L’Encyclopédie/1re édition/VAUCLUSE, fontaine de

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VAUCLUSE, fontaine de, (Géog. mod.) fontaine de France, dans le comtat Venaissin, assez près de la ville d’Apt.

Cette fontaine sort d’un antre très-vaste, au pié d’un rocher d’une grande hauteur, coupé à-plomb comme un mur. Cet antre, où la main de l’homme n’a point été employée, paroit avoir cent piés de large sur environ autant de profondeur. On peut dire que c’est une double caverne, dont l’extérieure a plus de soixante piés d’élévation sous l’arc qui en forme l’entrée, & l’intérieure en a presque la moitié.

C’est de cette seconde caverne que sort la fontaine de Vaucluse, avec une telle abondance, que des sa source elle porte le nom de riviere, & est assez près de là navigable pour de petits bateaux. Elle fournit sans s’épuiser une grande quantité d’eau claire, nette, pure, qui ne teint point les rochers entre lesquels elle passe, & n’y produit ni mousse, ni rouille. Si la superficie de cette eau paroît noire, cela vient de sa grande profondeur, de la couleur de la voute qui la couvre, & de l’obscurité qui regne dans ce lieu.

On ne voit point d’agitation, de jet, de bouillon, à l’origine de cette source ou nappe liquide ; mais bientôt après l’eau trouvant une pente considérable, se précipite avec force entre des rochers, écume & fait du bruit, jusqu’à ce qu’étant arrivée à un endroit plus uni, elle coule tranquillement, & forme une riviere qui s’accroît par divers ruisseaux, & va se jetter dans le Rhône, environ à deux lieues au-dessus d’Avignon, sous le nom de riviere de Sorgue, qu’elle portoit déjà dès sa naissance dans l’antre que nous avons décrit.

Pétrarque ne à Arezzo en 1304, & mort à Arqua l’an 1374, avoit sa maison sur la pointe d’un rocher, à quelques cent pas au-dessous de la caverne de Vaucluse. La belle Laure avoit la sienne sur une autre pointe de rocher, assez près de celle de son amant, mais séparée par un vallon. On voyoit encore dans le dernier siecle les masures de ces deux édifices, qu’on appelloit par magnificence les châteaux des deux amans. Leur position alluma les feux de Pétrarque à la premiere vue de sa belle maîtresse, & sa passion nous a valu des chefs-d’œuvres. Ses canzoni n’exhalent que douceur, tendresse, louanges délicates de l’amante qu’il adore. Eh combien sont-elles diversifiées ces louanges qu’il lui donne ? Combien la langue italienne leur prête-t-elle de graces ? Enfin inspiré par l’amour & par son génie, il immortalisa Vaucluse, les lieux voisins. Laure & lui-même. Voyez comme il s’exprime dans sa canzone xiv.

Chiare fresche, e dolci acque,
Ove le belle membra
Pose colci, che sola à me par donna ;
Gentil Ramo, ove piacque
(Con sospir mi rimenbra)
A’lei di fare al ben fianco colonna ;
Herba, e fior, che la gonna
Leggiadra ricoverse
Con l’Angelico seno ;
Aer sacro sereno,
Ou’amor co begli occhi il cor m’aperse ;
Date udienza insieme
Alle dolenti mie parole estreme.

On connoit sans doute l’imitation libre & pleine de graces que M. de Voltaire a faite de cette strophe :

Claire fontaine, onde aimable, onde pure,
Où la beauté qui consume mon cœur,
Seule beauté qui soit dans la nature,
Des feux du jour évitoit la chaleur ;
Arbre heureux, dont le feuillage
Agité par les zéphirs,
La couvrit de son ombrage,
Qui rappellez mes soupirs,
En rappellant son image !
Ornemens de ces bords, & filles du matin,
Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu’elle,
Fleurs qu’elle embellissoit, quand vous touchiez son sein !
Rossignols dont la voix est moins douce & moins belle !
Air devenu plus pur ! Adorable séjour,
Immortalisé par ses charmes.
Lieux dangereux & chers, où de ses tendres armes
L’amour a blessé tous mes sens ;
Ecoutez mes derniers accens ;
Recevez mes dernieres larmes.

