L’Encyclopédie (Faguet)

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 1 (p. 794-824).


I. Les Encyclopédistes, par M. Louis Ducros, 1 vol. in-8o. Paris, 1901, Champion. — II. Mes Souvenirs, par Jacob-Nicolas Moreau, première et seconde partie, 2 vol. in-8o. Paris, 1900-1901, Plon.


M. Ducros a consacré aux Encyclopédistes un livre diligent, consciencieux, et qu’on ne peut lire ni sans intérêt ni sans avantage. Ce livre était à faire et, ce qui est beaucoup plus rare, on peut dire qu’il est fait et que l’essentiel, au moins, de l’œuvre centrale du XVIIIe siècle est dit désormais et peut se trouver quelque part en une forme accessible, claire et même agréable. C’est un grand service que M. Ducros a rendu là au public.

L’Encyclopédie, en effet, est beaucoup plus célèbre que connue. On se croit quitte envers elle en la regardant avec respect ou en la feuilletant avec circonspection, ou, et plus souvent, on croit la connaître suffisamment pour avoir lu le Dictionnaire philosophique de Voltaire dont un certain nombre d’articles avaient paru dans le célèbre recueil, et les Elémens de littérature de Marmontel dont le sort avait été à peu près le même. Ce n’est pas assez faire. Il faut lire l’Encyclopédie et d’assez près, comme les ouvrages mal faits, qui ne donnent ce qu’ils ont de meilleur ou d’essentiel qu’à l’endroit juste où on ne l’attendait point. Il faut la lire avec une critique particulière aussi, comme un ouvrage qui dissimule avec soin sa pensée principale et sa pensée vraie à l’endroit où on la cherche et qui la laisse ou surprendre ou entrevoir dans une digression, dans une incise, dans une parenthèse ou à contre-fil du sujet traité ; et c’est ainsi que ce sera dans les articles concernant le paganisme qu’on trouvera l’idée véritable des Encyclopédistes sur la religion chrétienne. En un mot, il faut lire l’Encyclopédie comme on lit le Dictionnaire de Bayle, et « gouverner, » comme on disait au XVIIe siècle, la fille comme on gouverne le père, c’est-à-dire se mettre et se maintenir en rapports avec l’une et avec l’autre avec la même méthode, les mêmes tempéramens et les mêmes précautions.

Et c’est ce qu’a fait M. Ducros, fort pertinemment, patiemment, non sans labeur, non sans sagesse et flair et coup d’œil.

Mais est-il besoin de se donner tant de peine et le profit est-il en raison de l’application et du zèle ? Certainement ; car l’Encyclopédie est un ouvrage d’un caractère tout spécial et infiniment rare. Il y a des ouvrages qui sont faits par des hommes de génie, et je n’ai peut-être pas besoin d’en démontrer l’utilité. Il y en a qui sont faits par des gens médiocres ; et parfaitement inutiles au temps où ils naissent, ils ont cette récompense imméritée d’être extrêmement utiles un ou deux siècles plus tard. S’il était vrai qu’un homme de génie fût le produit net de sa race en un certain milieu et à un certain moment, c’est l’homme de génie qui serait, un siècle après sa mort, le document historique à consulter sur son temps ; mais cela n’est pas vrai, et, pour savoir ce qu’a vraiment pensé le commun des hommes à une certaine époque, c’est l’homme médiocre et très mêlé au monde de son temps qu’il convient de choisir ou d’accepter comme témoin. Or l’Encyclopédie a ce sort d’avoir été faite par des hommes supérieurs, par des hommes de moyen ordre, par des hommes médiocres et par des hommes un peu au-dessous de la médiocrité. Ici c’est l’Esprit des lois, ici c’est les Considérations sur les mœurs, ici c’est le Journal de Barbier, et ici c’est un almanach. Elle est donc la représentation exacte de la France pensante ou croyant penser de 1750 environ. Elle est, à en prendre comme la moyenne, l’opinion même de la France émancipée et curieuse de nouveautés vers le milieu du XVIIIe siècle. Il n’y a pas, à ma connaissance, un autre ouvrage au monde qui ait ce caractère. C’est un document historique absolument unique en son genre.

Aussi, s’il n’est pas très raisonnable de chercher l’esprit de la Révolution française dans les œuvres de Montesquieu, de Rousseau et de Voltaire, il l’est un peu plus, sans qu’il le soit tout à fait, comme nous aurons l’occasion de le voir, de le chercher dans les articles de l’Encyclopédie, l’un corrigeant l’autre et un certain milieu étant pris entre les opinions exprimées en ces lourdes feuilles. La lecture de l’Encyclopédie est donc chose extrêmement utile pour mettre au point, si l’on peut ainsi dire, le XVIIIe siècle, et pour en saisir l’esprit général, l’esprit commun, l’esprit courant.

Pour apprécier toute l’importance, à ce point de vue, de l’œuvre de Diderot et D’Alembert, voyez comme il nous manque d’avoir quelque chose d’analogue pour le XVIIe siècle et même pour le siècle dernier. Pour le XVIIe siècle, Sainte-Beuve, toujours avisé, a pris Port-Royal comme une sorte de point central d’où l’on pouvait jeter des regards sur toutes les avenues du siècle, et en effet la pensée de Port-Royal a pénétré assez fort le siècle tout entier, pour que ce lieu d’observation fût bien choisi. Mais encore, qui ne voit que Port-Royal est à la fois trop haut et à certains égards trop à l’écart pour que l’on y puisse relever la carte avec une suffisante précision de tous les côtés et pour qu’on n’y soit pas comme forcé de donner à ce qui s’y rapporte immédiatement trop d’importance relative et de mépriser peut-être plus qu’il ne faut ce qui s’en éloigne ? C’est un centre décidément un peu excentrique.

