L’Encyclopédie/1re édition/USUCAPION

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USUCAPION, s. m. (Droit natur. & Droit rom.) l’usucapion est une maniere d’acquérir la propriété, par une possession non interrompue d’une chose, durant un certain tems limité par la loi.

Toutes personnes capables d’acquérir quelque chose en propre, pouvoient, selon les jurisconsultes romains, prescrire valablement. On acquéroit aussi par droit d’usucapion, toutes sortes de choses, tant mobiliaires qu’immeubles ; à moins qu’elles ne se trouvassent exceptées par les lois, comme l’étoient les personnes libres ; car la liberté a tant de charmes qu’on ne néglige guere l’occasion de la recouvrer : ainsi il y a lieu de présumer que si quelqu’un ne l’a pas reclamée, c’est parce qu’il ignoroit sa véritable condition, & non pas qu’il consentit tacitement à son esclavage : de sorte que plus il y a de tems qu’il subit le joug, & plus il est à plaindre, bien-loin que ce malheur doive tourner en aucune maniere à son préjudice, & le priver de son droit.

On exceptoit encore les choses sacrées, & les sépulcres qui étoient regardés comme appartenans à la religion : les biens d’un pupille, tandis qu’il est en minorité ; car la foiblesse de son âge ne permet pas de le condamner à perdre son bien, sous prétexte qu’il ne l’a pas revendiqué ; & il y auroit d’ailleurs trop de dureté à le rendre responsable de la négligence de son tuteur.

On mettoit au même rang les choses dérobées, ou prises par force, & les esclaves fugitifs, lors même qu’un tiers en avoit acquis de bonne foi la possession : la raison en est que le crime du voleur & du ravisseur, les empêche d’acquérir par droit d’usucapion, ce dont ils ont dépouillé le légitime maître, reconnu tel.

Le tiers, qui se trouve possesseur de bonne foi, ne sauroit non plus prescrire, à cause de la tache du larcin ou du vol, qui est censée suivre la chose : car, quoiqu’à proprement parler, il n’y ait point de vice dans la chose même, cependant comme c’est injustement qu’elle avoit été ôtée à son ancien maître, les lois n’ont pas voulu qu’il perdît son droit, ni autoriser le crime en permettant qu’il fût aux méchans un moyen de s’enrichir, d’autant plus que les choses mobiliaires se prescrivant par un espace de trois ans, il auroit été facile aux voleurs de transporter ce qu’ils auroient dérobé, & de s’en défaire dans quelque endroit où l’ancien propriétaire ne pourroit l’aller déterrer pandant ce tems-là.

Ajoutez à cela qu’une des raisons pourquoi on a établi la prescription, c’est la négligence du propriétaire à réclamer son bien : or ici on ne sauroit présumer rien de semblable, puisque celui qui a pris le bien d’un autre, le cache soigneusement. Cependant comme dans la suite les lois ordonnerent que toute action, c’est-à-dire, tout droit de faire quelque demande en justice, s’éteindroit par un silence perpétuel de trente ou quarante ans ; le maître de la chose dérobée n’étoit point reçu à la revendiquer après ce tems expiré, que l’on appelle le terme de la prescription d’un très-long tems.

Je sais bien qu’il y a plusieurs personnes qui trouvent en cela quelque chose de contraire à l’équité, parce qu’il est absurde, disent-ils, d’alléguer comme un bon titre, la longue & paisible jouissance d’une usurpation, ou du fruit d’une injustice ; mais cet établissement peut être excusé par l’utilité qui en revient au public. Il est de l’intérêt de la société, que les querelles & les procès ne se multiplient pas à l’infini, & que chacun ne soit pas toujours dans l’incertitude de savoir si ce qu’il a lui appartient véritablement. D’ailleurs, le genre humain changeant presque de face dans l’espace de trente ans, il ne seroit pas à propos que l’on pût être troublé par des procès intentés pour quelque chose qui s’est passé comme dans un autre siecle ; & comme il y a lieu de présumer qu’un homme après s’être passé trente ans de son bien, est tout consolé de l’avoir perdu ; à quoi bon inquiéter en sa faveur, celui qui a été si long-tems en possession ? On peut encore appliquer cette raison à la prescription des crimes : car il seroit supperflu de rappeller en justice les crimes dont un long tems a fait oublier & disparoître l’effet, ensorte qu’alors aucune des raisons pourquoi on inflige des peines, n’a plus de lieu.

