on croit les toucher.

Au milieu de cette galerie, on trouve une salle à manger, où les vents qui viennent de l’Apennin, répandent un air fort sain. Elle a vue par de très grandes fenêtres sur les vignes, & encore sur les mêmes vignes par des portes à deux battans, d’où l’œil traverse la galerie. Du côté où cette salle n’a point de fenêtres, est un escalier dérobé, par où l’on sert à manger. A l’extrémité est une chambre, à qui la galerie ne fait pas un aspect moins agréable que les vignes. Au-dessous est une galerie presque souterraine, & si fraîche en été, que, contente de l’air qu’elle renferme, elle n’en donne, & n’en reçoit point d’autre.

Après ces deux galeries fermées, est une salle à manger, suivie d’une galerie ouverte, froide avant midi, plus chaude quand le jour s’avance. Elle conduit à deux appartemens : l’un est composé de quatre chambres, l’autre de trois, qui, selon que le soleil tourne, jouissent de ses rayons ou de l’ombre. Au-devant de ces bâtimens si bien entendus & si beaux, est un vaste manege : il est ouvert par le milieu, & s’offre d’abord tout entier à la vue de ceux qui entrent : il est entouré de planes ; & ces planes sont revêtus de lierres. Ainsi le haut de ces arbres est verd de son propre feuillage, & le bas est verd d’un feuillage étranger. Ce lierre court autour du tronc & des branches ; & passant d’un plane à l’autre les lie ensemble.

Entre ces planes sont des buis ; & ces buis sont par-dehors environnés de lauriers, qui mêlent leurs ombrages à celui des planes. L’allée du manege est droite ; mais à son extrémité, elle change de figure, & se termine en demi-cercle. Ce manege est entouré & couvert de cyprès, qui en rendent l’ombre & plus épaisse & plus noire. Les allées en rond qui sont au-dedans (car il y en a plusieurs les unes dans les autres), reçoivent un jour très-pur & très-clair. Les roses s’y offrent par-tout ; & un agréable soleil y corrige la trop grande fraîcheur de l’ombre. Au sortir de ces allées rondes & redoublées, on rentre dans l’allée droite, qui des deux côtés en a beaucoup d’autres séparées par des buis. Là est une petite prairie ; ici le buis même est taillé en mille figures différentes, quelquefois en lettres qui expriment tantôt le nom du maître, tantôt celui du jardinier. Entre ces buis, vous voyez successivement de petites pyramides & des pommiers ; & cette beauté rustique d’un champ, que l’on diroit avoir été tout-à-coup transporté dans un endroit si peigné, est rehaussé vers le milieu par des planes que l’on tient fort bas des deux côtés.

De-là vous entrez dans une piece d’acanthe flexible, & qui se répand où l’on voit encore quantité de figures & de noms que les plantes expriment. A l’extrémité est un lit de repos de marbre blanc, couverte d’une treille soutenue par quatre colonnes de marbre de cariste. On voit l’eau tomber de dessous ce lit, comme si le poids de ceux qui se couchent l’en faisoit sortir ; de petits tuyaux la conduisent dans une pierre creusée exprès ; & de-là elle est reçue dans un bassin de marbre, d’où elle s’écoule si imperceptiblement & si à propos, qu’il est toujours plein, & pourtant ne déborde jamais.

Quand on veut manger en ce lieu, on range les mets les plus solides sur les bords de ce bassin ; & on met les plus légers dans des vases qui flottent sur l’eau tout-au-tour de vous, & qui sont faits les uns en navires, les autres en oiseaux. A l’un des côtés est une fontaine jaillissante, qui reçoit dans sa source l’eau qu’elle en a jettée : car, après avoir été poussée en-haut, elle retombe sur elle-même ; & par deux ouvertures qui se joignent, elle descend & remonte sans cesse. Vis-à-vis du lit de repos est une chambre qui lui donne autant d’agrément qu’elle en reçoit de lui. Elle est toute brillante de marbre ; ses portes sont entourées & comme bordées de verdure.

Au-dessus & au-dessous des fenêtres hautes & basses, on ne voit aussi que verdure de toutes parts. Auprès est un autre petit appartement qui semble comme s’enfoncer dans la même chambre, & qui en est pourtant séparé. On y trouve un lit : & quoique cet appartement soit percé de fenêtres par tout, l’ombrage qui l’environne le rend agréablement sombre. Une vigne, artistement taillée, l’embrasse de ses feuillages & monte jusqu’au faîte. A la pluie près que vous n’y sentez point, vous croyez être couché dans un bois. On y trouve aussi une fontaine qui se perd dans le lieu même de sa source. En différens endroits sont placés des sieges de marbre propres, ainsi que la chambre, à délasser de la promenade. Près de ces sieges sont de petites fontaines, & par-tout vous entendez le doux murmure des ruisseaux, qui, dociles à la main du fontainier, se laissent conduire par de petits canaux où il lui plaît. Ainsi on arrose tantôt certaines plantes, tantôt d’autres, quelquefois on les arrose toutes.

J’aurois fini il y auroit long-tems, de peur de paroître entrer dans un trop grand détail ; mais j’avois résolu de visiter tous les coins & recoins de ma maison avec vous. Je me suis imaginé que ce qui ne vous seroit point ennuyeux à voir, ne vous le seroit point à lire, sur-tout ayant la liberté de faire votre promenade à plusieurs reprises, de laisser là ma lettre, & de vous reposer autant de fois que vous le trouverez à propos. D’ailleurs j’ai donné quelque chose à ma passion ; & j’avoue que j’en ai beaucoup pour tout ce que j’ai commencé ou achevé. En un mot, (car pourquoi ne vous pas découvrir mon entêtement ou mon goût ?) je crois que la premiere obligation de tout homme qui écrit, c’est de jetter les yeux de tems en tems sur son titre. Il doit plus d’une fois se demander quel est le sujet qu’il traite ; & savoir que s’il n’en sort point, il n’est jamais long ; mais que s’il s’en écarte, il est toujours très-long.

Voyez combien de vers Homere & Virgile emploient à décrire, l’un les armes d’Achille, l’autre celles d’Enée. Ils sont courts pourtant, parce qu’ils ne font que ce qu’ils s’étoient proposé de faire. Voyez comment Aratus compte & rassemble les plus petites étoiles, il n’est point accusé cependant d’être trop étendu ; car ce n’est point digression, c’est l’ouvrage même. Ainsi du petit au grand, dans la description que je vous fais de ma maison, si je ne m’égare point en récits étrangers, ce n’est pas ma lettre, c’est la maison elle-même qui est grande.

Je reviens à mon sujet, de peur que si je faisois cette digression plus longue, on ne me condamnât par mes propres regles. Vous voilà instruit des raisons que j’ai de préférer ma terre de Toscane à celles que j’ai à Tusculum, à Tibur, à Préneste. Outre tous les autres avantages dont je vous ai parlé, on y jouit d’un loisir d’autant plus sûr & plus tranquille, que les devoirs ne viennent point vous y relancer. Les fâcheux ne sont point à votre porte ; tout y est calme ; tout y est paisible : & comme la bonté du climat y rend le ciel plus serein, & l’air plus pur, je m’y trouve aussi le corps plus sain & l’esprit plus libre. J’exerce l’un par la chasse, l’autre par l’étude. Mes gens en font de même : ils ne se portent nulle part si bien ; & graces aux dieux, je n’ai jusqu’ici perdu aucun de ceux que j’ai amenés avec moi. Puissent les dieux me continuer toujours la même faveur, & conserver toujours à ce lieu les mêmes avantages ! Adieu. (D. J.)