Et de même, pour le siècle dernier, où se placer pour prendre hauteur ? Les collections des revues importantes seraient un très bon champ d’observation, le meilleur peut-être ; mais les unes furent trop exclusivement littéraires, les autres trop exclusivement scientifiques, et tout cela est trop dispersé. Les programmes d’enseignement secondaire ne seraient pas, non plus, un mauvais instrument ; mais ils donnent plutôt la pensée de ceux qui les ont dressés que la pensée de ceux qui les ont appliqués et de ceux qui les ont subis. Il y aurait occasion d’erreur.

On voit que le XVIIIe siècle est le seul qui, par le hasard heureux d’une combinaison de librairie, a laissé son testament, complet, détaillé, facile, sinon agréable, à consulter, et authentique. Lisons-le donc dans le compte rendu intelligent et impartial que nous en donne M. Ducros. Je dis intelligent et impartial, je ne dis pas tout à fait complet. M. Ducros a un peu négligé de « situer » l’Encyclopédie dans son cadre et dans ses entours. Sans doute il nous parle des ennemis de l’Encyclopédie, et cela était nécessaire, encore qu’ils aient été pour la plupart d’assez piètres personnages ; mais il ne s’est pas inquiété de nous parler de ses amis, comme l’avait fait succinctement, mais avec précision, M. Brunetière, dans son Manuel de l’histoire de la Littérature française. Il ne jette pas un regard sur ces salons du milieu du XVIIIe siècle qui ont été les places fortes, les places de sûreté et les places de ravitaillement de l’armée encyclopédique. Ce n’était pas matière étrangère à son ouvrage ; c’en était partie presque essentielle et c’en était ornement autant qu’appui et soutien. C’est la lacune la plus regrettable de ce bon travail. Mais venons aux Encyclopédistes eux-mêmes, puisque c’est d’eux presque exclusivement que M. Ducros a voulu s’occuper.


I


Les Encyclopédistes, c’est-à-dire, encore une fois, la majorité des hommes de lettres, la majorité des « intellectuels, » la bourgeoisie pensante ; du milieu du XVIIIe siècle, les Encyclopédistes ont voulu : 1° changer l’esprit général de la France ; 2° le diriger vers les préoccupations rationnelles, scientifiques et pratiques ; 3° dénoncer les imperfections de la législation et de l’administration française ; 4° détruire la religion chrétienne ; 5° créer une sorte de religion de l’humanité et de la bienfaisance ; 6° ne rien changer à la forme ni au fond du gouvernement de la France, si ce n’est peut-être rendre la royauté un peu plus despotique et irresponsable qu’elle n’était.

Et, sans doute, de leurs intentions et de leurs idées j’en omets quelqu’une et peut-être qui n’est pas sans importance ; mais ce sont bien là les principales. Le fond de l’esprit même des Encyclopédiste est le mépris de la tradition et l’amour de la nouveauté, à peu près quelle qu’elle soit ou puisse être. Ils sont novateurs par instinct et par principes. Ce qu’ils détestent, c’est tout le passé, même quand le passé donnerait raison aux plus vifs et aux plus impérieux de leurs instincts. Ainsi, par exemple, à quoi le XVIe siècle ne s’est pas trompé, l’antiquité est une bonne arme ou un bon auxiliaire contre le moyen âge et ce qui s’ensuit ou semble s’ensuivre. On peut y trouver une philosophie de la nature à opposer à la morale austère et contemptrice et persécutrice de la nature, qu’a enseignée le christianisme. On peut y trouver une philosophie rationnelle à opposer à cette philosophie du surnaturel qui est le fond même et comme le vif du christianisme. Enfin le XVIe siècle a fait de la renaissance de l’antiquité une agression contre l’esprit du moyen âge et a comme ressuscité Julien l’Apostat. L’Encyclopédiste, lui, ne méprise guère moins l’antiquité que le moyen âge. Il date de sa date et voit commencer le monde habitable avec lui-même ou immédiatement après lui. Il veut résolument, cent cinquante ans avant nos jours, exterminer de l’enseignement l’étude du grec et du latin, comme il appert de l’article Collège, qui est de D’Alembert. Il a pour Homère, Virgile et toute l’antiquaille, le parfait dédain du sénateur Pococurante, dont, du reste, il ne faudrait pas trop faire le porte-voix de Voltaire, Voltaire, il faut savoir le dire, n’étant qu’un demi-Encyclopédiste. L’Encyclopédiste a cette particularité, assez curieuse, qu’il ne se cherche point d’ancêtres. Cette coutume, chère à la plupart des novateurs, lui est à peu près inconnue, et cela ne tient pas à ce qu’il est ignorant ; car, assez souvent, il ne l’est pas ; cela tient à ce que le nouveau seul l’attire et le séduit et que sa conviction très profonde est que l’humanité n’a pu que se tromper jusqu’à ce qu’il naquît.

Rien, par exemple, ne serait plus naturel, quand on est libre penseur, que de se réclamer de Descartes. Rien n’eût été plus naturel que ceci, que les Encyclopédistes se réclamassent de Descartes et se déclarassent Cartésiens moins les « erreurs. » Une preuve en est que M. Ducros, bon Encyclopédiste au demeurant, rattache fortement, comme nous le verrons, à Descartes le mouvement encyclopédique. Rien n’eût été plus naturel que ceci, que l’Encyclopédie inscrivit en épigraphe à sa première page : « Ne comprendre rien de plus en nos jugemens que ce qui se présentera si clairement et distinctement à notre esprit que nous n’ayons aucune occasion de le mettre en doute. Conduire par ordre nos pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à comprendre pour monter peu à peu comme par degrés jusqu’à la connaissance des plus composés. » Et, sur ces maximes, écarter résolument tout ce qui ne se pèse point et ne se mesure point, et n’accepter que l’évidence sensuelle, prolongée, pour ainsi parler, par l’évidence logique, rien encore n’était plus naturel. C’est ce qu’avait fait pendant une cinquantaine d’années, avant les Encyclopédistes, Fontenelle, qui les voyait naître avant de mourir ; et Fontenelle, plus avisé qu’eux, était resté Cartésien et n’avait pas cessé de faire profession de l’être.

