L’Encyclopédie/1re édition/TRIUMVIRAT

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TRIUMVIRAT, s. m. (Hist. rom.) c’est le nom latin que l’histoire a consacré à l’association faite par trois personnes, pour changer le gouvernement de la république, & s’en emparer contre les lois de l’état.

Etat de Rome sur la fin de la république. Rome montée au faîte de la grandeur, se perdit par la corruption, par le luxe, par des profusions qui n’avoient point de bornes. Avec des desirs immodérés, on fut prêt à tous les attentats ; &, comme dit Salluste, on vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent. Sylla, dans la fureur de ses entreprises, avoit fait des choses qui mirent Rome dans l’impossibilité de conserver sa liberté. Il ruina dans son expédition d’Asie toute la discipline militaire : il accoutuma son armée aux rapines, & lui donna des besoins qu’elle n’avoit jamais eu ; il corrompit une fois des soldats qui devoient, dans la suite, corrompre les capitaines.

Il entra à main armée dans Rome, & enseigna aux généraux romains à violer l’asyle de la liberté. Il donna les terres des citoyens aux soldats, & il les rendit avides pour jamais ; car dès ce moment il n’y eut plus un homme de guerre qui n’attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Dans cette position, la république devoit nécessairement périr ; il n’étoit plus question que de savoir comment & par qui elle seroit abattue. Trois hommes également ambitieux effaçoient alors les autres citoyens de Rome, par leur naissance, par leur crédit, par leurs exploits, & par leurs richesses, Cnéïus Pompéïus, Caïus Julius César, & Marcus Licinius Crassus.

Caracteres de Crassus. Ce dernier de la maison Licinia, & célebre par sa mort chez les Parthes, étoit fils de Crassus le censeur. Ne pouvant vivre en sûreté à Rome, parce qu’il avoit été proscrit par Cinna & Marius, il se sauva en Espagne, où Vibius, un de ses amis, le tint caché pendant huit mois dans une caverne. De-là il se rendit en Afrique auprès de Sylla, qui lui donna d’abord la commission d’aller dans le pays des Marses, pour y faire de nouvelles levées ; mais comme il falloit passer dans différens quartiers de l’armée ennemie, Crassus avoit besoin d’une escorte, il la demanda à Sylla. Ce général, qui vouloit accoutumer ses officiers à des entreprises hardies, lui répondit fierement : « Je te donne pour gardes ton pere, ton frere, tes parens, & tes amis qui ont été massacrés par nos tirans, & dont je veux venger la mort ». Crassus touché de ce discours, & plein du desir de se distinguer, partit sans répliquer, passa au-travers de différens corps de l’armée ennemie, leva un grand nombre de troupes par son crédit, vint rejoindre Sylla, & partagea depuis avec lui tous les périls & toute la gloire de cette guerre.

Dans le même tems, le jeune Pompée n’ayant pas encore vingt-trois ans, tailla en pieces la cavalerie gauloise aux ordres de Brutus, joignit Sylla avec trois légions, & se lia d’amitié & d’intérêt avec Crassus.

Sylla devenu dictateur perpétuel, ou, pour mieux dire, le maître absolu de Rome, disposa souverainement des biens de ses concitoyens, qu’il regardoit comme faisant partie de ses conquêtes ; & Crassus, dans cette confiscation, eut le choix de tout ce qui pouvoit flatter son avarice : Sylla, aussi libéral envers ses amis, que dur & inexorable envers ses ennemis, se faisoit un plaisir de répandre à pleines mains les trésors de la république sur ceux qui s’étoient attachés à sa fortune. Voilà la principale source des richesses de Crassus.

Elles n’amollirent point sa valeur. Il y avoit déja trois ans que la guerre civile duroit en Italie, avec autant de honte que de désavantage pour la république, lorsque le sénat lui en donna la conduite. La fortune changea sous cet habile général ; il rétablit la discipline militaire, défit les troupes de Spartacus, & remporta un victoire complette.

De retour à Rome l’an 683, sa faction se réunit à celle de Pompée ; & comme il avoit passé par la charge de préteur, il fut élu consul. On déféra la même dignité à Pompée, quoiqu’il ne fût que simple chevalier, qu’il n’eût pas été seulement questeur, & qu’à peine il eût trente-quatre ans ; mais sa haute réputation & l’éclat de ses victoires couvrirent ces irrégularités ; on ne crut pas qu’un citoyen qui avoit été honoré du triomphe avant l’âge de vingt-quatre ans & avant que d’avoir entrée au sénat, dût être assujetti aux regles ordinaires.

Il sembloit que Pompée & Crassus eussent renoncé au triomphe, étant entrés dans Rome pour demander le consulat ; mais, après leur élection, on fut surpris qu’ils prétendissent encore au triomphe, comme s’ils étoient restés chacun à la tête de leurs armées. Ces deux hommes également ambitieux & puissans vouloient retenir leurs troupes, moins pour la cérémonie du triomphe, que pour conserver plus de force & d’autorité l’un contre l’autre. Crassus, pour gagner l’affection du peuple, fit dresser mille tables où il traita toute la ville, & fit distribuer en même tems aux familles du petit peuple du blé pour les nourrir pendant trois mois. On ne sera pas surpris de cette libéralité, si l’on considere que Crassus regorgeoit de richesses, & possédoit la valeur de plus de sept mille talens de bien, c’est-à-dire plus de trente millions de notre monnoie ; & c’étoit par ces sortes de dépenses publiques que les grands de Rome achetoient les suffrages de la multitude.

Pompée de son côté, pour renchérir sur les bienfaits de Crassus, & pour mettre dans ses intérêts les tribuns du peuple, fit recevoir des lois qui rendoient à ces magistrats toute l’autorité dont ils avoient été privés par celles de Sylla.

Enfin ces deux hommes ambitieux se réunirent, s’embrasserent ; & après avoir triomphé l’un & l’autre, ils licencierent de concert leurs armées.

Caractere de Pompée. Mais Pompée attira sur lui, pour ainsi dire, les yeux de toute la terre. C’étoit, au rapport de Cicéron, un personnage ne pour toutes les grandes choses, & qui pouvoit atteindre à la suprème éloquence, s’il n’eût mieux aimé cultiver les vertus militaires, & si son ambition ne l’eût porté à des honneurs plus brillans. Il fut général avant que d’être soldat, & sa vie n’offrit qu’une suite continuelle de victoires. Il fit la guerre dans les trois parties du monde, & il en revint toujours victorieux. Il vainquit dans l’Italie Carinat & Carbon du par i de Marius ; Domitius, dans l’Afrique ; Sertorius, ou pour mieux dire Perpenna, dans l’Espagne ; les pirates de Cilicie sur la mer Méditeranée ; & depuis la défaite de Catilina, il revint à Rome vainqueur de Mithridate & de Tigrane. Par tant de victoires & de conquêtes, il acquit un plus grand nom que les Romains ne souhaitoient, & qu’il n’avoit osé lui-même espérer.

Dans ce haut degré de gloire où la fortune le conduisit comme par la main, il crut qu’il étoit de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paroissoit rarement en public ; & s’il sortoit de sa maison, on le voyoit toujours accompagné d’une foule de ses créatures, dont le cortege nombreux représentoit mieux la cour d’un grand prince, que la suite d’un citoyen de la république. Ce n’est pas qu’il abusât de son pouvoir, mais dans un ville libre on voyoit avec peine qu’il affectât des manieres de souverain.

Accoutumé dès sa jeunesse au commandement des armées, il ne pouvoit se réduire à la simplicité d’une vie privée. Ses mœurs à la vérité étoient pures & sans tâche : on le louoit même avec justice de sa tempérance ; personne ne le soupçonna jamais d’avarice, & il recherchoit moins dans les dignités qu’il briguoit la puissance, qui en est inséparable, que les honneurs & l’éclat dont elles étoient environnées.

Deux fois Pompée retournant à Rome, maître d’opprimer la république, eut la modération de congédier ses armées avant que d’y entrer, pour s’assûrer les éloges du sénat & du peuple ; son ambition étoit plus lente & plus douce que celle de César : il aspiroit à la dictature par les suffrages de la république ; il ne pouvoit consentir à usurper la puissance, mais il auroit desiré qu’on la lui remît entre les mains. Il vouloit des honneurs qui le distinguassent de tous les capitaines de son tems.

Modéré en tout le reste, il ne pouvoit souffrir sur sa gloire aucune comparaison. Toute égalité le blessoit, & il eût voulu, ce semble, être le seul général de la république, quand il devoit se contenter d’être le premier. Cette jalousie du commandement lui attira un grand nombre d’ennemis, dont César, dans la suite, fut le plus dangereux & le plus redoutable ; l’un ne voulut point d’égal, comme nous venons de dire, & l’autre ne pouvoit souffrir de supérieur. Cette concurrence ambitieuse dans les deux premiers hommes de l’univers causa les révolutions, dont nous allons indiquer l’origine & le succès à la suite du portrait de César.

Caractere de César. Il étoit né de l’illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avoit sa chimere, en se vantant de tirer son origine d’Anchise & de Vénus. C’étoit l’homme de son tems le mieux fait, adroit à toutes sortes d’exercices, infatigable au travail, plein de valeur, & d’un courage élevé ; vaste dans ses desseins, magnifique dans sa dépense, & libéral jusqu’à la profusion. La nature, qui sembloit l’avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avoit donné un air d’empire, & de la dignité dans ses manieres. Mais cet air de grandeur étoit tempéré par la douceur & la facilité de ses mœurs. Son éloquence insinuante & invincible étoit encore plus attachée aux charmes de sa personne, qu’à la force de ses raisons. Ceux qui étoient assez durs pour résister à l’impression que faisoient tant d’aimables qualités, n’échappoient point à ses bienfaits : & il commença par gagner les cœurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspiroit.

Né simple citoyen d’une république, il forma, dans une condition privée, le projet d’assujettir sa patrie. La grandeur & les périls d’une pareille entreprise ne l’épouvanterent point. Il ne trouva rien au-dessus de son ambition, que l’étendue immense de ses vues. Les exemples récens de Marius & de Sylla lui firent comprendre, qu’il n’étoit pas impossible de s’élever à la souveraine puissance : mais sage jusque dans ses desirs immodérés, il distribua en différens tems l’exécution de ses desseins. Doué d’un esprit toujours juste, malgré son étendue, il n’alla que par degrés au projet de la domination ; & quelque éclatantes qu’ayent été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions, que parce qu’elles furent toujours la suite & l’effet de grands desseins.

A peine Sylla fut-il mort, que César se jetta dans les affaires : il y porta toute son ambition. Sa naissance, une des plus illustres de la république, devoit l’attacher au parti du sénat & de la noblesse ; mais neveu de Marius & gendre de Cinna, il se déclara pour leur faction, quoiqu’elle eût été comme dissipée depuis la dictature de Sylla. Il entreprit de relever ce parti qui étoit celui du peuple, & il se flatta d’en devenir bien-tôt le chef, au-lieu qu’il lui auroit fallu plier sous l’autorité de Pompée, qui étoit à la tête du sénat.

Sylla avoit fait abattre pendant sa dictature les trophées de Marius. César n’étoit encore qu’édile, qu’il fit faire secrétement par d’excellens artistes la statue de Marius, couronné par les mains de la Victoire. Il y ajouta des inscriptions à son honneur, qui faisoient mention de la défaite des Cimbres, & il fit placer de nuit ces nouveaux trophées dans le capitole. Tout le peuple accourut en foule le matin pour voir ce nouveau spectacle. Les partisans de Sylla se récrierent contre une entreprise si hardie ; on ne douta point que César n’en fût l’auteur. Ses ennemis publioient qu’il aspiroit à la tyrannie, & qu’on devoit punir un homme qui osoit de son autorité privée relever des trophées, qu’un souverain magistrat avoit fait abattre. Mais le peuple dont Marius s’étoit déclaré protecteur, donnoit de grandes louanges à César, & disoit qu’il étoit le seul qui, par son courage, méritât de succéder aux dignités de Marius. Aussi les principaux de chaque tribu ne furent pas long-tems sans lui donner des preuves de leur dévouement à ses intérêts.

Après la mort du grand pontife Métellus, il obtint cet emploi, passa avec facilité à la préture, & en sortant de cette charge, le peuple lui déféra le gouvernement de l’Espagne.

César en possession de ce gouvernement, porta la guerre dans la Galice & dans la Lusitanie, qu’il soumit à l’empire Romain ; mais dans cette conquête il ne négligea pas ses intérêts particuliers. Il s’empara par des contributions violentes, de tout l’or & l’argent de ces provinces, & il revint à Rome chargé de richesses, dont il se servit pour se faire de nouvelles créatures, par des libéralités continuelles ; sa maison leur étoit ouverte en tout tems ; rien ne leur étoit caché que son cœur, toujours impénétrable même à ses plus chers amis.