Pour acquérir par droit d’usucapion, il faut premierement avoir acquis à juste titre la possession de la chose dont celui de qui on la tient, n’étoit pas le véritable maître, c’est-à-dire posséder en vertu d’un titre capable par lui même de transférer la propriété, & être d’ailleurs bien persuadé qu’on est devenu légitime propriétaire ; en un mot posséder de bonne foi.

Selon les lois romaines, il suffit que l’on ait été dans cette bonne foi au commencement de la possession ; mais le droit canonique porte que si avant le terme de la prescription expiré, on vient à apprendre que la chose n’appartenoit pas à celui de qui on la tient, on est obligé en conscience de la restituer à son véritable maître, & qu’on la détient désormais de mauvaise foi, si du moins on tâche de la dérober adroitement à la connoissance de celui à qui elle appartient.

Cette derniere décision paroît plus conforme à la pureté des maximes du droit naturel ; l’établissement de la propriété ayant imposé à quiconque se trouve en possession du bien d’un autre, sans son consentement, l’obligation de faire ensorte, autant qu’il dépend de lui, que la chose retourne à son véritable maître. Mais le droit romain, qui n’a égard qu’à l’innocence extérieure, maintient chacun en paisible possession de ce qu’il a acquis, sans qu’il y eût alors de la mauvaise foi de sa part, laissant au véritable propriétaire le soin de chercher lui-même & de réclamer son bien.

Au reste la prescription ne regarde pas seulement la propriété, à prendre ce mot, comme nous faisons, dans un sens qui renferme l’usucapion, & la prescription proprement ainsi nommée : elle anéantit aussi les autres droits & actions, lorsqu’on a cessé de les maintenir, & d’en faire usage pendant le tems limité par la loi. Ainsi un créancier qui n’a rien demandé pendant tout ce tems-là à son débiteur, perd sa dette. Celui qui a joui d’une rente sur quelque héritage, ne peut plus en être dépouillé, quoiqu’il n’ait d’autre titre que sa longue jouissance. Celui qui a cessé de jouir d’une servitude pendant le même tems, en perd le droit ; & celui au-contraire qui jouit d’une servitude, quoique sans titre, en acquiert le droit par une longue jouissance. Voyez sur toute cette matiere Daumat, Lois civiles dans leur ordre naturel ; I. part. l. III. tit. vij. sect. 4. & M. Titius, observ. in Lauterbach. obs. MXXXIII. & s q. comme aussi dans son jus privatum romano-german. lib. II. cap. ix. Voila pour ce qui regarde le droit romain, consultons à présent le droit naturel.

Par le droit naturel, la prescription n’abolit point les dettes, en sorte que par cela seul que le créancier ou ses héritiers ont été un long tems sans rien demander, leur droit s’éteigne, & le débiteur soit pleinement déchargé. C’est ce que M. Thomasius a fait voir dans sa dissertation : De perpetuitate debitorum pecuniariorum, imprimée à Hall, en 1706.