Cependant, ils ne le firent point, pour bien des raisons, dont le spiritualisme, le théisme et le christianisme aussi de Descartes ne doivent pas être les moindres ; pour celle-ci aussi, sans aucun doute, que Descartes est un ancien, qu’il a fait école, qu’il a laissé tradition, qu’il est classique, que l’enseignement scientifique et philosophique du XVIIe siècle s’en est emparé, que, de Port-Royal à Bossuet et de Bossuet à Fénelon et à Malebranche et enfin à Fontenelle lui-même, Descartes a circulé à travers les hommes. Descartes a comme une odeur de XVIIe siècle et le XVIIe siècle, à l’exception de Bayle, est en horreur aux Encyclopédistes, comme « siècle de grands talens plutôt que de lumières. » Il faut faire un esprit tout nouveau en France et qui ne conserve pas même souvenir du passé. Il faut brûler le vieil homme de telle manière qu’il n’en reste plus même de cendres.

C’est de là que vient le caractère cosmopolite ou plutôt le caractère étranger de l’Encyclopédie. Il ne suffit pas de n’être pas chrétien ; il faut encore n’être pas Français. « Un homme né chrétien et Français » c’est la définition donnée par La Bruyère, de l’homme du XVIIe siècle. Aussi c’est du côté de l’Angleterre, ce que, du reste, je ne lui reprocherais point du tout, si en même temps il avait tenu compte du passé scientifique et philosophique de la France, que se tourne l’Encyclopédiste. Non seulement le seul philosophe qui existe à ses yeux est le « sage » Locke ; mais, comme l’a très bien indiqué M. Ducros, le théoricien politique qui le guide à l’ordinaire n’est autre que Hobbes. Les Anglais seuls pensent, peuvent penser, doivent penser. La préface de l’Encyclopédie à cet égard, c’est le Siècle de Louis XIV, lancé juste au moment où l’Encyclopédie allait paraître. On a dit, et c’est M. Rebelliau dans une introduction qui n’est pas aussi connue qu’elle mérite de l’être, que, « si Voltaire se propose de peindre le siècle de Louis XIV, c’est surtout par esprit de réaction dépitée contre le siècle présent…, contre ce « siècle de fer » et ce gouvernement imbécile… contre ces Français de la décadence qui s’endorment sous la somnolente torpeur d’un ministre caduc et d’un roi apostolique… » Il y a du vrai, et somme toute, là aussi, Encyclopédiste seulement à demi, Voltaire est un des hommes du XVIIIe siècle qui ont le plus rendu justice au siècle précédent, et l’on peut, pour son persuader, le comparer à Montesquieu qui exècre le siècle de Louis XIV et à Rousseau qui l’ignore profondément. Mais il faut bien reconnaître cependant que le chapitre intitulé Des Sciences est bien plutôt un réquisitoire contre la science française du XVIIe siècle qu’un éloge à elle adressé ou même qu’un tableau véritable de ce qu’elle fut. Il n’y est guère rendu hommage qu’aux savans étrangers, il y est parlé de Descartes avec le plus impertinent dédain. Pascal n’y est pas nommé, mais en revanche Bacon, Galilée, Torricelli, la Société royale de Londres y sont encensés comme il faut, et le chapitre se termine… par ces premières lignes du chapitre suivant : « La saine philosophie [c’est-à-dire la science] ne fit pas en France de si grands progrès qu’en Angleterre et à Florence ; et si l’Académie des Sciences rendit des services à l’esprit humain, elle ne mit pas la France au-dessus des autres nations. Toutes les grandes inventions et les grandes vérités vinrent d’ailleurs. » Et n’est-il pas étrange que dans un tableau de l’esprit humain au XVIIe siècle la philosophie française tout simplement ne figure point ? On dirait que la France ne s’est point occupée de philosophie au XVIIe siècle. Descartes n’est cité ici que comme savant et savant chimérique, Pascal que comme auteur des Provinciales, et Malebranche n’est pas nommé. En somme, pour Voltaire, la philosophie française au XVIIe siècle n’existe pas, la science française au XVIIe siècle existe à peine, et le XVIIe siècle n’est qu’un siècle d’aimables et brillans littérateurs. Pour les Encyclopédistes, il en est tout de même. Mépris complet du passé, rupture absolue de la tradition, tendance à accepter comme excellent tout ce qui est nouveau, secret dessein de dépayser la nation, d’une part en la détournant de son passé et de continuer son passé, d’autre part en lui montrant l’étranger comme la source de tout progrès, le sanctuaire de tous les modèles à imiter et l’école de la « saine philosophie ; » c’est ce qu’il faut entendre par ce dessein des Encyclopédistes de donner à la France un esprit nouveau.


II


Mais encore quel nouvel esprit ? Les Encyclopédistes, comme on peut croire, ne l’ont pas vu eux-mêmes avec une extrême précision. Il est toujours beaucoup plus facile d’être négatif qu’inventeur, de critiquer que de créer, de détruire que d’édifier et de se moquer de son père que de faire mieux, que lui. Cependant les Encyclopédistes, par leurs négations mêmes, étaient amenés à affirmer certaines choses assez nettement, et par leurs répugnances à en adopter quelques-unes avec assez d’ardeur. S’apercevant que l’humanité avait été dirigée jusqu’à eux par des idées où certes on peut être conduit par la raison, mais qui cependant la dépassent, par des théories auxquelles l’observation n’est pas étrangère, mais qui, cependant, la dominent, et par des sentimens qui, certes, mènent au bonheur, mais qui y mènent sans le chercher, précisément parce que, au lieu de le chercher, ils le produisent ; les Encyclopédistes ont pris sinon exactement, car il faut se méfier de la symétrie quand on expose l’évolution des idées humaines, du moins approximativement le contre-pied de ces idées, de ces théories et de ces sentimens, et ils ont rêvé une humanité guidée par la seule raison, armée de la seule science, n’ayant pour but que le bonheur, et ne cherchant le bonheur que dans le bien-être matériel.