On ne doutoit point qu’il ne se fût mis à la tête de la conjuration de Catilina, si elle eût réussi ; & ce fameux rebelle qui croyoit ne travailler que pour sa propre grandeur, se fût vu enlever le fruit de son crime, par un homme plus autorisé que lui dans son propre parti, & qui avoit eu l’adresse de ne lui laisser que le péril de l’exécution. Cependant le mauvais succès de cette entreprise, & le souvenir de la mort des Gracques, assassinés aux yeux de la multitude qui les adoroit, lui firent comprendre que la faveur seule du peuple ne suffisoit pas pour le succès de ses affaires : & il jugea bien qu’il ne s’éleveroit jamais jusqu’à la souveraine puissance, sans le commandement des armées, & sans avoir un parti dans le sénat.

Formation du premier triumvirat. Ce corps si auguste étoit alors partagé entre Pompée & Crassus, ennemis & rivaux dans le gouvernement ; l’un le plus puissant, & l’autre le plus riche de Rome. La république tiroit au-moins cet avantage de leur division, qu’en partageant le sénat, elle tenoit leur puissance en équilibre, & maintenoit la liberté. César résolut de s’unir tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, & d’emprunter pour ainsi-dire leur crédit de tems-en-tems ; dans la vue de s’en servir pour parvenir plus aisément au consulat & au commandement des armées. Mais comme il ne pouvoit ménager en même tems l’amitié de deux ennemis déclarés, il ne songea d’abord qu’à les réconcilier. Il y réussit, & lui seul tira toute l’utilité d’une réconciliation si pernicieuse à la liberté publique. Il sut persuader à Pompée & à Crassus de lui confier, comme en dépôt, le consulat, qu’ils n’auroient pas vu sans jalousie passer entre les mains de leurs partisans. Il fut élu consul avec Calphurnius Bibulus, par le concours des deux factions. Il en gagna secrétement les principaux, dont il forma un troisieme parti, qui opprima dans la suite ceux mêmes qui avoient le plus contribué à son élévation.

Rome se vit alors en proie à l’ambition de trois hommes qui, par le crédit de leurs factions réunies, disposerent souverainement des dignités & des emplois de la république. Crassus toujours avare, & trop riche pour un particulier, songeoit moins à grossir son parti, qu’à amasser de nouvelles richesses. Pompée content des marques extérieures de respect & de vénération que lui attiroit l’éclat de ses victoires, jouissoit dans une oisiveté dangereuse, de son crédit & de sa réputation. Mais César plus habile & plus caché que tous les deux, jettoit sourdement les fondemens de sa propre grandeur, sur le trop de sécurité de l’un & de l’autre. Il n’oublioit rien pour entretenir leur confiance, pendant qu’à force de présens il tâchoit de gagner les sénateurs qui leur étoient les plus dévoués. Les amis de Pompée & de Crassus devinrent sans s’en appercevoir les créatures de César ; pour être averti de tout ce qui se passoit dans leurs maisons, il séduisit jusqu’à leurs affranchis, qui ne purent résister à ses libéralités. Il employa contre Pompée en particulier, les forces qu’il lui avoit données, & ses artifices mêmes ; il troubla la ville par ses emissaires, & se rendit maître des élections ; consuls, préteurs, tribuns, furent achetés au prix qu’ils mirent eux-mêmes.

Etant consul, il fit partager les terres de la Campanie, entre vingt mille familles romaines. Ce furent dans la suite autant de cliens, que leur intérêt engagea à maintenir tout ce qui s’étoit fait pendant son consulat. Pour prévenir ce que ses successeurs dans cette dignité pourroient entreprendre contre la disposition de cette loi, il en fit passer une seconde, qui obligeoit le sénat entier, & tous ceux qui parviendroient à quelque magistrature, de faire serment de ne jamais rien proposer au préjudice de ce qui avoit été arrêté dans les assemblées du peuple pendant son consulat. Ce fut par cette habile précaution qu’il sut rendre les fondemens de sa fortune si sûrs & si durables, que dix années d’absence, les tentatives des bons citoyens, & tous les mauvais offices de ses envieux & de ses ennemis, ne la purent jamais ébranler.

Cimentation de ce triumvirat. Mais comme il craignoit toujours que Pompée ne lui échappât, & qu’il fût regagné par le parti des republicains zélés, il lui donna sa fille Julie en mariage, comme un nouveau gage de leur union. Pompée donna la sienne à Servilius, & César épousa Calpurnie, fille de Pison, qu’il fit désigner consul pour l’année suivante. Il prit en même tems le gouvernement des Gaules avec celui de l’Illyrie, pour cinq ans. On décerna depuis celui de la Syrie à Crassus, qui le demandoit dans l’espérance d’y acquérir de nouvelles richesses, en quoi il réussit, car il doubla les trente millions qu’il possédoit. Pompée obtint l’une & l’autre Espagne, qu’il gouverna toujours par ses lieutenans, pour ne pas quitter les délices de Rome.

Ils firent comprendre ces différentes dispositions dans le même décret qui autorisoit le partage des terres, afin d’en intéresser les propriétaires à la conservation de leur propre autorité. Ces trois hommes partagerent ainsi le monde entier. Voila la ligue qu’on nomma le premier triumvirat, dont l’union, quoique momentanée, perdit la république. Rome se trouvoit en ce malheureux état, qu’elle étoit moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui réunissant les vues & les intérêts des principaux, ne faisoit plus qu’une tyrannie.

L’usage donnoit un gouvernement aux consuls à l’issue du consulat, & César de concert avec Pompée & Crassus, s’étoit fait déferer celui de la Gaule Cis-Alpine, qui n’étoit pas éloigné de Rome. Vatinius, tribun du peuple, & créature de César, y fit ajouter celui de l’Illyrie, avec la Gaule Trans-Alpine ; c’est-à-dire la Provence, une partie du Dauphiné & du Languedoc, que César souhaitoit avec passion, pour pouvoir porter ses armes plus loin, & que le sénat même lui accorda, parce qu’il ne se sentoit pas assez puissant pour le lui refuser.

Il avoit choisi le gouvernement de ces provinces comme un champ de bataille propre à lui faire un grand nom. Il envisagea la conquête entiere des Gaules, comme un objet digne de son courage & de sa valeur, & il se flatta en même tems d’y amasser de grandes richesses, encore plus nécessaires pour soutenir son crédit à Rome, que pour fournir aux frais de la guerre. Il partit pour la conquête des Gaules, à la tête de quatre légions, & Pompée lui en prêta depuis une autre, qu’il détacha de l’armée qui étoit sous ses ordres, en qualité de gouverneur de l’Espagne & de la Lybie.

Les guerres de César, ses combats, ses victoires, ne sont ignorés de personne. On sait qu’en moins de dix ans, il triompha des Helvétiens, & les força de se renfermer dans leurs montagnes qu’il attaqua ; & qu’il vainquit Arioviste, roi des Germains, auquel il fit la guerre, quoique ce prince eût été reçu au nombre des alliés de l’état ; qu’il soumit depuis les Belges à ses lois ; qu’il conquit toutes les Gaules, & que les Romains sous sa conduite, passerent la mer, & arborerent pour la premiere fois les aigles dans la Grande-Bretagne.

On prétend qu’il emporta de force, ou qu’il réduisit par la terreur de ses armes, huit cens villes ; qu’il subjugua trois cens peuples ou nations ; qu’il défit en différens combats trois millions d’hommes, dont il y en eut un million qui furent tués dans les batailles, & un autre million faits prisonniers ; détail qui nous paroîtroit éxagéré, s’il n’étoit rapporté sur la foi de Plutarque, & des autres historiens romains.

Ambition & conduite de César. Il est certain que la république n’avoit point encore eu un plus grand capitaine, si on examine sa conduite dans le commandement des armées, sa rare valeur dans les combats, & sa modération dans la victoire. Mais ces qualités étoient obscurcies par une ambition démesurée, & par une avidité insatiable d’amasser de l’argent, qu’il regardoit comme l’instrument le plus sûr pour faire réussir ses grands desseins. Depuis qu’il fut arrivé dans les Gaules, tout fut vénal dans son camp ; charges, gouvernemens, guerres, alliances, il trafiquoit de tout. Il pilla les temples des Dieux, & les terres des alliés. Tout ce qui servoit à augmenter sa puissance, lui paroissoit juste & honnête ; & Cicéron rapporte qu’il avoit souvent dans la bouche ces mots d’Euripide : « s’il faut violer le droit, il ne le faut violer que pour régner ; mais dans des affaires de moindre conséquence, on ne peut avoir trop d’égards pour la justice ».

Le sénat attentif sur sa conduite, vouloit lui en faire rendre compte, & il envoya des commissaires jusques dans les Gaules, pour informer des plaintes des alliés. Caton au retour de ces commissaires, proposa de le livrer à Arioviste, comme un désaveu que la république faisoit de l’injustice de ses armes, & pour détourner sur sa tête seule, la vengeance céleste de la foi violée. Mais l’éclat de ses victoires, l’affection du peuple, & l’argent qu’il savoit répandre dans le sénat, tournerent insensiblement les plaintes en éloges. On attribua ses brigandages à des vûes politiques ; on décerna des actions de graces aux dieux pour ses sacrileges ; & de grands crimes couronnés de la réussite, passerent pour de grandes vertus.

César devoit ses succès à sa rare valeur, & à la passion que ses soldats avoient pour lui. Il en étoit adoré, ils le suivoient dans les plus grands périls, avec une confiance bien honorable pour un général. Ceux qui sous d’autres capitaines n’auroient combattu que foiblement, montroient sous ses ordres un courage invincible, & devenoient par son exemple d’autres césars. Il les avoit attachés à sa personne & à sa fortune, par le soin infini qu’il prenoit de leur subsistance, & par des récompenses magnifiques. Il doubla leur solde ; & le blé qu’on ne leur distribuoit que par rations réglées, leur fut donné sans mesure. Il assigna aux vétérans des terres & des possessions. Il sembloit qu’il ne sût que le dépositaire des richesses immenses qu’il accumuloit tous les jours, & qu’il ne les conservoit que pour en faire le prix de la valeur, & la récompense du mérite. Il payoit même les dettes de ses principaux officiers, & il laissoit entrevoir à ceux qui étoient engagés pour des sommes excessives, qu’ils n’auroient jamais rien à craindre de la poursuite de leurs créanciers, tant qu’ils combattroient sous ses enseignes. Soldats & officiers, chacun fondoit l’espérance de sa fortune, sur la libéralité & la protection du général. Par-là les soldats de la république devinrent insensiblement les soldats de César.

Son attention n’étoit pas bornée à s’assurer seulement de son armée. Du fond des Gaules il portoit ses vûes sur la disposition des affaires, & jusque dans les comices, & les assemblées du peuple, il ne s’y passoit rien sans sa participation. Son crédit influoit jusque dans la plupart des délibérations du sénat. Il avoit dans l’un & l’autre corps des amis puissans, & des créatures dévouées à ses intérêts. Il leur fournissoit de l’argent en abondance, soit pour payer leurs dettes, ou pour s’élever aux principales charges de la république. C’étoit de cet argent qu’il achetoit leurs suffrages, & leur propre liberté. Emilius Paulus étant consul, en tira neuf cent mille écus, seulement pour ne s’opposer point à ses desseins pendant son consulat. Il en donna encore davantage à Scribonius Curion, tribun du peuple, homme factieux, habile, éloquent, qui lui avoit vendu sa foi, & qui pour le servir plus utilement, affectoit de n’agir que pour l’intérét du peuple.

Rupture de Pompée avec César. Pompée ouvrit enfin les yeux, & résolut de ruiner la fortune de César. La jalousie du gouvernement, & une émulation réciproque de gloire, les firent bientôt appercevoir qu’ils étoient ennemis, quoiqu’ils conservassent encore toutes les apparences de leur ancienne liaison. Mais Crassus qui par son crédit & ses richesses immenses, balançoit l’autorité de l’un & de l’autre, ayant été tué dans la guerre des Parthes, ils se virent en liberté de faire éclater leurs sentimens. Enfin la mort de Julie fille de César, qui arriva peu de tems après, acheva de rompre ce qui restoit de correspondance entre le beau-pere & le gendre.