Le reste de l’ode de Pétrarque est également agréable ; mais quoique charmante, je ne trouve point qu’elle surpasse en coloris cette tendresse langoureuse, cette mélancolie d’amour, & cette vivacité de sentimens qui regnent avec tant d’art, de finesse & de naïveté, dans la description poétique de la même fontaine par madame Deshoulieres. Que j’aie tort ou raison, je vais transcrire ici cette description sans aucun retranchement. Ce ne sont que les choses ennuyeuses qu’il faut élaguer dans un ouvrage. « Quand vous me pressez de chanter une fameuse fontaine, dit notre muse françoise à mademoiselle de la Charce son amie »,


Peut-être croyez-vous que toujours insensible,
Je vous décrirai dans mes vers,
Entre de hauts rochers dont l’aspect est terrible,
Des prés toujours fleuris, des arbres toujours verds ;
Une source orgueilleuse & pure,
Dont l’eau sur cent rochers divers
D’une mousse verte couverts,
S’épanche, bouillonne, murmure ;
Des agneaux bondissans sur la tendre verdure,
Et de leurs conducteurs les rustiques concerts.

De ce fameux desert la beauté surprenante,
Que la nature a pris soin de former,
Amusoit autrefois mon ame indifférente.
Combien de fois, hélas, m’a-t-elle su charmer !
Cet heureux tems n’est plus : languissante, attendrie,
Je regarde indifféremment
Les plus brillantes eaux, la plus verte prairie ;
Et du soin de ma bergerie
Je ne fais même plus mon divertissement ;
Je passe tout le jour dans une rêverie
Qu’on dit qui m’empoisonnera :
A tout autre plaisir mon esprit se refuse,
Et si vous me forcez à parler de
Vaucluse,
Mon cœur tout seul en parlera.

Je laisserai conter de sa source inconnue
Ce qu’elle a de prodigieux ;
Sa fuite, son retour, & la vaste étendue
Qu’arrose son cours furieux.
Je suivrai le penchant de mon ame enflammée ;
Je ne vous ferai voir dans ces aimables lieux,
Que Laure tendrement aimée,
Et Pétrarque victorieux.

Aussi bien de
Vaucluse ils font encore la gloire ;
Le tems qui détruit tout, respecte leurs plaisirs ;
Les ruisseaux, les rochers, les oiseaux, les zéphirs,
Font tous les jours leur tendre histoire.
Oui, cette vive source en roulant sur ces bords,
Semble nous raconter les tourmens, les transports,
Que Pétrarque sentoit pour la divine Laure :
Il exprima si bien sa peine, son ardeur,
Que Laure malgré sa rigueur

L’écouta, plaignit sa langueur,
Et fit peut-être plus encore.

Dans cet antre profond, où sans autres témoins
Que la nayade & le zéphire,
Laure sut par de tendres soins,
De l’amoureux Pétrarque adoucir le martyre ;
Dans cet antre où l’amour tant de fois fut vainqueur,
Quelque fierté dont on se pique,
On sent élever dans son cœur
Ce trouble dangereux par qui l’amour s’explique,
Quand il allarme la pudeur.

Ce n’est pas seulement dans cet antre écarté
Qu’il reste de leurs feux une marque immortelle :
Ce fertile vallon dont on a tant vanté
La solitude & la beauté,
Voit mille fois le jour dans la saison nouvelle,
Les rossignols, les serins, les pinçons,
Répéter sous un verd ombrage,
Je ne sais quel doux badinage,
Dont ces heureux amans leur donnoient des leçons.

Leurs noms sur ces rochers peuvent encore se lire,
L’un avec l’autre est confondu ;
Et l’ame à peine peut suffire
Aux tendres mouvemens que leur mélange inspire.
Quel charme est ici répandu !
A nous faire imiter ces amans tout conspire.
Par les soins de l’amour leurs soupirs conservés
Enflamment l’air qu’on y respire ;
Et les cœurs qui se sont sauvés
De son impitoyable empire,
A ces déserts sont réservés.

Tout ce qu’a de charmant leur beauté naturelle,
Ne peut m’occuper un moment.
Les restes précieux d’une flamme si belle
Font de mon jeune cœur le seul amusement.
Ah ! qu’il m’entretient tendrement
Du bonheur de la belle Laure !
Et qu’à parler sincerement,
Il seroit doux d’aimer, si l’on trouvoit encore
Un cœur comme le cœur de son illustre amant !


(Le chevalier de Jaucourt.)