Rationnelle, scientifique, pratique, telle doit être la philosophie nouvelle ; rationnel, scientifique, pratique, tel doit être l’esprit nouveau.

C’est une chose assez singulière que ce que les Encyclopédistes entendent par raison. Ce n’est pas précisément une force de l’esprit, c’est une répugnance et une méfiance de l’esprit. C’est je ne sais quelle faculté de notre âme qui aurait pour devise le « Souviens-toi de te défier » de Mérimée. Par homme raisonnable, l’Encyclopédiste entend un homme qui se défie de l’imagination, qui se défie du sentiment, qui se défie du consentement universel, qui se défie de la tradition, qui se défie de la raison collective et qui se défie de la raison d’autrui. Et remarquez que nous sommes tellement individualistes que, vous qui me lisez, vous ne laissez pas de vous reconnaître un peu en ce portrait, et que, moi qui écris ceci, j’ai terriblement peur qu’il ne me ressemble. C’est que l’Encyclopédiste est du premier coup l’individualiste passé maître et l’individualiste modèle. Et c’est pour cela qu’il est rationaliste fieffé. En cela, il réfute bien par avance Cousin et son école. Celui-ci et celle-ci pensaient que la raison est impersonnelle, parce qu’ils la confondaient avec la logique. La raison n’est point impersonnelle ; elle ne l’est pas plus que le sentiment, la passion, l’imagination et l’instinct. Elle l’est même moins. Nous sentons, nous nous passionnons, nous nous imaginons parfaitement en commun, par contagion, épidémie ou endémie, et la psychologie des foules l’a assez démontré. Et nous raisonnons de même, mais beaucoup moins. Le raisonnement est un acte froid, une opération tranquille ou qui tâche à l’être, et qui l’est relativement. À ce titre, il est excellemment personnel ; il comporte une sorte de détachement et d’isolement, et de retraite et de sécession. On n’est nulle part mieux pour raisonner que dans un poêle. Le tort même de la raison, c’est de s’abandonner à cette pente qui lui est trop naturelle, et de ne pas tenir compte des sentimens universels et de ce qu’il y a, de ce qu’il peut y avoir de raison en eux et que c’est à elle de démêler. Mais ce qui est son tort était pour les Encyclopédistes son mérite, et ils isolaient l’homme dans le sanctuaire et dans la forteresse de sa raison, surtout pour le dresser à mépriser profondément la pensée de la foule, cette pensée mêlée de sentimens, chargée de traditions, encrassée d’habitudes et rouillée de préjugés. Et ils ont fini par faire de la raison, purement et simplement, une forme de l’orgueil.

Cette altière raison, et ici il faut d’abord rendre justice aux Encyclopédistes, doit pourtant, selon eux, avoir un instrument qui, en même temps, est une sauvegarde, et qui, en même temps, est presque un maître en cela qu’il est un guide. L’Encyclopédiste est beaucoup moins qu’on a dit partisan de la raison pure, de la raison abstraite et de la raison raisonnante, c’est-à-dire de la raison vide. Il veut qu’on raisonne sur quelque chose, et c’est-à-dire sur l’observation scientifique. Il veut qu’on amasse des faits et qu’on raisonne sur eux, attaché à eux et sans les quitter. Rien de mieux, et les services sont grands que l’Encyclopédie a rendus ainsi à la science, ou plutôt à l’amour de la science, et par suite à la science même. Seulement, il est comme bizarre que, tout en aimant la science profondément, les Encyclopédistes l’aient, de leur grâce, comme circonscrite, restreinte et rétrécie. Est pour eux matière de science ceci, cela, et non pas autre chose, et non pas tout. Est matière de science, le monde extérieur et visible, la matière, rien ou quasi rien autre chose. C’est à peine si les sciences morales existent pour l’Encyclopédiste. L’étude de l’âme leur paraît un amusement un peu vain du siècle précédent, ce qui pourrait se soutenir si l’étude de l’âme n’était pas la préface nécessaire de l’étude de ses besoins, et ne devenait pas, sitôt qu’on la considère ainsi, l’étude la plus importante qu’on puisse faire. La philosophie se réduit pour l’Encyclopédiste à l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire, dans son esprit, à la revue des rêves, chimères, visions et billevesées de l’humanité. L’histoire est, me dira-t-on, fort estimée de l’Encyclopédiste. Assez, en effet, mais dans un esprit qui en vicie parfaitement l’étude et qui tend à la rendre assez inutile. Jusque-là, l’histoire était considérée comme féconde en leçons pour les rois, les grands et les peuples, et cette formule entre dans toutes les définitions qu’on en a données jusqu’au second tiers du XVIIIe siècle. Pour l’Encyclopédiste, l’histoire n’enseigne rien, si ce n’est à quel point l’humanité est restée dans la barbarie jusqu’à l’apparition de l’Encyclopédie, et par conséquent elle ne donne aucune leçon, sinon celle-ci, qu’il est extrêmement inutile de l’étudier. Il n’y a rien qui puisse davantage détourner de l’étude de l’histoire que la conviction que l’histoire est tout entière à effacer et qu’il ne faut la continuer d’aucune façon et qu’on peut ne pas la continuer. L’histoire nous devient ainsi quelque chose d’extérieur et d’étranger. On n’a plus qu’une raison d’y jeter quelque coup d’œil, c’est le plaisir qu’on éprouve à contempler le spectacle de folies dont on est exempt. Et cette raison ne laisse pas d’être assez forte, les jouissances de l’orgueil étant assez vives ; mais on se lasse assez vite de ce genre de satisfaction, quand il coûte une certaine peine, et l’élève de l’Encyclopédie est presque forcément un homme qui se détournera de l’étude de l’histoire comme d’un divertissement, à la fois très vide et un peu amer. C’est un homme né pour Rousseau, lequel fut si antihistorique qu’il fut préhistorique, non seulement dans ses rêves, mais dans ses démonstrations politiques. Le refroidissement, si je puis ainsi dire, des études historiques, de 1760 à 1815 environ, est un des faits les plus significatifs de l’histoire de notre civilisation, et c’est au moins en partie à l’esprit encyclopédique qu’on le doit.