César demanda qu’on lui continuât son gouvernement, comme on avoit fait à Pompée, ou qu’il lui fût permis, sans être dans Rome, de poursuivre le consulat. Il ajouta dans la même lettre, que si Pompée prétendoit retenir le commandement, il sauroit bien se maintenir de son côté à la tête de son armée ; & qu’en ce cas, il seroit dans peu de jours à Rome pour y vanger ses propres injures, & celles qu’on faisoit à la patrie. Ces dernieres paroles remplies de menaces, parurent au sénat une vraie déclaration de guerre. Lucius Domitius fut nommé sur le champ pour son successeur, & on lui donna quatre mille hommes de troupes, pour aller prendre possession de son gouvernement ; mais César dont les vûes & l’activité étoient incomparables, avoit déja prévenu ce decret, par la hardiesse & la promptitude de sa marche.

César usurpe la tyrannie par les armes. La même frayeur qu’Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l’y répandit lorsqu’il passa le Rubicon. Pompée éperdu, ne vit dans les premiers momens de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder & que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute l’Italie, & passa la mer.

César entra dans Rome en maître, & s’étant emparé du trésor public, où il trouva environ cinq millions de livres de notre monnoie, il se mit en état de poursuivre Pompée & ses partisans ; mais ce général du sénat qui vouloit tirer la guerre en longueur, pour avoir le tems d’amasser de plus grandes forces, passa d’Italie en Epire, & après s’être embarqué à Brindes, il aborda dans le port de Dirrachium. César ne l’ayant pu joindre, se rendit maître de toute l’Italie, en moins de 60 jours.

Le détail & le succès de la guerre civile n’est point de mon sujet. On sait que l’empire ne coûta pour ainsi dire à César, qu’une heure de tems ; & que la bataille de Pharsale en décida. La perte de Pompée, qui périt depuis en Egypte, entraîna celle de son parti. L’activité de César, & la rapidité de ses conquêtes, ne donnerent point le tems de traverser ses projets. La guerre le porta dans des climats différens. La victoire le suivit presque par-tout, & la gloire ne l’abandonna jamais.

On parle beaucoup de la fortune de César ; mais cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités, sans aucun défaut, quoiqu’il eût bien des vices, qu’il eût été difficile, que quelqu’armée qu’il eût commandée, il n’eût été vainqueur, & qu’en quelque république qu’il fût né, il ne l’eût gouvernée.

Tout plie sous sa puissance. Tout plia sous sa puissance, & deux ans après le passage du Rubicon, l’an 696, on le vit rentrer dans Rome maître de l’univers. Il pardonna à tout le monde ; mais la modération que l’on montre après qu’on a tout usurpé, ne mérite pas de grandes louanges.

Le sénat à son retour, lui decerna des honneurs extraordinaires, & une autorité sans bornes, qui ne laissoit plus à la répblique qu’une ombre de liberté. On le nomma consul pour dix ans, & dictateur perpétuel. On lui donna le nom d’empereur, le titre auguste de pere de la patrie. On déclara sa personne sacrée & inviolable. C’étoit réunir & perpétuer en lui, la puissance & les privileges annuels de toutes les dignités de l’état. On ajouta à cette profusion d’honneurs, le droit d’assister à tous les jeux dans une chaire dorée, & une couronne d’or sur la tête ; & il fut ordonné par le decret, que même après sa mort, on placeroit toujours cette chaire & cette couronne dans tous les spectacles, pour immortaliser sa mémoire.

Mais la plupart des sénateurs ne lui avoient décerné tous ces honneurs extraordinaires dont nous venons de parler, que pour le rendre plus odieux, & pour le pouvoir perdre plus surement. Les grands surtout qui avoient suivi la fortune de Pompée, & qui ne pouvoient pardonner à César la vie qu’il leur avoit donnée dans les plaines de Pharsale, se reprochoient secrétement ses bienfaits, comme le prix de la liberté publique ; & ceux qu’il croyoit ses meilleurs amis, ne recevoient ses graces que pour approcher plus près de sa personne, & pour le faire périr plus surement.

Il en abuse & périt. Il essaya pour ainsi dire le diadème ; mais voyant que le peuple cessoit ses acclamations, il n’osa hasarder d’affermir la couronne sur sa tête ; cependant il cassa les tribuns du peuple, & fit encore d’autres tentatives pour le conduire à la royauté : mais on ne peut comprendre qu’il pût imaginer que les Romains pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie.

Il commit beaucoup d’autres fautes, en témoignant le peu d’égards qu’il avoit pour le sénat, & en choquant les cérémonies & les usages de ce corps. Il porta son mépris jusqu’à faire lui-même les sénatus-consultes, & à les souscrire du nom des premiers sénateurs qui lui venoient dans l’esprit. « J’apprens quelquefois, dit Cicéron (Lettres famil. l. IX.), qu’un sénatus-consulte, passé à mon avis, a été porté en Syrie & en Arménie, avant que j’aye sçu qu’il ait été fait ; & plusieurs princes m’ont écrit des lettres de remerciemens, sur ce que j’avois été d’avis qu’on leur donnât le titre de rois, que non seulement je ne savois pas être rois, mais même qu’ils fussent au monde ».

En un mot, il étoit d’autant plus difficile que César pût défendre sa vie, qu’il y avoit un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grece & d’Italie, qui faisoit regarder comme un homme vertueux, l’assassin de celui qui avoit usurpé la souveraine puissance. A Rome surtout, depuis l’expulsion des rois, la loi étoit précise, les exemples reçus ; la république armoit le bras de chaque citoyen, le faisoit magistrat pour le moment, & l’avouoit pour sa défense. Brutus osa bien dire à ses amis, que quand son pere reviendroit sur la terre, il le tueroit tout de même s’il aspiroit à la tyrannie. En effet, le crime de César qui vivoit dans un gouvernement libre, n’étoit-il pas hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne l’avoit pas poursuivi par la force ouverte, ou par des lois, n’étoit-ce pas demander raison de ses crimes ?

Il est vrai que les conjurés finirent presque tous malheureusement leur vie ; il falloit bien que des gens à la tête d’un parti abattu tant de fois, dans des guerres où l’on ne se faisoit aucun quartier, périssent de mort violente. De-là cependant on tira la conséquence d’une vengeance céleste, qui punissoit les meurtriers de César, & proscrivoit leur cause.

Conduite du sénat & d’Antoine après la mort de César. Après la mort de ce tyran, les conjurés ne firent rien pour se soutenir ; ils se retirerent seulement au capitole, sans savoir encore ce qu’ils avoient à espérer ou à craindre de ce grand événement ; mais ils virent bientôt avec amertume, que la mort d’un usurpateur alloit causer de nouvelles calamités dans la république.

Le lendemain Lépidus se saisit de la place Romaine avec un corps de troupes, qu’il y fit avancer par ordre d’Antoine, alors premier consul. Les soldats vétérans qui craignoient qu’on ne répétât les dons immenses qu’ils avoient reçus, entrerent dans Rome. Le sénat s’assembla, & comme il étoit question de décider si César avoit été un tyran, ou un magistrat légitime, & si ceux qui l’avoient tué méritoient des peines ou des récompenses, jamais cet auguste conseil ne s’étoit tenu pour une matiere si importante & si delicate. Après plusieurs avis différens, on prit un tempérament pour contenter les deux partis. On convint qu’on ne poursuivroit point la mort de César ; mais on arrêta pour concilier les extrèmes, que toutes ses ordonnances seroient ratifiées : ce qui produisit une fausse paix.

Antoine dissimulant ses sentimens, souscrivit au decret du sénat. Les provinces furent distribuées en même tems ; Brutus eut le gouvernement de l’île de Crete ; Cassius de l’Afrique ; Trébonius de l’Asie ; Cimber de la Bithinie, & on confirma à Décimus Brutus, celui de la Gaule cisalpine, que César lui avoit donné. Antoine consentit même à voir Brutus & Cassius. Il se fit une espece de réconciliation entre ces chefs de parti : réunion apparente qui ne trompa personne.

Comme le sénat avoit approuvé tous les actes de César sans restriction, & que l’exécution en fut donnée aux consuls, Antoine qui l’étoit, se saisit du livre de raisons de César, gagna son secrétaire, & y fit écrire tout ce qu’il voulut : de maniere que le dictateur régnoit plus impérieusement que pendant sa vie ; car ce qu’il n’auroit jamais fait, Antoine le faisoit ; l’argent qu’il n’auroit jamais donné, Antoine le donnoit ; & tout homme qui avoit de mauvaises intentions contre la république, trouvoit soudain une récompense dans les prétendus livres de César.

Par un nouveau malheur, César avoit amassé pour son expédition, des sommes immenses, qu’il avoit mises dans le temple d’Ops ; Antoine avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avoient d’abord résolu de jetter le corps de César dans le Tibre : ils n’y auroient trouvé nul obstacle ; car dans ces momens d’étonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu’on peut oser : cela ne fut point exécuté, & voici ce qui en arriva.

Le sénat se crut obligé de permettre les obseques de César ; & effectivement dès qu’il ne l’avoit pas déclaré tyran, il ne pouvoit lui réfuser la sépulture. Or c’étoit une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres, & de faire ensuite l’oraison funebre du défunt. Antoine qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où i lui prodiguoit de grandes largesses, & l’agita au point qu’il mit le feu aux maisons des conjures.

S’ils furent offensés des discours artificieux d’Antoine, le sénat n’en fut guere moins piqué, & sans se déclarer ouvertement, il ne laissa pas de favoriser secrettement leurs entreprises, persuadé que la conservation du gouvernement républicain dépendoit des avantages de ce parti ; cependant Antoine s’acheminoit à la souveraine puissance, lorsqu’on vit arriver le jeune Octavius, petit-neveu de César, qui se présenta pour recueillir sa succession.

Arrivée du jeune Octavius à Rome. Il étoit fils d’un sénateur appellé Caius Octavius, qui avoit exercé la préture, & d’Acie, fille de Julie, sœur de César, qui avoit été mariée en premieres nôces à Accius Balbus, & ensuite à Marcus Philippus. Comme Octavius n’avoit pas encore dix-huit ans, César l’avoit envoyé à Apollonie, ville sur les côtes d’Epire, pour y achever ses études & ses exercices. Il n’y avoit pas six mois qu’il étoit dans cette ville lorsqu’il apprit que son grand-oncle avoit été assassiné dans le sénat. Ses parens & ses amis voulant opposer son nom à la puissance d’Antoine, lui manderent de venir à Rome pour y jouir du privilege de son adoption, & la faire autoriser par le préteur.

Au bruit de sa marche, les soldats vétérans auxquels César, après la fin des guerres civiles, avoit donné des terres dans l’Italie, accoururent lui offrir leurs services ; on lui apportoit de l’argent de tous les côtés, & quand il approcha de Rome, la plûpart des magistrats, les officiers de guerre, toutes les créatures du dictateur, & le peuple en foule sortirent au-devant de lui.

Ce jeune Octavius prit le nom de César, vendit son patrimoine, paya une partie des legs portés par le testament de son grand-oncle, & jetta avec un silence profond, les fondemens de la perte d’Antoine. Il se voyoit soutenu du grand nom de César, qui seul lui donneroit bien-tôt des legions & des armées à ses ordres ; d’un autre côté, Cicéron pour perdre Antoine son ennemi particulier, prit le mauvais parti de travailler à l’élévation d’Octavius, & au-lieu de faire oublier au peuple César, il le lui remit devant les yeux. Octavius se conduisit avec Cicéron en homme habile ; il le flatta, le consulta, le loua, & employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais. Prenant en même tems son intérêt pour regle de sa conduite, tantôt il ménagea politiquement Antoine, & tantôt le sénat, attendant toujours à se déterminer d’après les conjonctures favorables.

Il est certain qu’Antoine ne craignoit pas moins Octavius, que Brutus & Cassius ; mais il fut obligé de dissimuler, & de garder beaucoup de mesures avec le premier, à cause de l’attachement que lui portoient le peuple, les officiers, & les soldats qui avoient servi dans les armées du dictateur ; de-là toutes les réunions apparentes qu’ils eurent l’un avec l’autre, n’étoient pour ainsi dire qu’une matiere d’infidélités nouvelles : tous deux ne chercherent longtems qu’à se détruire, chacun aspirant à demeurer seul à la tête du parti opposé à celui des conjurés.

Antoine tenant assiégé Decimus Brutus dans Modène, & refusant de lever le siege, le sénat irrité de sa rébellion, ordonna à Hirtius & à Pansa, consuls, ainsi qu’à Octavius, de marcher au secours de Decimus. Le combat fut long ; Antoine fut défait, & les deux consuls y périrent ; cependant le sénat songeant à abaisser Octave, fier du grand nom dont il avoit hérité, & du consulat qu’il avoit obtenu, mit Decimus Brutus à la tête des troupes de la république.