Le tems, dit-il, par lui-même n’a aucune force, ni pour faire acquérir, ni pour faire perdre un droit : il faut qu’il soit accompagné de quelque autre chose qui lui communique cette puissance. De plus personne ne peut être dépouillé malgré lui du droit qu’il avoit acquis en vertu du consentement d’un autre, par celui-là même qui le lui a donné sur lui. On ne se dégage pas en agissant contre ses engagemens : & en tardant à les exécuter, on ne fait que se mettre dans un nouvel engagement, qui impose la nécessité de dédommager les intéressés. Ainsi l’obligation d’un mauvais payeur devenant par cela même plus grande & plus forte de jour en jour, elle ne peut pas, à en juger par le droit naturel tout seul, changer de nature, & s’évanouir tout d’un coup au bout d’un tems. En vain allégueroit-on ici l’intérêt du genre humain, qui demande que les procès ne soient pas éternels : car il n’est pas moins de l’intérêt commun des hommes que chacun garde la foi donnée ; que l’on ne fournisse pas aux mauvais payeurs l’occasion de s’enrichir impunément aux dépens de ceux qui leur ont prêté, que l’on exerce la justice, & que chacun puisse poursuivre son droit. D’ailleurs ce n’est pas le créancier qui trouble la paix du genre humain, en redemandant ce qui lui est dû ; c’est au-contraire celui qui ne paye pas ce qu’il doit, puisque s’il eût payé, il n’y auroit plus de matiere à procès. En usant de son droit on ne fait tort à personne, & il s’en faut bien qu’on mérite le titre odieux de plaideur, ou de perturbateur du repos public.

On ne seroit pas mieux fondé à prétendre que la négligence du créancier à redemander sa dette, lui fait perdre son droit, & autorise la prescription. Cela ne peut avoir lieu entre ceux qui vivent l’un par rapport à l’autre dans l’indépendance de l’état de nature. Je veux que le créancier ait été fort négligent : cette innocente négligence mérite-t-elle d’être plus punie que la malice nuisible du débiteur ? ou plutôt celui-ci doit-il être recompensé de son injustice ? quand même ce seroit sans mauvais dessein qu’il a si long-tems différé de satisfaire son créancier, n’est-il pas du moins coupable lui-même de négligence ? l’obligation de tenir sa parole, ne demande-t-elle pas que le débiteur cherche le créancier, plutôt que le créancier le débiteur ? ou plutôt la négligence du dernier seul, ne devroit-elle pas être punie ? d’autant plus qu’il y auroit à gagner pour lui dans la prescription ; au-lieu que l’autre y perdroit.

Mais en faisant abstraction des lois civiles, qui veulent que l’on redemande la dette dans un certain espace de tems, on ne peut pas bien traiter de négligent le créancier qui a laisse en repos son débiteur, quand même en prêtant il auroit fixé un terme au bout duquel son argent devoit lui être rendu ; car il est libre à chacun de laisser plus de tems qu’il n’en a promis, & il suffit que l’arrivée du terme avertisse le débiteur de payer. Le créancier peut avoir eu aussi plusieurs raisons de prudence, de nécessité, & de charité même, qui le rendent digne de louange, plutôt que coupable de négligence.

Enfin il n’y a pas lieu de présumer que le créancier ait abandonné la dette, comme en matiere de choses sujettes à prescription, puisque le débiteur étant obligé de rendre non une chose en espece, mais la valeur de ce qu’on lui a prêté, il ne possede pas, à proprement parler, le bien d’autrui, & il n’est pas censé non plus le tenir pour sien. Le créancier, au-contraire, est regardé comme étant toujours en possession de son droit, tant qu’il n’y a pas renoncé expressément, & qu’il a en main de quoi le justifier. M. Thomasius explique ensuite comment la dette peut s’abolir avec le tems, par le défaut de preuves, & il montre que, hors de-là, la prescription n’avoit pas lieu par les lois des peuples qui nous sont connus, ni même par celles des Romains, jusqu’au regne de l’empereur Constance.

Il soutient aussi que par le droit naturel, la bonne foi n’est nullement nécessaire pour prescrire, pas même dans le commencement de la possession, pourvû qu’il se soit écoulé un assez long espace de tems, pour avoir lieu de présumer que le véritable propriétaire a abandonné son bien. De quelque maniere qu’on se soit mis en possession d’une chose appartenante à autrui, du moment que celui à qui elle appartient, sachant qu’elle est entre nos mains, & pouvant commodément la revendiquer, témoigne ou expressément ou tacitement, qu’il veut bien nous la laisser, on en devient légitime maître, tout de même que si on se l’étoit d’abord approprié à juste titre.