Et enfin, de toutes les sciences morales, la morale elle-même est celle que le groupe encyclopédique a le plus négligée. Je n’en chercherai point la preuve dans les ouvrages immoraux de Diderot, qui n’ont paru en librairie que très longtemps après la date de l’Encyclopédie et pour la plupart au courant du XIXe siècle ; mais il est remarquable à quel point l’Encyclopédie elle-même est sèche, quand elle n’est pas absolument muette, sur ces questions : devoir, bien moral, fins de l’homme, obligation, conscience. Cherchez à ces mots et dites-moi ce que vous y trouvez. On dirait que ces problèmes que le XVIIe siècle et le XIXe ont remués en tous sens n’existent point ou n’existent qu’à l’état de vague souvenir en 1750. Il y a un article de Diderot sur les Passions, qui n’est pas mauvais du tout. Il les analyse fort bien et rend compte très adroitement de leur jeu et s’avise et nous avise fort exactement de leurs auxiliaires. Mais on l’attend à la fin. Peut-on combattre les passions et comment peut-on les combattre ? Diderot est ici fort succinct, dont ce n’est pas l’habitude. Voici tout ce qu’il trouve : « Poussé par ces vents contraires, l’homme pourra-t-il arriver au port ? Oui, il le faut. Il est pour lui une raison qui modère les passions, une lumière qui l’éclaire, des règles qui le conduisent, une vigilance qui le soutient, des efforts, une prudence dont il est capable. Est enim quædam medicina certe ; nec tam fuit hominum generi infensa atque inimica natura ut corporibus tot res salutares, animis nullam invenerit… » On conviendra que Diderot ne s’est pas mis en grands frais et qu’il dit assez posément ce dont on a moins affaire et tourne court, et en se dérobant derrière une phrase de Cicéron, quand il est au point. Il est assez clair qu’il ne croit guère au moyen de vaincre les passions et n’y tient du reste pas autrement. Vous pouvez rapprocher de cela l’article Morale dans le Dictionnaire philosophique, une petite page où il est dit, parmi quelques épigrammes contre le christianisme, que les païens ont eu une morale, que la morale n’a rien de commun avec les dogmes et que la morale est universelle comme la géométrie, encore que celle-ci soit peu répandue. Sur quoi Voltaire tire sa révérence : « Lecteur, réfléchissez ; étendez cette vérité ; tirez vos conséquences. » On n’eût pas été faché que Voltaire s’étendît lui-même, tirât ses conséquences et fît ses réflexions personnellement. Il s’en soucie peu ; c’est assez clair. En général, les Encyclopédistes ne parlent morale que pour l’opposer à la religion et pour assurer que celle-là n’a aucun besoin de celle-ci. C’est avec peine que, recourant aux ouvrages particuliers de D’Holbach et d’Helvétius, M. Ducros a pu tracer une grêle esquisse de la morale encyclopédiste, sur quoi nous aurons occasion de revenir.

La science donc et la science réduite aux mathématiques et aux sciences naturelles, c’est le véritable objet de l’Encyclopédie. L’homme, armé d’observation, d’expérimentation, de bons outils et de l’instrument mathématique, doit étudier le monde matériel.

Mais pourquoi ? Pour augmenter le bien-être de l’humanité. Rationnel, scientifique et, en dernière analyse, pratique, tel doit être l’esprit nouveau. L’Encyclopédie, non seulement s’est défiée de l’idéal en général ; mais elle s’est défiée de l’idéalisme scientifique. L’idéalisme scientifique existe. C’est cette « haute curiosité » dont aimait à parler Renan. C’est la curiosité désintéressée. C’est le goût de connaître les secrets du monde pour les connaître. Il n’y a rien de plus noble que cet idéalisme du savant désintéressé. Il travaille pour rien, et c’est ce qui fait la beauté de son travail. Faire quelque chose pour rien est ce qu’il y a de plus ridicule et puéril, ou de plus haut et de plus magnanime, dans la vie humaine. C’est quelque chose pour rien que le jeu, la chasse et la conversation des femmes, comme dit Pascal ; c’est quelque chose pour rien que la curiosité scientifique et le travail de l’artiste et la spéculation du métaphysicien. Entre ces deux manières de travailler pour un objet inutile ou très éloigné et qu’on ne voit pas, et de faire de l’inutile ou de l’utile à échéance indéfinie, se place le travail pratique, à objet précis, prochain, visible et vu. C’est à celui-ci que L’Encyclopédiste réserve son approbation. Certes il n’a pas tort ; mais il n’a pas assez raison. Il ne tient pas compte et des instincts mêmes, probablement éternels, de l’humanité, et de ses intérêts véritables. L’homme, qui a inventé le jeu, a un besoin d’employer son activité à quelque chose qui n’ait pas d’objet, et, si on lui interdit le jeu supérieur, c’est aux jeux bas ou au moins frivoles qu’il aura recours. Et, de plus, les travaux sans but immédiat se trouvent toujours les plus utiles en dernière analyse et au dernier terme. De la curiosité mathématique est venue la mécanique qui a transformé la terre, l’astronomie qui a ouvert et agrandi l’univers aux yeux de l’homme, sans compter tous les instrumens qui ont permis à l’étude de la nature d’être autre que superficielle et grossière. Pasteur commence par les études et les travaux les plus désintéressés qui puissent être, il finit par les découvertes les plus utiles, les plus pratiques et les plus bienfaisantes qui aient jamais été, et sa vie, à cet égard, représente la suite même et la succession de La science. Le savant désintéressé travaille pour sa satisfaction de travailleur et de chercheur et pour un résultat pratique qu’il verra peut-être, que très probablement ne verront que ses successeurs très éloignés ; et peu lui importe.