Union d’Octave, d’Antoine, & de Lepidus. Ce fut alors qu’Octavius, extrèmement piqué de cette injure qui bridoit son ambition, songea sérieusement à se réconcilier avec Antoine quand l’occasion s’en présenteroit ; mais il attendit politiquement à se déterminer qu’il fût sûr du parti qu’embrasseroient Lépidus & Plancus. Antoine gagna les soldats de Lépidus, qui le reçurent la nuit dans leur camp & le reconnurent pour leur général. Plancus toujours esclave des événemens se déclara contre le sénat & contre Decimus Brutus. Antoine repassa les Alpes à la tête de dix-sept légions, arrêta Brutus dans les défilés des montagnes voisines d’Aquilée, & lui fit couper la tête.

Cette mort fut le motif, ou plutôt le prétexte de la réunion entre Octave & Antoine ; ils s’y trouverent enfin également disposés l’un & l’autre. Antoine venoit d’éprouver devant Modène ce que pouvoit encore le nom de la république ; & comme il désespéroit alors de s’emparer seul de la souveraine puissance, il résolut de la partager avec son rival. Octave de son côté craignoit que s’il différoit plus long-tems à se racommoder avec Antoine, ce chef de parti ne se joignît à la fin aux conjurés, comme il l’en avoit menacé, & que leurs forces réunies ne rétablissent l’autorité de la république ; ainsi la paix fut aisée à faire entre deux ennemis qui trouvoient un intérêt égal à se rapprocher. Des amis communs les firent convenir d’une entrevue ; la conférence se tint dans une petite île déserte, que forme, proche de Modène, la riviere du Panaro.

Formation du second triumvirat. Les deux armées camperent sur ses bords, chacune de son côté, & on avoit fait des ponts de communication qui y aboutissoient, & sur lesquels on avoit mis des corps-de-gardes. Lépidus étant dans l’armée d’Antoine, se trouva naturellement à cette entrevue ; & quoiqu’il n’eût plus que le nom de général & les apparences du commandement, Antoine & Octave, toujours en garde l’un contre l’autre, n’étoient pas fâchés qu’un tiers, qui ne leur pouvoit être suspect, intervînt dans les différends qui pourroient naître entre eux.

Ainsi Lépidus entra le premier dans l’île, pour reconnoître s’ils y pouvoient passer en sureté. Telle étoit la malheureuse condition de ces homme ambitieux, qui dans leur réunion même, conservoient encore une défiance réciproque. Lépidus leur ayant fait le signal dont on étoit convenu, les deux généraux passerent dans l’île, chacun de son côté. Ils s’embrasserent d’abord, & sans entrer dans aucune explication sur le passé, ils s’avancerent pour conférer, vers l’endroit le plus élevé de l’île, & d’où ils pouvoient être également vus par leurs gardes, & même par les deux armées.

Ils s’assirent eux trois seuls. Octave en qualité de consul, prit la place la plus honorable, & se mit au milieu des deux autres. Ils examinoient quelle forme de gouvernement ils donneroient à la république, & sous quel titre ils pourroient partager l’autorité souveraine, & retenir leurs armées, pour maintenir leur puissance. La conférence dura trois jours ; on ne sait point le détail de ce qui s’y passa : il parut seulement par la suite, qu’ils étoient convenus qu’Octave abdiqueroit le consulat, & le remettroit pour le reste de l’année à Ventidius, un des lieutenans d’Antoine ; mais qu’Octave, Antoine, & Lépidus, sous le titre de triumvirs, s’empareroient de l’autorité souveraine pour cinq ans ; ils bornerent leur autorité à ce peu d’années, pour ne pas se déclarer d’abord trop ouvertement les tyrans de leur patrie.

Partage de l’empire entre les triumvirs. Ces triumvirs partagerent ensuite entre eux les provinces, les légions, & l’argent même de la république ; & ils firent, dit Plutarque, ce partage de tout l’empire, comme si c’eût été leur patrimoine.

Antoine retint pour lui les Gaules, à l’exception de la province qui confine aux Pyrénées, & qui fut cédée à Lépidus avec les Espagnes Octave eut pour sa part l’Afrique, la Sicile, la Sardaigne, & les autres îles. L’Asie occupée par les conjurés n’entra point dans ce partage ; mais Octave & Antoine convinrent qu’ils joindroient incessamment leurs forces pour les en chasser ; qu’ils se mettroient chacun à la tête de vingt légions ; & que Lépidus, avec trois autres, resteroit en Italie & dans Rome, pour y maintenir leur autorité. Ces deux collegues ne lui donnerent point de part dans la guerre qu’ils alloient entreprendre, parce qu’ils connoissoient son peu de valeur & de capacité. Ils ne l’associerent au triumvirat, que pour lui laisser en leur absence, comme en dépôt, l’autorité souveraine, bien persuadés qu’ils se déferoient plus aisément de lui que d’un autre général, s’il leur devenoit infidele ou inutile.

Ils dresserent un rôle de proscrits & de récompenses. Leur ambition étoit satisfaite par ce partage ; mais ils laissoient à Rome & dans le sénat des ennemis cachés, & des républicains toujours zélés pour la liberté ; ils résolurent avant que de quitter l’Italie, d’immoler à leur sureté, & de proscrire les plus riches & les plus précieux citoyens ; ils en dresserent un rôle. Chaque triumvir y comprit ses ennemis particuliers, & les ennemis de ses créatures : ils pousserent l’inhumanité exécrable jusqu’à s’abandonner l’un à l’autre leurs propres parens, & même les plus proches. Lépidus sacrifia d’abord sans peine son frere à ses deux collegues ; Antoine de son côté abandonna à Octavius le propre frere de sa mere, & celui-ci consentit qu’Antoine fît mourir Cicéron, quoique ce grand homme l’eût soutenu de son crédit contre Antoine même. On mit dans ce rôle funeste Thoranius, tuteur d’Octave, celui-là même qui l’avoit élevé avec tant de soin. Plotius désigné consul, frere de Plancus, un des lieutenans d’Antoine, & Quintus son collegue au consulat, furent couchés sur la liste, quoique ce dernier fût beau-pere d’Asinius Pollio, partisan zélé du triumvirat ; ainsi tous les droits les plus sacrés de la nature & de la reconnoissance furent violés par ces trois scélérats.

On disposa des récompenses, & cet article étoit important pour retenir les troupes dans leur devoir. Il fut donc arrêté qu’on abandonneroit aux soldats en propriété les terres & les maisons de dix-huit des meilleures villes de l’Italie, qui furent choisies par les triumvirs, selon qu’ils avoient des sujets d’aversion contre ces misérables cités ; les plus grandes étoient Capoue, Reggium, Venouze, Benevent, Nocere, Rimini, & Vibone : tout cela fut reglé sans contestation.

Ils imitent Marius & Sylla dans leur proscription. Pour exécuter leurs vengeances avec éclat, ils imiterent la maniere dont Marius & Sylla en avoient usé. Elle consistoit à écrire en grosses lettres sur un tableau le nom des condamnés, & on affichoit ce tableau dans la place publique ; c’est ce qu’on appella proscription. De ce moment chacun pouvoit tuer les proscrits ; & comme leur tête étoit à fort haut prix, il étoit bien difficile qu’ils pussent échapper à des soldats animés par l’intérêt. Ces terribles articles étant signés, Octave sortit pour les déclarer aux troupes qui en témoignerent une extrème joie, & alors les soldats des trois armées se mêlerent, & se traiterent réciproquement.

Ainsi fut conclu cet exécrable triumvirat, dont les suites furent si funestes ; & pour en faire passer la mémoire jusqu’à la postérité, ils firent battre de la monnoie, où on voyoit d’un côté l’image d’Antoine : Marc Antoine, empereur auguste, triumvir, & au revers trois mains qui se tenoient, les haches des consuls, & pour devise, le salut du genre humain.

Les triumvirs ayant ainsi établi leur autorité, dresserent le rôle des autres personnes qui devoient périr par leurs ordres ; & bien que la haine y eût grande part, l’intérêt y trouva aussi sa place. Ils avoient besoin de beaucoup d’argent pour soutenir la guerre contre Brutus & Cassius, qui trouvoient de puissantes ressources dans les richesses de l’Asie, & dans l’assistance des princes d’Orient ; au-lieu que ceux-ci n’avoient que l’Europe pour eux, sur-tout l’Italie épuisée par la longueur des guerres civiles. Ils établirent de grands impôts sur le sel, & sur les autres marchandises ; mais comme cela ne suffisoit pas, ils proscrivirent, ainsi que je l’ai dit, plusieurs des plus riches de Rome, afin de profiter de leur confiscation.

Decret de cette proscription. Le decret de la proscription commençoit en ces termes : « Marcus Lepidus, Marcus Antonius & Octavius César, élus pour la réformation de la république. Si la générosité de Jules César ne l’avoit obligé à pardonner à des perfides, & à leur accorder, outre la vie dont ils étoient indignes, des honneurs & des charges qu’ils ne méritoient pas, après avoir été pris les armes à la main contre sa personne, il n’auroit pas péri si cruellement par leur trahison ; & nous ne serions pas forcés d’user de voyes de rigueur contre ceux qui nous ont déclarés ennemis de la patrie. Mais les entreprises détestables qu’ils ont machinées contre nous, la perfidie horrible dont ils ont usé à l’égard de César, & la connoissance que nous avons de leur méchanceté & de leur obstination dans des sentimens si odieux, nous obligent à prévenir les maux qui nous en pourroient arriver. »

Le reste contenoit une justification du procédé des triumvirs, fondée sur les avantages que Jules-César avoit acquis aux Romains par ses victoires, l’ingratitude de ses bienfaits, en un mot la nécessité de punir des ennemis, qui pourroient par leurs artifices rejetter la ville de Rome dans les malheurs de la division, durant qu’Octave & Antoine seroient occupes contre Brutus & Cassius : on appuyoit cette justification par l’exemple de Sylla.

Après avoir imploré l’assistance des dieux, ils concluoient ainsi : « que personne ne soit assez hardi pour recevoir, recéler ou faire sauver aucun des proscrits, sous quelque prétexte que ce soit, ni lui donner argent ou autre secours, ni avoir aucune intelligence avec eux, sous peine d’être mis en leur rang, sans espérance d’aucune gracc. Quiconque apportera la tête d’un proscrit, aura deux mille écus, si c’est un homme libre ; & s’il est esclave, il aura la liberté & mille écus. L’esclave qui tuera son propre maître, aura outre cela le droit de bourgeoisie. On donnera la même récompense à ceux qui nous déclareront le lieu où un proscrit se sera retiré ; & le nom du dénonciateur ne sera couché sur aucun registre ni autre mémoire, afin que personne n’en ait connoissance ».

Quantité de leurs soldats arriverent à Rome avant la publication du decret, & tuerent d’abord quatre des proscrits, les uns dans leurs logis, & les autres dans la rue. Ils se mirent ensuite à courir par les maisons & par les temples : ce qui causa une frayeur générale. On n’entendoit que des cris & des pleurs ; & comme le decret n’étoit pas encore publié, chacun se persuadoit être du nombre des condamnés. Quelques-uns même tomberent dans un si grand desespoir, qu’ils vouloient envelopper la ville entiere dans leur perte, en mettant le feu par-tout. Pédius, pour empêcher ce malheur, fit publier qu’on ne cherchoit qu’un fort petit nombre des ennemis des triumvirs, & que tous les autres n’avoient rien à craindre. Le lendemain il fit afficher les noms des dix-sept condamnés ; mais il s’échauffa si fort à courir de tous côtés pour rassurer les esprits, qu’il en mourut.

Les triumvirs firent ensuite leur entrée dans la ville en trois différens jours. Octave entra le premier, Antoine le second, & Lepidus le troisieme ; chacun d’eux menoit une légion pour sa garde. La loi par laquelle ils s’attribuoient la même autorité que les consuls pour l’espace de cinq ans, & se déclaroient réformateurs de la république, fut publiée par Titius tribun du peuple ; & la nuit suivante, ils firent ajouter les noms de cent trente personnes à ceux qu’ils avoient déja proscrits.

Peu de tems après on en publia encore cent cinquante, sous prétexte qu’on les avoit oubliés. Ainsi le nombre des malheureuses victimes s’accrut jusqu’à trois cent sénateurs, & plus de deux mille chevaliers. Personne n’osoit refuser l’entrée de sa maison aux soldats qui cherchoient dans les lieux les plus secrets ; & la face de Rome ressembloit alors à celle d’une ville prise d’assaut, exposée au meurtre & au pillage. Plusieurs furent tués dans ce desordre sans être condamnés. On les reconnoissoit à ce qu’ils n’avoient pas la tête coupée.