Théodose le jeune, en établissant la prescription de trente ans, ne demandoit point de bonne foi dans le possesseur : ce fut Justinien, qui à la persuasion de ses conseillers, ajouta cette condition en un certain cas ; & le droit canonique enchérit depuis sur le droit civil, en exigeant une bonne foi perpétuelle pour toute sorte de prescription. Le clergé romain trouva moyen par-là de recouvrer tôt ou tard tous les biens ecclésiastiques, de quelque maniere qu’ils eussent été aliénés, & quoique ceux entre les mains de qui ils étoient tombés les possedassent paisiblement de tems immémorial. Des princes ambitieux se sont aussi prévalus de cette hypothese, pour colorer l’usurpation des terres qu’ils prétendoient réunir à leurs états, sous prétexte que le domaine de la couronne est inaliénable, & qu’ainsi ceux qui jouissoient des biens qui en avoient été détachés, étoient de mauvaise foi en possession, puisqu’ils savoient qu’on ne peut acquérir validement de pareilles choses.

De tout cela il paroît que la maxime du droit canon, quelque air de piété qu’on y trouve d’abord, est au fond contraire au droit naturel, puisqu’elle trouble le repos du genre humain, qui demande qu’il y ait une fin à toutes sortes de procès & de diférens, & qu’au bout d’un certain tems les possesseurs de bonne foi soient à l’abri de la revendication.

Voila l’opinion de Thomasius, mais M. Barbeyrac qui paroît être du même avis en général, pense en particulier que si le véritable maître d’une chose prise ou usurpée, acquise en un mot de mauvaise foi, ne la réclame point, & ne témoigne aucune envie de la recouvrer pendant un long espace de tems, quoiqu’il sache fort bien entre les mains de qui elle est, & que rien ne l’empêche de faire valoir son droit ; en ce cas là, le possesseur injuste devient à la fin légitime propriétaire, pourvû qu’il ait déclaré d’une maniere ou d’autre, qu’il étoit tout prêt à restituer, supposé qu’il en fût requis : car alors l’ancien maître le tient quitte, & renonce manifestement, quoique tacitement, à toutes ses prétentions. Que si celui qui est entré de bonne foi en possession du bien d’autrui, vient à découvrir son erreur avant le terme de la prescription expiré, il est tenu à ce qui est du devoir d’un possesseur de bonne foi ; mais si en demeurant toujours dans la bonne foi, il gagne le terme de la prescription, soit que ce terme s’accorde exactement avec les maximes du droit naturel tout seul, ou que les lois civiles le réduisent à quelque chose de moins ; le droit de l’ancien maître est entierement détruit ; tout ce qu’il y a, c’est que comme le possesseur de bonne foi qui a prescrit, est l’occasion, quoique innocente, de ce que l’autre se voit désormais débouté de toutes ses prétentions, il doit, s’il peut, lui aider à tirer raison de l’injustice du tiers qui a transféré un bien qu’il savoit n’être pas à lui, & donné lieu ainsi à la prescription.

Du reste, quoiqu’ici la bonne foi soit toujours nécessaire pour mettre la conscience en repos, cela n’empêche pas que les lois humaines ne puissent négliger cette condition, ou en tout ou en partie, pour éviter un grand nombre de procès. Il semble même que pour parvenir à leur but, il soit plus à propos de ne point exiger de bonne foi dans les prescriptions auxquelles elles fixent un fort long terme, ou de ne la demander du moins qu’au commencement de la possession ; & ainsi la maxime du droit civil est mieux fondée que celle du droit canon.

L’artifice du clergé ne consiste pas tant en ce que les décisions des papes exigent une bonne foi perpétuelle dans celui qui doit prescrire, qu’en ce qu’elles font regarder les biens d’église comme inaliénables, ou absolument, ou sous certaines conditions qui donnent lieu d’éluder à l’infini la prescription.

Pour ce qui est des principes dont parle M. Thomasius, ils prétendent que le domaine de la couronne ne peut jamais être aliéné validement, & que la prescription n’a point de lieu entre ceux qui vivent les uns par rapport aux autres dans l’indépendance de l’état de nature. Voyez Puffendorf, liv. IV. ch. xiij. & liv. VIII. ch. v. si l’aliénation du royaume, ou de quelqu’une de ses parties, est au pouvoir du prince. (D. J.)