C’est cette placidité de la science pure que les encyclopédistes ont peu connue et peu recommandée. Ils sont impatiens et réalistes. Ils veulent, grands travailleurs du reste, le travail à objet prochain et à récompense immédiate. Ils ne croient pas assez à la vertu propre de la pensée pour la pensée et aux chances qu’a la pensée pure, de devenir un jour pensée applicable et appliquée. Ils se disent que ce n’est qu’une chance, en quoi ils ont raison, et que, par conséquent, compter ainsi est une imagination, et ils n’aiment point l’imagination. Cela est d’assez bon sens ; mais c’est trop de bon sens moyen, et c’est ainsi qu’on rétrécit le champ d’activité du genre humain. Il faut semer plus largement. Une partie des graines ira dans les cailloux et dans les ronces, une partie seulement dans la bonne terre. Mais, à rétrécir le geste, on habitue l’homme à se confiner dans ses préoccupations locales et éphémères ; on le détourne des grands espoirs et des vastes pensées ; on lui ferme l’avenir ; on rapproche de lui son horizon ; on le rend plus petit et on l’habitue à se complaire dans sa petitesse. L’homme ne vit qu’un jour ; mais, à l’habituer à ne vivre par la pensée que ce jour même, on rend ce jour plus court encore et plus vide. L’homme a une manière de se dépasser ; elle consiste à vivre dans ce qui l’a précédé et dans ce qui le suivra, sans négliger le temps où il est. Par son mépris du passé et par son indifférence relative à l’égard de l’avenir, l’Encyclopédiste rend à l’homme le mauvais office d’abréger la vie humaine.


III


Puisqu’ils sont si pratiques, suivons les Encyclopédistes dans leur œuvre pratique et dans ce qu’ils ont fait pour le temps même où ils ont vécu. Ici nous aurons de très grands éloges à leur adresser. Ils se sont attachés à dénoncer les imperfections et abus de la législation et de l’administration française et ils n’ont pas fait, en cette matière, un mauvais travail. D’abord et avant tout, ils ont représenté comme extrêmement arriérée et comme véritablement barbare la législation pénale de leur temps. Ils ont été, ici, guidés par deux idées, l’une négative, l’autre positive, qui toutes deux sont assez justes. D’une part, croyant très peu au libre arbitre humain, ils ont fait abstraction, en quelque sorte, du « droit de punir » et n’ont considéré que le droit, pour la société, de légitime défense. Ils ont dit à peu près ceci : « Comme nous ne savons pas au juste dans quelle mesure le criminel fut libre ou ne le fut pas de ne point être criminel, nous prions l’État de ne se point faire juge de l’acte, mais du danger que représentent pour la société l’acte et celui qui l’a commis. De cette façon, la société reste armée tout autant ; seulement elle ne se met plus en colère, ce qui est essentiel en justice pénale. Elle ne hait pas le criminel. Elle ne poursuit plus une vengeance. Elle est en face du criminel comme en face d’un incendie, d’une inondation ou d’un « chien enragé » (mot de Voltaire). Elle lui oppose une digue, c’est-à-dire qu’elle le met en prison ou en déportation ou en exil. Elle le tue, si elle ne peut pas faire autrement. Mais elle ne le fait jamais souffrir inutilement et pour le plaisir de faire souffrir un être qu’on hait. Donc plus de tortures, plus de raffinemens dans les supplices. Il faut proportionner la peine, non à la culpabilité, mais au danger que le crime fait courir à la communauté et au préjudice à elle causé. Il est possible que le crime de sacrilège soit le plus grand de tous. Mais, comme danger à l’endroit de la société, il n’est qu’un délit très léger. Que Dieu juge du crime et nous du préjudice. Il est possible que le vol domestique soit moins criminel que le vol simple ; car la tentation est plus grande, et la facilité et l’occasion ; mais, sans le punir de mort, comme vous faites, ce qui n’est pas proportionné au préjudice, nous accordons qu’il doit être plus puni que le vol simple, parce que le danger pour la communauté est plus grand. En somme, dans quelle mesure convient-il de punir, nous n’en savons rien ; dans quelle mesure faut-il se protéger et se défendre, nous le savons. C’est ce principe qui doit nous guider. »

Et c’est ainsi que les Encyclopédistes ont été amenés à poser cet axiome excellent : « Le principal et le dernier but des peines est la sûreté de la société. Toutes les fins particulières des peines, prévenir, corriger, intimider, doivent toujours être subordonnées et rapportées à la fin principale et dernière, qui est la sûreté publique. »

Leur seconde idée générale à ce sujet est que la société doit poursuivre l’amendement du coupable avant et après le crime commis. L’amendement préalable, c’est l’éducation ; l’amendement subséquent, c’est la correction morale. Avant comme après, pour prévenir le crime, comme pour prévenir la récidive, il faut agir sur le caractère du méchant et modifier ce caractère : « Un imbécile peut punir les forfaits ; le véritable homme d’État sait les prévenir ; c’est sur la volonté encore plus que sur les actes qu’il étend son empire. » C’est l’Encyclopédie à l’article Économie politique, c’est-à-dire c’est Rousseau, qui parle ainsi ; et Diderot, de son côté, considère un caractère comme une passion dominante, accompagnée de passions subordonnées sur toutes lesquelles on peut agir par une sorte de suggestion ; et D’Alembert encore : « Les lois pénales sont des motifs [mobiles] que l’expérience nous montre comme capables de contenir ou d’anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes… La société punit les coupables, quand, après leur avoir présenté des motifs assez puissans pour agir sur des êtres raisonnables, elle voit que ces motifs n’ont pu vaincre les impulsions de leur nature dépravée. »