Peinture de ces horreurs. Salvius tribun du peuple fut tué le premier sur la table où il traitoit ses amis, pour avoir abandonné trop légérement les intérêts d’Antoine, qu’il avoit d’abord soutenu contre Cicéron. Le préteur Minutius périt par l’imprudence de ceux qui l’accompagnoient par honneur, & qui le firent découvrir. Cœpion se fit tuer les armes à la main après une vigoureuse résistance, & Veratinus rassembla plusieurs autres proscrits comme lui, avec lesquels il tua grand nombre de soldats, & se sauva en Sicile.

Statius proscrit à l’âge de quatre-vingt ans, à cause de ses grands biens, les abandonna au pillage, & mit le feu dans sa maison, où il se brûla. Emilius voyant des gens armés qui couroient après un misérable, demanda qui étoit ce proscrit ; un soldat qui le reconnut, répondit c’est toi-même, & le tua sur l’heure. Cilius & Decius ayant lû leurs noms écrits dans le tableau, se mirent à fuir étourdiment, & attirerent après eux des soldats qui les tuerent. Julius se joignit à des gens qui portoient un corps mort dans la ville, mais il fut reconnu & tué par les gardes de la porte, qui trouverent un porteur de plus qu’il n’y en avoit d’ordinaire.

Largus épargné par quelques soldats de sa connoissance, en rencontra d’autres qui le poursuivirent ; il se jetta dans les bras de ceux qui l’avoient sauvé, afin qu’ils gagnassent le prix qui leur appartenoit. Les gens les plus illustres se cachoient pour sauver leur vie dans les grottes, dans les aqueducs & les souterreins. On ne trouvoit que sénateurs, tribuns & autres magistrats fugitifs, cherchant des aziles de toutes parts.

On porta à Antoine la tête de Rufus proscrit, pour avoir refusé quelque tems auparavant de lui vendre une maison voisine de celle de Fulvie ; il dit que ce présent appartenoit à sa femme, & le lui envoya ; d’un autre côté, la femme de Coponius qui étoit fort belle, n’obtint d’Antoine la grace de son mari que par la derniere faveur.

Cicéron fut poursuivi dans ses terres par un certain Herennius, & par un tribun militaire nommé Popilius Lena, auquel il avoit sauvé la vie en plaidant pour lui ; ils le tuerent dans sa litiere à l’âge de 64 ans. Ainsi fut cimenté le triumvirat par le sang d’un des plus grands hommes de la république.

En un mot tout ce que la vengeance, la haine ou l’intérêt peuvent produire de plus tragique, parut dans les divers incidens de cette affreuse proscription. On vit des amis livrer leurs amis à l’assassinat ; des parens leurs parens ; & des esclaves leurs maîtres. On vit

Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari dans son lit par sa femme égorgé ;
Le fils tout degoutant du meurtre de son pere,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire.

Salassus fut trahi par sa femme ; Annalis & Thauranius, tous deux préteurs, furent vendus par leurs propres fils, & Fulvius fut livré par une esclave qu’il entretenoit.

Peinture de belles actions dans ce tragique évenement. Mais aussi, tout ce que l’attachement, l’amour & la s. délité peuvent inspirer de plus généreux, parut au milieu de tant d’horreurs. On vit des soldats compatissans respecter le mérite ; on vit des esclaves se dévouer pour leurs maîtres, & des ennemis assez généreux risquer tout pour sauver la vie à leurs ennemis. On vit des femmes porter par les campagnes leurs maris sur leurs épaules, & s’aller cacher avec eux dans le fond des forêts. On vit des enfans s’exposer au glaive pour leurs peres, & des peres pour leurs enfans. Enfin, on vit de si grands traits d’héroïsme, qu’il sembloit que la vertu dans cette occasion vouloit triompher sur le crime.

Les femmes de Lentulus, d’Apuleïus, d’Antichus, se cacherent dans des lieux deserts avec leurs maris, sans vouloir jamais les abandonner.

Comme Reginus sortoit de la ville déguisé en charbonnier, sa femme le suivant en litiere, un soldat arrête la voiture ; Reginus revient sur ses pas pour prier cet homme de respecter cette dame. Le soldat qui avoit servi sous lui, le reconnut : « sauvez-vous, lui dit-il, mon général, je vous appellerai toujours ainsi, & je vous respecterai toujours, dans quelque misérable état que je vous voye ».

Ligarius se noya désespéré de n’avoir pu secourir son frere qu’il vit tuer devant ses yeux ; & la tendresse de pere fut funeste à Blavus, qui revint se faire massacrer pour tâcher de sauver son fils.

Arianus & Metellus échapperent au fer des assassins par les soins & le courage de leurs enfans. Oppius, qui avoit sauvé son pere infirme, en le portant de lieu en lieu sur ses épaules, en fut recompensé par le peuple qui le nomma édile ; & comme il n’avoit pas assez de bien pour fournir à la dépense des jeux, non-seulement tous les ouvriers lui donnerent généreusement leurs peines & leur salaire ; mais la plûpart de ceux qui assisterent à ses spectacles, lui firent tant de présens, qu’ils l’enrichirent.

Junius dut son salut aux services de ses esclaves qui combattirent pour le défendre. Un affranchi poignarda le commandant de ceux qui venoient d’égorger son maître, & se tua du même poignard.

L’avanture de Restius ou de Restio est surprenante. Il avoit autrefois fait marquer d’un fer chaud le front d’un de ses esclaves pour s’être enfui. Cet esclave découvrit sans peine le lieu où il étoit caché, & vint l’y trouver. Restius crut être perdu, mais l’esclave le rassura : « crois-tu, dit-il, mon maître, que ces caracteres dont tu as marqué mon front, aient fait plus d’impression sur mon ame que les bienfaits que j’ai reçu de toi depuis ce tems-là » ? Il le conduisit dans un autre lieu plus secret, & l’y nourrit soigneusement, en veillant sans cesse à sa conservation ; cependant comme des soldats vinrent à passer plusieurs fois près de cet endroit, leurs allées & venues causerent mille frayeurs à l’esclave. Il suivit un jour ces soldats, & prit si bien son tems qu’il tua à leur vue un laboureur : les soldats coururent à lui comme à un assassin ; mais il leur dit, sans se déconcerter, que c’étoit son maître Restius proscrit par les loix, qu’il venoit heureusement de tuer, moins encore pour la recompense, que pour se venger des marques infâmes qu’ils voyoient sur son front. Ainsi l’esprit, le crime & l’héroïsme se réunirent dans un simple esclave, & son maître fut sauvé.

Mais la grandeur d’ame des esclaves d’Appion & de Méneïus fut sans tache : ils se dévouerent généreusement, & se firent tuer tous les deux, l’un dans une litiere, & l’autre sur un lit, avec les habits de leurs maîtres.

L’imagination féconde inventa toutes sortes de moyens pour échapper à la mort. Pomponius revêtit l’habit de préteur, habilla ses esclaves en licteurs, contrefit le seing des triumvirs, & prit un vaisseau pour passer en Cilicie. Un autre sénateur se fit raser, changea de nom, leva une petite école, & y enseigna publiquement tant que dura la proscription, sans que personne vînt à soupçonner qu’un maître d’école fût un illustre proscrit.

L’aimable & belle Octavie saisissoit de son côté toutes les occasions possibles d’arracher quelques victimes à la barbarie du triumvirat. La femme de Vinius compris dans la proscription, après avoir examiné les moyens de le sauver, l’enferma dans un coffre qu’elle fit porter à la maison d’un de ses affranchis, & répandit si bien le bruit qu’il étoit mort, que tout le monde en fut persuadé. Mais comme cette ressource ne calmoit point ses allarmes, elle saisit l’occasion qu’un de ses parens devoit donner des jeux au peuple, & ayant mis Octavie dans ses intérêts, elle la pria d’obtenir de son frére, qu’il se trouvât seul des triumvirs au spectacle. Les choses ainsi disposées, cette dame vint sur le théatre, se jette aux piés d’Octavius, lui déclare son artifice, & fait porter en sa présence le coffre même, d’où son mari sortit en tremblant. Tandis que tous les deux imploroient la clémence du triumvir, Octavie donna des louanges à cette action avec tant de graces & d’adresse, que son frere applaudissant a l’amour héroïque de cette dame, accorda la vie à son mari. Octavie n’en demeura pas là, elle loua si fort le courage de l’affranchi qui, recevant ce dépôt, avoit couru risque de périr lui-même, qu’elle engagea son frere à le recompenser, en le mettant au rang des chevaliers romains.

Triomphe de Lépidus. Sur la fin des exécutions du triumvirat, Lépidus s’avisa de vouloir triompher de quelques peuples que ses lieutenans avoit soumis en Espagne. La publication de ce triomphe portoit ces paroles remarquables : « à tous ceux qui honoreront notre triomphe par des sacrifices, des festins publics, & autres démonstrations de joie, salut, & bonne fortune. A ceux qui se conduiront autrement, malheur & proscription ». On peut s’imaginer que la joie fut universelle, tant la terreur étoit grande ! la cérémonie de ce triomphe fut honorée par plus de sacrifices & de festins, qu’il n’en avoit encore paru dans aucune occasion semblable, ni même dans toutes réunies ensemble.

Taxe exorbitante sur les hommes. Après la mort ou la fuite des proscrits, on mit en vente les biens de ces malheureux, c’est-à-dire leurs immeubles ; car les meubles avoient été pillés ; mais outre qu’il y eut peu de gens assez bas pour ruiner des familles désolées, personne ne vouloit paroître riche en acquérant dans un tems si dangereux ; cependant les triumvirs insatiables projetterent de lever pour la guerre d’Asie & de Sicile, la somme de deux cens mille talens, environ quarante-deux millions sterlings ; & pour y parvenir ils tournerent la proscription en une taxe exorbitante, sur plus de deux cens mille hommes, tant romains qu’étrangers.

Taxe sur les dames romaines. Ils comprirent dans cette taxe, quatorze cens des plus riches dames de Rome, meres, filles, parentes, ou alliées de leurs ennemis, & les alliances étoient tirées de fort loin. La plûpart de ces dames accablées pour cette nouvelle injustice, vinrent en représenter les conséquences à la mere & aux sœurs d’Octave, qui les écouterent favorablement. La mere d’Antoine en usa de même, Fulvie seule rejetta leur requête. Elles prirent le parti de se rendre au palais des triumvirs, où d’abord elles furent repoussées par les gardes : mais elles insisterent avec tant de fermeté, & le peuple les soutint si hautement, que les triumvirs se virent contraints de leur accorder une audiance publique. Alors Hortensia, fille du célebre Hortensius, le rival de Ciceron en éloquence, prit la parole au nom de toutes.

« Les dames, dit-elle, que vous voyez ici, Seigneurs, pour implorer votre justice & vos bontés, n’y paroissent qu’après avoir suivi les voyes qui leur étoient marquées par la bienséance. Nous avons recherché la protection de vos meres & de vos femmes ; mais nos respects n’ont pas été agréables à Fulvie. C’est ce qui nous a obligé de faire éclater nos plaintes en public contre les regles qui sont prescrites à notre sexe, & que nous avons jusqu’ici observées rigoureusement. Vous nous avez privées de nos peres & de nos enfans, de nos freres, & de nos maris. Vous prétendiez en avoir été outragés ; ce sont des sujets qu’il ne nous appartient pas d’approfondir. Mais quelle injure avez-vous reçue des femmes, pour leur ôter leurs biens ? Il faut aussi les proscrire, si on les croit coupables. Cependant aucune de notre sexe ne vous a déclarés ennemis de la patrie. Nous n’avons ni pillé vos fortunes, ni suborné vos soldats. Nous n’avons point assemblé de troupes contre les vôtres, ni formé d’oppositions aux honneurs, & aux charges que vous prétendiez obtenir. Et puisque les femmes n’ont point eu de part à ces actions qui vous offensent, l’équité ne veut pas qu’elles en ayent à la peine que vous leur imposez. L’empire, les dignités, les honneurs, ne sont pas faits pour elles. Aucune ne prétend à gouverner la république, & notre ambition ne lui attire point les maux dont elle est accablée. Quelle raison pourroit donc nous obliger à donner nos biens pour des entreprises où n’avons point d’intérêt ?

La guerre, continua-t-elle, à élevé cette ville au point de gloire où nous la voyons ; cependant il n’y a point d’exemple que les femmes y ayent jamais contribué. C’est un privilége accordé à notre sexe, par la nature même, qui nous exempte de cette profession. Il est vrai que durant la guerre de Carthage, nos meres assisterent la république, qui étoit alors dans le dernier péril. Cependant ni leurs maisons, ni leurs terres, ni leurs meubles, ne furent vendus pour ce sujet. Quelques bagues & quelques pierreries fournirent ce secours, & ce ne fut point la contrainte, les peines, ni la violence, qui les y obligerent, mais un pur mouvement de générosité. Que craignez vous à présent pour Rome, qui est notre commune patrie ? Quel danger pressant la menace ? Si les Gaulois ou les Parthes l’attaquent, nous n’avons pas moins de zele pour ses intérêts que nos meres ; mais nous ne devons pas nous mêler des guerres civiles. César ni Pompée ne nous y ont jamais obligées ; Marius & Cinna ne l’ont jamais proposé, ni Sylla même, qui le premier établit la tyrannie. »

Ce discours plein d’éloquence & de vérité confondit les triumvirs, & les obligea de congédier les dames romaines, en leur promettant d’avoir égard à leur requête. Le bruit des battemens de mains qu’ils entendirent de toutes parts fut si grand, que craignant une émeute générale s’il ne tenoient parole, ils modérerent leur liste à quatre cens dames, du nombre de celles dont ils avoient le moins à redouter le crédit. Mais leurs soldats exercerent la levée des autres taxes avec tant de violences, qu’un des triumvirs même eut bien de la peine à réprimer leurs désordres.

Défaites de Brutus & de Cassius. Enfin le triumvirat enrichi par ses horribles vexations, diminua le nombre & la puissance des gens de bien. La république ne subsistoit plus que dans le camp de Brutus & de Cassius, & en Sicile auprès de Sextus, le dernier des fils du grand Pompée.

Octave & Marc-Antoine ne craignant plus rien de Rome, suivirent leurs projets, & passerent en Asie, où ils trouverent leurs ennemis dans ces lieux où l’on combatit trois fois pour l’empire du monde. Les deux armées étoient campées proche de la ville de Philippes, située sur les confins de la Macédoine, & de la Thrace. Après différentes escarmouches & de petits combats ; le jour parut qui devoit décider de la fortune & de la destinée des Romains.

Je n’entrerai point dans le détail d’une action qui a été décrite par divers historiens ; en voici l’évenement. La liberté fut ensevelie dans les plaines de Philippes avec Brutus & Cassius, les chefs de leur parti ; Brutus défit, à la vérité, les troupes d’Octave ; mais Antoine triompha du corps que commandoit Cassius. Ce général croyant son collégue aussi malheureux que lui, obligea un de ses affranchis de le tuer ; & Brutus ayant voulu tenter une seconde fois le sort des armes, perdit la bataille, & se tua lui-même, pour ne pas tomber vif entre les mains de ses ennemis.

Il est certain que Brutus & Cassius se tuerent avec une précipitation qui n’est pas excusable, & l’on ne peut lire cet endroit de leur vie, sans avoir pitié de la république, qui fut ainsi abandonnée. Caton s’étoit donné la mort à la fin de la tragédie ; ceux-ci la commencerent en quelque façon par leur mort.

Après le décès de ces deux grands hommes, les triumvirs établirent leur empire sur les ruines de la république. Mais dans de si grands succès, Octave n’avoit contribué à la cause commune que par des projets, dont encore il cacha toujours à ses deux collégues, les motifs les plus secrets. Il n’eut point de honte la veille du combat d’abandonner le corps qu’il commandoit, & déserteur de sa propre armée, il alla se cacher dans le bagage, pendant qu’on étoit aux mains. Peut-être qu’il se flattoit que les périls ordinaires dans les batailles & le courage d’Antoine, le déferoient d’un collegue ambitieux, ensorte que sans s’exposer, il recueilleroit le fruit de la victoire. Mais c’est faire trop d’honneur à son esprit aux dépens de sa lâcheté. Ce qui prouve qu’il n’agit en cette occasion que par la vive impression de la peur, c’est qu’on sait toutes les railleries qu’il eut depuis à essuyer de la part d’Antoine.

Défaite de Sextus Pompée. Il ne restoit des débris de la république, que le jeune Pompée, qui s’étoit emparé de l’île de Sicile, d’où il faisoit des incursions sur les côtes d’Italie. Il étoit question de le déposséder d’une retraite qui en servoit encore à plusieurs illustres proscrits, dont le but étoit de relever le parti de la liberté. Mécœne réussit à tirer d’Antoine les vaisseaux qu’il possédoit, quoique ce triumvir eût un grand intérêt à maintenir le jeune Pompée, dans une île qui lui servoit comme de barriere contre l’ambition toujours redoutable de son rival. Sa flotte étant formée & confiée au commandement d’Agrippa, cet habile capitaine se met en mer, va chercher l’ennemi, bat les lieutenans de Pompée, le défait lui-même en plusieurs occasions, & le chasse enfin de cette île.

Octave dépouille Lépidus de l’autorité. Octave alors victorieux de tous les républicains par l’épée & la bravoure d’un soldat de fortune qui lui étoit dévoué, crut qu’il étoit tems de rompre avec ses collegues, pour régner seul. Il les attaqua l’un après l’autre. La perte de Lépidus ne lui couta que quelques intrigues. Ce triumvir peu estimé de ses soldats, s’en vit abandonné au milieu de son camp. Octave s’en empara par ses négociations secretes, & sous différens prétextes, il dépouilla son collegue de l’autorité souveraine. On vit depuis ce triumvir réduit à mener une vie privée & malheureuse.

Il défait ensuite Antoine à Actium, & reste seul maître de l’Empire. Antoine adoré de ses soldats, maître de la meilleure partie de l’Asie & de l’Egypte entiere, & qui avoit de puissans rois dans son parti & dans son alliance, donna plus de peine à Octave. Mais sa perte vint de ce qui devoit faire sa principale ressource. Ce grand capitaine enivré d’une passion violente pour Cléopatre reine d’Egypte, imagina qu’il trouveroit en Orient autant de forces contre son collegue, en cas de rupture, qu’il rencontroit de charmes dans le commerce qu’il entretenoit avec cette princesse. Cet excès de confiance lui fit négliger le soin de Rome & de l’Italie, le centre de l’Empire ; son rival s’en prévalut, & y établit son autorité.

La jalousie du gouvernement, si naturelle entre des puissances égales en dignité, les brouilla souvent ; tantôt Octavie, femme d’Antoine & sœur d’Octave, & tantôt des amis communs les réconcilierent : mais à la fin ils prirent les armes l’un contre l’autre : on en vint aux mains ; & la bataille navale qui se donna près d’Actium décida de l’Empire du monde entre ces deux célebres rivaux. Octave victorieux poursuivit Antoine jusques dans l’Egypte, & le réduisit à se tuer lui-même. Par sa mort, & l’abdication forcée de Lépidus, qui avoit précédé de six ans la bataille d’Actium, Octave se vit au comble de ses desirs, seul maître & seul souverain. Il établit une nouvelle monarchie sur les ruines de la liberté, & vint à bout de la rendre supportable à d’anciens républicains. Les historiens qui ont écrit presque tous du tems & sous l’empire de ce prince, l’ont comblé de louanges & d’adulations ; mais c’est sur les faits, c’est sur les actions de sa vie qu’il faut le juger.

Caractere d’Auguste. Auguste (puisque la flatterie a consacré ce nom à Octave) étoit d’une naissance médiocre par rapport à la grandeur où il est parvenu ; son pere étoit à peine chevalier romain ; mais sa mere Accie, étant fille de Julie, sœur de Jules-César, lui acquit l’adoption de ce dictateur.

Sa taille étoit au-dessous de la médiocre, & pour réparer ce défaut naturel, il portoit des souliers fort hauts. Il avoit d’ailleurs la figure agréable, les sourcils joints, les dents peu serrées & rouillées, les yeux vifs & difficiles à soutenir, quoiqu’il affectât dans ses regards une douceur concertée.

Il étoit incommodé d’une foiblesse à la cuisse gauche, qui le faisoit tant-soit-peu boiter de ce côté-là. Il pâlissoit & rougissoit aisément, changeant à sa volonté de couleur & de maintien ; ce qui l’a fait comparer ingénieusement par un de ses successeurs (l’empereur Julien) au caméléon, qui se rend propres toutes les couleurs qui lui sont présentées.

Son génie étoit audacieux, capable des plus grandes entreprises, & porté à les conduire avec beaucoup d’adresse & d’application. Pénétrant, toujours attentif aux affaires, on voit dans ses desseins un esprit de suite, & qui savoit distribuer dans des tems convenables l’exécution de ses projets. Fin politique, il crut des sa jeunesse, que c’étoit beaucoup gagner, que de savoir perdre à-propos. Tantôt ami d’Antoine, & tantôt son ennemi, son intérêt fut constamment la regle de sa conduite, attendant toujours à se déterminer d’après les conjonctures favorables. Il tâchoit de couvrir ses vices & ses défauts, par l’art infini qu’il avoit de se donner les vertus qui lui manquoient.

Profond dans la connoissance de sa nation, il eut assez de souplesse dans l’esprit, de manege dans toutes ses demarches, & de modération feinte dans le caractere pour subjuguer les Romains. Il y réussit en leur persuadant qu’ils étoient libres, ou du-moins à la veille de l’être. Il fit semblant de vouloir se démettre de l’empire, demanda tous les dix ans qu’on le déchargeât de ce poids, & le porta toujours. C’est par ces sortes de finesses qu’il se faisoit encore donner ce qu’il ne croyoit pas assez avoir acquis. Tous ses réglemens visoient à l’établissement de la monarchie, & tous ceux de Sylla au milieu de ses violences, tendoient à une certaine forme de république. Sylla, homme emporté, menoit violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran, les conduisoit doucement à la servitude.

Cependant la crainte qu’il eut avec raison d’être regardé pour tel, l’empêcha de se faire appeller Romulus, & soigneux d’éviter qu’on pensât qu’il usurpoit la puissance d’un roi, il n’en affecta point le faste.

Il choisit pour successeur, je ne sai par quel motif, un des plus méchans hommes du monde ; mais se regardant comme un magistrat qui feint d’être en place malgré lui-même, il ne commanda point, il pria la nation, il postula, qu’au-moins on lui donnât pour collegue, supposé qu’il le méritât, un fils capable de soulager sa vieillesse, un fils qui faisoit toute sa consolation. Travaillant toujours à faire respecter les lois dont il étoit le maître, il voulut que l’élection de Tibere fût l’ouvrage du peuple & du sénat, comme la sienne, disoit-il, l’avoit été. Tibere lui fut donc associé l’an de Rome 766. & de J. C. la douzieme.

Il donna plusieurs lois bonnes, mauvaises, dures, injustes. Il opposa les lois civiles aux cérémonies impures de la religion. Il fut le premier qui, par des raisons particulieres, autorisa les fidéicommis. Il attacha aux libelles la peine du crime de lése-majesté. Il établit que les esclaves de ceux qui auroient conspiré, seroient vendus au public, afin qu’ils pussent déposer contre leurs maîtres. Vous voyez par-là, les soins attentifs qu’il prend pour lui-même.

Il sut remettre l’abondance dans la capitale, & tâcha de gagner la populace par des jeux, des spectacles, & des largesses, souvent médiocres, mais bien ménagées. Apprenant que certaines lois qu’il avoit donne effarouchoient le peuple, il ne les cassa pas, mais pour en détourner les réflexions, il rappella Pylade que les factions avoient chassé.

Il fit passer sans succès Ælius Gallus d’Egypte en Arabie pour s’emparer du pays ; mais les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies perdirent l’armée ; on négocia avec les Arabes, comme les autres peuples avoient fait, & le temple de Janus fut fermé de nouveau.

Mécénas, son favori, content d’une vie délicieuse, & desirant de faire goûter le gouvernement d’Auguste, s’attacha tous ceux qui pouvoient servir à sa gloire ; poëtes, orateurs, historiens ; il les combloit de caresses & de bienfaits, & les produisoit à son maître ; on exaltoit chez lui les louanges du prince ; Horace & Virgile les répandoient par les charmes de la poésie.

D’un autre côté, Auguste disposant de tous les revenus de l’état, bâtit des temples dans Rome, & l’embellit de beautés si magnifiques, qu’il méritoit par-là d’en être l’édile. Mais c’est le maître du monde que je dois ici caractériser.

Lorsque les troupes avoient les armes à la main, il craignoit leur révolte, & les ménageoit. Lorsqu’il fut en paix, il craignit les conjurations, & toutes les entreprises lui parurent suspectes. Ayant toujours devant les yeux le destin de César, il s’éloigna de sa conduite pour éviter son sort ; il refusa le nom de dictateur, ne parla que de la dignité du sénat, & de son respect pour la république ; mais en même tems il portoit une cuirasse sous sa robe, & ne permettoit à aucun sénateur de s’approcher de lui que seul, & après avoir été fouillé.