On trouvera peut-être que ces deux idées ne sont pas sans présenter, à les rapprocher l’une de l’autre, quelque contradiction. D’un côté, les Encyclopédistes croient fort peu à la liberté humaine et considèrent le coupable comme un simple impedimentum social qu’il s’agit de mettre hors d’état de nuire ; ils le traitent comme une chose. D’autre part, ils le considèrent essentiellement comme un être libre, qui peut s’amender, se corriger, se redresser, se relever, pour peu qu’on l’y aide ; ils le traitent essentiellement comme une personne. Ces deux idées ne sont pas si antinomiques quelles peuvent en avoir l’air. Pour l’Encyclopédiste, l’homme est un être infiniment malléable qui subit les impulsions de ses entours et les impulsions intérieures de son tempérament. C’est pour cela qu’on ne peut guère le considérer comme un être libre et le punir comme un être responsable ; mais c’est pour cela et d’autant plus qu’il faut agir sur lui par l’éducation et par l’avertissement sévère de la loi. Ce rôle de personne morale, juge du bien et du mal, que les Encyclopédistes nient à l’État en lui refusant le droit de punir, ils le lui rendent en l’investissant du rôle d’éducateur, de moniteur, d’avertisseur et de redresseur. Ils se détachent bien moins qu’on ne pourrait croire de l’antique conception de l’État. Dans la conception ancienne, l’État était comme un père de famille revêtu d’une autorité formidable, juge certain de la moralité des actes de ses enfans et les châtiant selon leurs démérites ; dans la conception des Encyclopédistes, l’État est un père de famille, dépositaire de la justice et de la morale et chargé surtout de l’enseigner à ses enfans, et n’ayant le droit de les punir qu’après avoir fait tout son devoir d’éducateur. Mais il est toujours père de famille. La conception toute moderne est encore loin qui considère l’État comme uniquement répresseur des actes qui mettent son existence en danger et, du reste, se désintéressant de la moralité ou de l’immoralité des individus.

Après tout, les Encyclopédistes n’ont pas tout le tort. On peut leur dire : « Vous qui voulez qu’on prévienne, plutôt que vous ne voulez qu’on punisse, et qu’on enseigne, plutôt que vous ne voulez qu’on réprime, pourquoi attaquez-vous si fort la religion, qui est une éducation morale et un agent à prévenir les crimes au lieu de les attendre ? » Ils répondront : « C’est précisément parce que, pour d’autres causes, nous voulons faire disparaître la religion que nous sentons le besoin d’un agent moral et d’un éducateur moral et que nous investissons l’État de cet office. » Et, en effet, à mesure que l’influence des religions diminue, on s’aperçoit que le seul agent de moralité est la loi, et que le peuple s’habitue à cette idée, que tout ce qui n’est pas défendu par le Code ne l’est par rien et non seulement est licite civilement, mais est parfaitement moral. « Je ne tombe pas sous le coup de la loi : je suis un honnête homme. » Et alors vient la tendance toute naturelle à replacer dans la loi civile ce qui était autrefois dans la loi religieuse, pour qu’il y ait un agent et un éducateur de moralité quelque part. Ce qui était un péché, on est forcé d’en faire un délit, L’ivrognerie devient un délit ; l’ignorance est un délit ; demain le célibat en sera un. L’État redevient personne morale ; l’État redevient sacerdotal comme il le fut dans l’antiquité. Les Encyclopédistes n’ont pas prévu la chose jusqu’à ce point ; mais ils l’ont prévue et ont ouvert la voie à y parvenir. Il y aurait eu de quoi les faire reculer, s’ils avaient été libéraux ; mais nous verrons plus loin qu’ils ne l’étaient pas pour une obole. J’en suis pour le moment à indiquer seulement qu’ils ne manquaient pas de logique.

Ils ne manquaient pas de bon sens non plus, quand ils combattaient énergiquement la justice arbitraire. Au fond, le Code pénal d’alors était si confus à la fois et si élastique, le droit laissé au juge d’aggraver la peine selon les circonstances du procès était si étendu et s’étendait si facilement jusqu’à la mort, que c’était une chose reconnue universellement que la justice pénale était absolument arbitraire et que le magistrat avait droit de vie et de mort sur les citoyens. « C’est une espèce de maxime que les peines sont arbitraires dans ce royaume, dit Servan en 1766. Cette maxime est accablante et honteuse. » Les Encyclopédistes ne cessèrent de réclamer un code précis, obligeant le juge, de telle manière que l’accusé ne fût, comme les autres hommes, soumis qu’à la loi et non mis à la merci du juge. Le Tiers de Draguignan, en ses cahiers de 1788, résumait la pensée encyclopédique quand il disait : « Nous souhaitons que les peines soient fixées, de sorte que le juge soit lié et que la loi seule condamne. » Il est curieux de rapporter ces paroles et de revenir sur ces idées, au moment où il se trouve des juges pour demander que ces vérités devenues banales soient abandonnées et qu’on rebrousse jusqu’en deçà de 1750, et qu’on retourne à l’arbitraire du juge comme remède de la rigidité et de l’inflexibilité de la loi.

Les Encyclopédistes n’ont pas été moins bien inspirés en général dans leur guerre à la législation industrielle et à l’administration intérieure. Là, ils furent libéraux, et ce n’est que là, en vérité, qu’ils le furent. Ils combattirent les douanes intérieures, les droits seigneuriaux vexatoires pour l’agriculture et l’institution des maîtrises. Il n’y a rien à dire ici, si ce n’est qu’ils eurent absolument raison. Quand on songe à tout ce qui pesait sur l’agriculture au XVIIIe siècle, biens de mainmorte, impôts effroyables et triplés par la manière de les percevoir, droits seigneuriaux, douanes intérieures, ce qui étonne, ce n’est pas qu’une partie du territoire fût en friche, c’est qu’il n’y fût pas tout entier. Il y a à montrer de la reconnaissance aux Encyclopédistes, gens des villes, gens de salons et de cafés, pour ce qu’ils se sont très vivement émus en faveur de l’agriculture et ont fort bien vu que tout, dans nos pays, dépend d’elle, à commencer par la natalité, ce qui probablement est le principal. Ils furent poussés de ce côté par deux hommes surtout, tous deux provinciaux, ruraux ou devenus tels, Voltaire et Turgot, qui avaient vu de près le mal et quelques-uns des moyens d’y remédier.