Incapable de soutenir de sang froid la vue du moindre péril, il ne montra du courage que dans les conseils, & partout où il ne falloit point payer de sa personne.

Toutes les victoires qui l’éleverent à l’empire du monde, furent l’ouvrage d’autrui. Celle de Philippe est dûe au seul Antoine. Celle d’Actium, aussi-bien que la défaite de Sextus Pompée, sont l’ouvrage d’Agrippa. Auguste se servit de cet officier, parce qu’il étoit incapable de lui donner de l’ombrage, & de se faire chef de parti.

Pendant un combat naval, il n’osa jamais voir les flottes en bataille. Couché dans son vaisseau, & les yeux tournés vers le ciel, comme un homme éperdu, il ne monta sur le tillac, qu’après qu’on lui eut annoncé que les ennemis avoient pris la fuite.

Je crois, dit M. de Montesquieu, qu’Auguste est le seul de tous les capitaines romains qui ait gagné l’affection des soldats, en leur donnant sans cesse des marques d’une lâcheté naturelle. Dans ce tems-là, les soldats faisoient plus de cas de la libéralité de leur général, que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui, de n’avoir point eu cette valeur qui peut donner l’empire, & que cela même l’y porta : on le craignit moins. Il n’est pas impossible que les choses qui le deshonorerent le plus, aient été celles qui le servirent le mieux. S’il avoit d’abord montré une grande ame, tout le monde se seroit méfié de lui ; & s’il eût eu de la hardiesse, il n’auroit pas donné à Antoine le tems de faire toutes les extravagances qui le perdirent.

Les gens lâches sont ordinairement cruels, c’étoit aussi le caractere d’Auguste. Sans parler des horreurs de la proscription où il eut la plus grande part, & dont même il prolongea le cours, je trouve dans l’histoire, qu’il exerça seul cent actions plus cruelles les unes que les autres, & qui ne peuvent être excusées par la nécessité des tems, ou par l’exemple de ses collegues.

Après la bataille de Philippe, dans laquelle il ne paya pas de sa personne, il mit en usage des horreurs bien étranges envers de malheureux prisonniers qui lui furent présentés. L’un d’eux qui ne requéroit de lui que la sépulture, en reçut cette réponse consolante, « que les oiseaux le mettroient bientôt en état de n’en avoir pas besoin. »

Il fit égorger un pere & un fils, sur ce qu’ils refusoient de combattre ensemble, & dans le tems qu’ils lui demandoient la grace l’un de l’autre de la maniere du monde la plus touchante. Aussi quand on conduisit les autres prisonniers enchaînés devant Antoine & lui, ils saluerent tous Antoine, lui marquerent leur estime, & l’appellerent empereur ; au lieu qu’ils chargerent Auguste de reproches, d’injures & de railleries ameres.

Le saccagement de Péruge prise sur Lucius Antonius, fait frémir l’humanité. Auguste abandonna à ses soldats le pillage de cette ville, quoiqu’elle eût capitulé ; les violences y furent si grandes, que les historiens les plus flatteurs ne pouvant les déguiser, en ont rejetté la faute sur la fureur des soldats victorieux ; mais au-moins ne sont-ils pas coupables de la mort des trois cens qui composoient le sénat de cette ville, & qu’Auguste fit égorger de sang froid. Comme ils lui eurent été présentés enchaînés, il lui demanderent leur grace pour être restés dans le parti d’un homme auquel ils avoient les plus grandes obligations, & qui d’ailleurs avoit été long-tems son ami & son allié ; il leur répondit, vous mourrez tous : immédiatement après cette réponse, aussi barbare que laconique, ils furent exécutés.

On dit qu’après le décès d’Antoine, il fit tuer son fils Antyllus, qui s’étoit refugié dans le mausolée que Cléopatre avoit élevé à son pere.

Dans les premieres années de son regne, Murena, Ignatius Rufus, M. Lépidus fils de son ancien collegue, & tant d’autres, furent du nombre de ses victimes. Il fit exécuter Procillus son affranchi, qui avoit été très-avant dans ses secrets, sous le prétexte de ses liaisons avec des femmes de qualité. En un mot, on comptoit peu de jours qui ne fussent marqués par l’ordre de ce monstre, de la mort de quelque personne considérable. Comme les conspirations renaissoient sans cesse, qu’on me permette le terme, du sang & de la cendre de ceux qu’il immoloit, il pouvoit bien se tenir à lui même le discours que Corneille met dans sa bouche :

Rentre en toi-même, Octave....
Quoi tu veux qu’on t’épargne, & n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné !
De combien ont rougi les champs de Macédoine ?
Combien en a versé la défaite d’Antoine ?
Combien celle de Sexte ? & revois tout d’un tems
Peruge au sien noyée, & tous ses habitans.
Remets dans ton esprit après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur, enfonças le couteau.

Cinna, act. IV. scen. iij.

Il est vrai que ce prince après tant d’exécutions, prit le parti de pardonner à Cinna, mais ce fut par les conseils de Livie ; & peut-être craignit-il dans Cinna le nom de son ayeul maternel, le grand Pompée, dont les partisans cachés dans Rome étoient nombreux & puissans.

Je cherche des vertus dans Auguste, & je ne lui trouve que des crimes, des défauts, des vices, des ruses, & des bassesses. Ne croyons pas cependant les accusations d’Antoine, qui lui reprocha que son adoption avoit été la récompense de ses impudicités. Je n’ajoute pas plus de foi à l’épitre ad Octavium, qu’on attribue à Cicéron, où il est dit que la servitude de Rome est le prix d’une prostitution. Audiet C. Marius impudico domino parere nos, qui ne militem voluit nisi pudicum : audiet Brutus eum populum, quem ipse primo, postquam progenies ejus à regibus liberavit, pro turpe stupro datum in servitutem, &c. Mais ce qui semble plus fort, est le témoignage de Suétone, qui rapporte que depuis César, il avoit servi de Ganimede à Hirtius, le même qui fut consul avec Pansa ; c’est pourquoi le peuple romain entendit avec tant de plaisir ce vers récité sur le théatre :

Videsne ut Cynedus orbem digito temperet ?

On doit mettre au rang de ses artifices les propositions d’accommodement qu’il fit faire à Cléopatre pour la trahir & la mener à Rome en triomphe. Dangereux pour toutes sortes de commerces, & en même tems capable des plus bas artifices, il faisoit l’amoureux des femmes des sénateurs, dans le dessein d’arracher d’elles le secret de leurs maris.

Plein d’une vanité desordonnée, il se fit décerner les honneurs divins. Il vouloit passer pour fils & pour favori d’Apollon, se faisant peindre sous la figure de ce dieu ; & dans ses festins, comme dans ses statues, il en prenoit l’habit & tout l’équipage ; c’est ce que les Romains nommoient les mensonges impies d’Auguste, impia Augusti mendacia. Quelqu’un dit là-dessus, que s’il étoit Apollon, c’étoit l’Apollon qu’on adoroit dans un quartier de la ville, sous le nom de Tortor, le bourreau.

Cet Apollon romain étoit superstitieux à l’excès. Il ajoutoit foi aux songes, & aux présages les plus ridicules. Il craignoit si fort le tonnerre qu’il eleva un temple à Jupiter tonnant, près du capitole ; & comme ce temple ne le rassuroit pas encore, il s’alloit cacher sous des voûtes à la moindre tempête ; & par surcroit de précaution, il portoit sur lui une peau de veau marin, pour se garantir des effets de la foudre.

Il mourut à Nole en Campanie, l’an de Rome 767. Le jour de sa mort il se démasqua lui-même en demandant à ses amis, s’il avoit bien joué sen rôle dans le monde : Ecquid iis videretur, mimum vitæ commodè transegisse ? On lui répondit sans doute par des témoignages d’admiration & de douleur ; mais il auroit dû savoir que la poésie dramatique met sur la scene des personnages de son ordre, comme on mettroit un bourreau carthaginois dans un tableau qui représenteroit la mort de Régulus. Passons au caractere du second triumvir, j’entends de Marc-Antoine.

Caractere d’Antoine. Il étoit fils de Marc-Antoine le Crétique, & de Julie de la maison des Jules ; sa famille, quoique plébéïenne, tenoit un rang distingué parmi les meilleures de Rome. Son ayeul étoit le fameux Marc-Antoine l’orateur, qui fut la victime des vengeances de Marius. La mere d’Antoine épousa en secondes nôces Cornelius Lentulus, homme de grande qualité, que Cicéron fit mourir parce qu’il étoit un des chefs de la conjuration de Catilina. Cette mort tragique alluma dans le cœur de sa femme une mortelle haine contre Cicéron, & lui inspira des sentimens de vengeance, auxquels elle fit participer Antoine ; c’est-là sans doute une des premieres causes de l’inimitié cruelle qui dura toujours entre ces deux hommes, & qui fut si fatale à Cicéron.

Marc-Antoine avoit une figure agréable, la taille belle, le front large, le nez aquilin, beaucoup de barbe & de force de tempérament, exprimée sur tous les traits de sa figure.

Plein de valeur & de courage, il se fit connoître de bonne heure par son génie & par ses exploits militaires. Etant encore jeune, il commanda un corps de cavalerie dans l’armée de Gabinius contre les Juifs, & Josephe nous apprend que dans celle contre Alexandre, fils d’Aristobule, il effaça tous ceux qui combattoient avec lui. Ce fut dans ce pays-là qu’il forma son style sur le goût asiatique, qui avoit beaucoup de conformité avec sa vie bruyante.

Il étaloit un faste immense dans ses dépenses, une folle vanité dans ses discours, du caprice dans son ambition demesurée, & de la brutalité dans ses débauches. Plus guerrier que politique, familier avec le soldat, habile à s’en faire aimer, prodigue de ses richesses pour ses plaisirs, ardent à s’emparer de celles d’autrui, aussi prompt à récompenser qu’à punir, aussi gai quand on le railloit, que quand il railloit les autres.

Fécond en ressources militaires, il réussit dans la plus grande détresse où il se soit trouve, à gagner les chefs de l’armée de Lépidus ; il entra dans son camp, se saisit de lui, l’appella son pere, & lui laissa le titre de général.

Il savoit souffrir plus que personne, la faim, la soif, & les incommodités des saisons ; il devenoit supérieur à lui-même dans l’adversité, & les malheurs le rendirent semblable à l’homme de bien.

Lorsqu’il eut répudié sa seconde femme, il s’attacha à la comédienne Cythéris, affranchie de Volumnius, qu’il menoit publiquement dans une litiere ouverte, & la faisoit voyager avec lui dans un char trainé par des lions. C’étoit la mode de son siecle, quoiqu’il ait pl ! à Cicéron d’enrichir de ce tableau particulier, la plus belle de ses Philippiques. Vehebatur in essedo tribunus plebis ; lictores laureati antecedebant, inter quos apertâ lecticâ, mima portabatur ; quam ex oppidis municipales, homines honesti, obviam necessario prodeuntes, non noto illo & mimico nomine, sed Volumniam consalutabant : sequebatur rheda cum leonibus comitis nequissimi ; rejecta mater amicam impuri filii, tanquant nurum sequebatur. Phillipp. 2.

Mais laissant à part l’attachement passager d’Antoine pour Cythéris, pour peu qu’on examine sa vie, on avouera que c’étoit un homme sans délicatesse, sans principes & sans mœurs, également livré au luxe & à la débauche, abîmé de dettes & rongé d’ambition ; il s’attacha politiquement à César qui le reçut très-bien ; le connoissant pour un excellent officier, il lui confia les postes les plus importans, & ne cessa pas même de l’employer, quoiqu’il eût assez mauvaise opinion de son ame, & qu’il sût que ses débordemens en tout genre étoient excessifs. Il est vrai qu’il se vît une fois obligé de lui donner un grand sujet de mortification, en permettant qu’on l’assignât, & qu’on saisît ses biens pour le payement du palais de Pompée, dont il s’étoit rendu adjudicataire sans vouloir en payer un denier.

Antoine fut si piqué du jugement de César, qu’étant à Narbonne, il forma avec Trebonius le dessein de le tuer. On ignore ce qui les empêcha d’exécuter ce projet, ni si César en eut connoissance ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’Antoine rentra dans ses bonnes graces, qu’il fut son collegue dans son cinquieme consulat ; & qu’alors il servit de tout son pourvoir dans la fête des Lupercales, le desir secret qu’avoit le dictateur d’être déclaré roi ; cependant vers le tems de la conspiration, on ne doutoit guere qu’il ne fût prêt à le sacrifier dans l’espérance de remplir sa place, au lieu que les conjurés en tuant ce tyran, vouloient abolir la tyrannie. Ils crurent même qu’il falloit immoler Antoine avec César ; mais Brutus s’y opposa par principe de justice, car il n’avoit jamais eu pour lui la moindre estime, comme il paroît dans cet endroit d’une de ses lettres à Atticus, où il lui dit : Quamvis vir sit bonus, ut scribis, Antonius, quod numquam existimavi.

Sextus Pompée, fils du grand Pompée, avoit des raisons personnelles pour penser comme Brutus, de la probité d’Antoine. On raconte que dans une treve qu’il fit avec lui & avec Octave, ils se donnerent tous trois consécutivement à manger : quand le tour de Pompée vint, Antoine, toujours railleur, lui demanda dans quel endroit il les recevroit ; dans mes carines, répondit Sextus, in carinis meis ; ce mot équivoque signifioit son vaisseau, & les carines de Rome, où étoit bâtie la maison de son pere, dont Antoine avoit été dépossédé après s’en être indignement emparé.

Transportons-nous avec lui en Orient, où il s’avisa de disposer en despote suivant la fougue de ses caprices, des états & de la vie des rois, dépouillant les uns, nommant d’autres en leur place ; & pour donner des marques de sa puissance monstrueuse, il mit aux fers Artabase, roi d’Arménie, qu’il avoit vaincu par surprise, le conduisit en triomphe dans Alexandrie, & fit décapiter publiquement Antigone, roi des Juifs.

Dans la fureur de sa passion pour Cléopatre, il lui donna la Phénicie, la basse Syrie, l’île de Cypre, une partie de la Cicile, l’Arabie heureuse, en un mot, provinces sur provinces, & royaumes sur royaumes, sans s’embarrasser des volontés du sénat & du peuple romain.

Les profusions extravagantes de ses fêtes, épuisoient les revenus de l’empire, le mettoient hors d’état d’entretenir les armées, & l’obligeoient de vexer par de nouveaux impôts, les peuples soumis à son gouvernement.

Cléopatre sut si bien enchaîner sa valeur féroce, qu’elle tint tout ses talens militaires assujettis à l’amour qu’elle lui inspira. Un seul de ses regards imposteurs, un seul accent de sa voix enchanteresse, suffisoit pour l’abattre à ses piés. Cependant elle n’étoit plus dans sa premiere jeunesse ; mais elle avoit trouvé le secret de conserver sa beauté. Sa magnificence extraordinaire plaisoit aux yeux d’Antoine, & son esprit souple se portoit à toutes sortes de caracteres avec tant de facilité, qu’elle ne manquoit jamais de séduire quand elle l’entreprenoit. Elle avoit déja autrefois subjugué César, & l’on dit encore que le fils aîné du grand Pompée soupira long-tems pour ses appas.

Elle ne craignit qu’un moment la jeunesse, les charmes & le mérite d’Octavie dans son voyage d’Egypte ; & c’est alors qu’elle crut n’avoir rien de trop, pour faire de son amant un mari infidele. Elle prodiga ses richesses, ou en présens pour les amis d’Antoine, & pour ceux qui avoient quelque pouvoir sur son esprit, ou en espions pour découvrir les sentimens de son cœur, & ses démarches les plus cachées. Enfin, les délices d’Egypte l’emporterent sur Rome, & les prestiges de son art triompherent de la vertu d’Octavie.

Après son départ, l’amour d’Antoine pour Cléopatre prit de nouvelles forces, & il se persuada qu’elle avoit pour lui les mêmes sentimens. Il ignoroit le commerce secret qu’elle entretenoit avec Dellius. Les soupçons, peut-être bien fondés, qu’il avoit conçu dans le séjour qu’ils firent à Samos, s’évanouirent, & l’adresse de Cléopatre effaça de son esprit toutes ces idées importunes. Il ne jugea plus de ses sentimens que par les plaisirs qu’elle lui faisoit goûter, & de sa reconnoissance, que par les tendresses qu’elle lui marquoit.

Cet amour aveugle rendit son nom & sa valeur inutiles. Il fut le prétexte de la guerre d’Octave, qui arracha à Antoine plusieurs de ses plus illustres partisans, parce qu’on étoit persuadé à Rome, que s’il devenoit le maître, il transporteroit en Egypte le siege de l’empire, & tout le monde conclut à le dépouiller de ses dignités.

Les troupes d’Octave s’embarquent, & s’avancent en diligence. Cléopatre équipe un armée navale, pompeuse s’il en fut jamais, qu’elle unit à celle d’Antoine pour soutenir cette guerre, dont elle est, dit-elle, la seule cause. Elle étale tous les trésors qu’elle possede, & les destine à l’entretien des troupes. La bataille d’Actium se donne ; il y avoit sur les rivages plus de deux cens mille hommes, les armes à la main, attentifs à cette tragédie.

On combattoit sur le golfe de Larta avec chaleur de part & d’autre, quand on vit 60 bâtimens de la reine d’Egypte équippés avec magnificence, cingler à toutes voiles vers le Pélopponèse. Elle fuit, & entraîne Antoine avec elle. Il est du-moins certain que dans la suite elle le trahit. Peut-être que par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avoit formé le dessein de mettre à ses piés un troisieme maître du monde.

Antoine abandonné, trahi, désespéré, résolut, à l’exemple de Timon, de se séquestrer de tout commerce avec les hommes. L’île d’Anthirrodos, située en face du pont d’Alexandrie, lui parut favorable à ce dessein ; il y fit élever une jettée qui avançoit considérablement dans la mer. Sur cette jettée, il bâtit un palais qu’il nommoit son timonium ; le rapport qu’il trouvoit entre l’ingratitude qu’il avoit éprouvée de la part de ses amis, & celle que cet athénien en avoit aussi souffert, lui avoit, disoit-il, donne de l’inclination pour sa personne, & du goût pour le genre de vie qu’il avoit mené. Il ne l’imita cependant que pendant peu de tems, sortit de cette retraire avec autant de légereté qu’il y étoit entré, & alla rejoindre sa Cléopatre à Alexandrie, résolu de faire de nouveaux efforts, pour balancer encore la fortune d’Octave ; tel fut son aveuglement, qu’il vit perdre ses dernieres espérances, sans pouvoir haïr le principe de son malheur.

Tant de capitaines, & tant de rois qu’il avoit agrandis ou faits, lui manquerent ; & comme si la générosité avoit été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs & deux affranchis, Eros & Lucilius, lui conserverent une fidélité héroïque. Dans ce triste état on lui fait un faux rapport de la mort de Cléopatre ; il le croit, perd tout courage, se trouble, & conjure Eros de le tuer. Cet affranchi possédè d’une funeste douleur, se poignarde lui-même, & jette en mourant le poignard à son maître, qui s’en saisit, s’en frappe, & tombe à son tour. Un de ses gens arrive, dans l’instant de cette catastrophe, bande sa plaie, & lui apprend que Cléopatre vivoit encore.

Il se fait porter aux piés de la tour où elle étoit enfermée. Ce fut un spectacle touchant de voir le maitre de tant de nations, un des premiers capitaines de son siecle, illustre par ses faits d’armes & par ses victoires, expirant, porté par des gladiateurs, & élevé dans un panier au haut de la tour où Cléopatre lui tendoit les bras, à la vue de toute la ville d’Alexandrie, dont les cris & les larmes exprimoient la douleur & l’étonnement.

Cléopatre en se réfugiant dans cette tour, avoit fait semer d’avance le bruit de sa mort, bien résolue de se tuer, soit qu’elle se reprochât d’avoir perdu un homme qui lui avoit pendant dix ans sacrifié l’empire du monde, ou qu’elle vît ses nouveaux projets démentis. Quoi qu’il en soit, le triste état d’Antoine lui fit verser un torrent de larmes. « Ne pleurez point, madame, lui dit-il, je meurs content entre les bras de l’unique personne que j’adore ». Tel fut à l’âge de 53 ans la fin d’un homme ambitieux, qui avoit désolé la terre, & que perdirent les égaremens de l’amour. J’ai peu de chose à dire du troisieme triumvir.

Caractere de Lépidus. Lépidus (Marcus Æmilius), sortoit de la maison Æmilia, la plus illustre entre les patriciennes ; c’est celle qu’on citoit ordinairement pour la splendeur, & pour la quantité de triomphes & des dignités. Ainsi Lépide portoit un grand nom, considéré dans le sénat, & très-honoré dans la république, mais il le ternit honteusement par ses vices & par ses crimes.

C’étoit un esprit borné, ambitieux, sans courage, un homme vain, fourbe, avare, & qui ne possédoit aucune vertu, nullam virtutibus tam longam fortunæ indulgentiam meritus. La fortune l’éleva, & le soutint quelque tems dans le haut poste de triumvir, sans aucun mérite de sa part ; mais aussi cette même fortune lui fit éprouver ses revers, & le remit dans l’état d’opprobre où il passa les dernieres années de sa vie. Il avoit été trois fois consul, savoir l’an 708, 709 & 713 de Rome.

Dès qu’il fut revêtu de cette énorme puissance que lui donna le rang superbe de triumvir, qu’il avoit joint à la charge de grand-pontife, tant de pouvoir & de dignités l’étourdirent. Cet étourdissement s’accrut encore lorsque les deux autres triumvirs le fixerent à Rome pour y commander à toute l’Italie, au peuple, & au sénat qui distribuoit ses ordres dans les provinces : cependant il auroit dû comprendre qu’on ne le laissoit à Rome que par son peu de capacité pour la guerre.

Aussi quand les deux autres triumvirs, après la bataille de Philippe, se partagerent de nouveau le monde, ils ne lui donnerent que très-peu de part à l’autorité ; & tandis qu’Antoine prit l’orient, Octave l’Italie & le reste de l’empire, Lépidus fut obligé de se contenter de son gouvernement des Espagnes ; & comme toutes les troupes étoient dévouées à ses deux collegues, il fallut qu’il partît seulement avec quelques légions, destinées pour sa province.

Bientôt après, Octave ayant sur les bras en Sicile les restes du parti de Pompée, Lépidus le tira de peine avec plusieurs légions qu’il lui amena, & qui déciderent de la victoire. Le succès tourna la tête de cet homme vain, il montra peu d’égards pour son collegue, & lui fit dire de se retirer de Sicile où il n’avoit plus rien à faire. Octave qui trouvoit toujours des ressources dans ses ruses, dissimula cette injure, & gagna par tant de récompenses & de promesses plusieurs chefs de l’armée de Lépide, qu’ils abandonnerent leur général, & le livrerent entre ses mains.

Conduit à la tente d’Auguste, il oublia son nom, sa naissance & son rang. Il lui demanda lâchement la vie avec la conservation de ses biens. Auguste n’osa pas lui refuser sa priere, de peur d’irriter toute une armée dont il avoit besoin de gagner les cœurs. Mais quand il eut assuré son autorité, il dépouilla Lépidus du pontificat. Le reste de la vie de ce triumvir se passa dans l’obscurité ; & sans doute bien tristement, puisqu’il se voyoit le malheureux objet de l’indulgence hautaine d’un ancien collegue. Cependant on est bien aise de l’humiliation d’un homme qui avoit été un des plus méchans citoyens de la république, sans honneur & sans ame, toujours le premier à commencer les troubles, & formant sans cesse des projets où il étoit obligé d’associer de plus habiles gens que lui.

Conclusion. Voilà le portrait des trois hommes par lesquels la république fut abattue, & personne ne la rétablit. Malheureusement Brutus, à la journée de Philippe, se crut trop-tôt sans ressource pour relever la liberté de la patrie. Il se considéra dans cet état, comme n’ayant pour appui que sa seule vertu, dont la pratique lui devenoit si funeste : « Vertu, s’écria-t-il, que j’ai toujours suivie, & pour laquelle j’ai tout quitté, parens, amis, biens, plaisirs & dignités, tu n’es qu’un vain fantôme sans force & sans pouvoir. Le crime a l’avantage sur toi, & desormais est-il quelque mortel qui doive s’attacher à ton inutile puissance » ! En disant ces mots, il se jetta sur la pointe de son épée, & se perça le cœur.

Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.

L’article du triumvirat qu’on vient de lire, & que j’ai tiré de plusieurs excellens ouvrages, pouvoit être beaucoup plus court ; mais je me flatte qu’il ne paroîtra pas trop long à ceux qui daigneront considérer que c’est le morceau le plus intéressant de l’histoire romaine. Aussi les anciens l’ont-ils traité avec amour & prédilection. (Le chevalier de Jaucourt.)