Quant aux maîtrises, elles sont un exemple de la grandeur et de la décadence des institutions. Elles avaient été extrêmement utiles ; elles avaient longtemps conservé dans les corporations ouvrières la moralité, la sécurité, les habitudes de travail et de probité, une saine discipline. Elles étaient devenues tyranniques, infiniment étroites d’esprit, rebelles à tout progrès, ennemies de toute indépendance et conservatrices de toute routine. Elles étaient détestées du public, du gouvernement, de la magistrature, de leurs subordonnés et de tout ce qui n’y était pas maîtres. On ne peut s’étonner, ni se plaindre, de ce que les Encyclopédistes leur aient fait si rude guerre. Peut-être a-t-on eu tort de supprimer purement et simplement les maîtrises et eût-il valu mieux les amender profondément ; mais elles n’étaient pas loin de mériter leur sort. Je ne laisse pas de craindre qu’elles ne renaissent, cent dix ans après leur destruction, dans les syndicats ouvriers. Il y a lieu sur ce point à quelque inquiétude. Ce ne sont pas les destructions salutaires de l’Encyclopédie et de la Révolution qui paraissent être définitives.

Toujours est-il qu’on ne voit guère que des idées de bon sens dans l’Encyclopédie (comme dans Voltaire, du reste) sur tout ce qui concerne la législation et l’administration intérieures. Tout ce qu’elle pouvait dire, elle l’a dit ; tout ce qu’elle a dit est extrêmement peu contestable, et l’on applaudit à ce résumé : « Voulez-vous rendre la nation riche et puissante ? Corrigez les abus et les gênes de la taille, de l’impôt sur le sel ; répartissez les impôts suivant les principes de la justice distributive… La France serait trop puissante et les Français trop heureux si ces moyens étaient mis en usage. »


IV


Les Encyclopédistes ont tenu plus encore à une destruction plus importante selon eux et plus salutaire que toutes celles que nous venons d’indiquer. Ils ont désiré très vivement l’abolition de toutes les religions. L’état d’esprit des Encyclopédistes à cet égard est tout à fait particulier. Il est certains esprits qui détestent dans la religion, quelle qu’elle soit, un principe d’autorité. Despotisme temporel, despotisme spirituel leur paraissent connexes et solidaires. Religion est pour eux commandement extérieur ; esprit religieux est pour eux abdication de la volonté. Et cet état d’âme n’est pas celui des Encyclopédistes ; car ils ne sont rien moins que libéraux ou « libertaires » et l’anarchie n’a aucune première source ou première racine dans l’Encyclopédie.

Il est d’autres hommes qui suspectent dans la religion une abdication moins de la volonté que de l’intelligence et qui y voient avec répugnance une habitude de penser en commun, alors qu’à leur avis la pensée est éminemment chose personnelle. Ce sont ces hommes-là ou qui ont inventé, sous un mot ou sous un autre la « libre pensée, » ou qui ont institué le protestantisme, lequel, par le développement même de son principe, devait incliner de telle manière, le temps aidant, vers la libre pensée qu’il en serait comme l’asymptote, toujours près de se confondre avec elle et ne la rejoignant jamais. Et ceci est un peu plus l’État d’esprit des Encyclopédistes, car ils sont individualistes : mais ce ne l’est pas encore tout à fait ; car ils sont assez loin de mépriser l’effort en commun, la pensée de plusieurs, coordonnée, au moins, au service d’un dessein général, et ils ne sont pas si éloignés d’être une petite église.

Le fond de la pensée des plus qualifiés des Encyclopédistes relativement à la religion me paraît être à peu près celui-ci. Toute religion suppose une foi, des mystères, une tradition. Ce sont trois choses détestables. La foi est une sottise. Il ne faut pas croire, il faut savoir. La loi de l’homme est d’apprendre, de raisonner sur ce qu’il apprend, et de savoir de plus en plus. Au-delà, en deçà, à côté, rien. La foi est un effort de volonté ou une paresse. Comme paresse elle est honteuse ; comme effort de volonté, elle est un travail vain et une excitation maladive et malsaine. La foi est « l’antipathie » même, dans le sens qu’on donnait à ce mot au XVIIe siècle, de l’esprit encyclopédique. L’Encyclopédiste, qui est le plus affirmatif des hommes, en est le moins croyant. Il regarde comme puéril d’avoir une certitude de sentiment ou une évidence de volonté. On ne doit avoir qu’une certitude de connaissance ou une évidence de raisonnement. « Le cœur [c’est-à-dire l’intuition intime] a ses raisons que la raison ne connaît pas » est un mot qui n’a aucun sens. On sait ou l’on ne sait point. Croire sans savoir n’est pas d’un homme.

Et aussi toute religion a des mystères, ce qui est du même ordre d’idées que la foi, mais n’est pas tout à fait la même chose. La foi est l’essence de la religion ; le mystère on est l’aliment spirituel, et en est aussi comme l’exercice spirituel. Le croyant se plaît au mystère, pour entretenir et pour exercer ses facultés mystiques. Il aime à respecter, à vénérer avec étonnement et terreur, et respecter et vénérer avec étonnement et terreur est peut-être la définition même d’adorer. Donc il aime que ce qu’il adore ne soit pas clair. Il se plaît aux bornes mêmes de son intelligence et de son savoir, et il aime à s’incliner devant les ténèbres de l’inconnaissable et de l’inintelligible, et son humilité trouve des délices à s’étonner et à se confondre de la sorte. Le mystère particulier qu’on lui enseigne est pour lui une formule, du mystère général des choses qui le dépassent de toute l’infinité du monde. Il lui rappelle qu’il y a de l’insondable, et c’est une pensée dont il lui plaît de se pénétrer. Il n’aime pas être en familiarité avec Dieu, ni avec la création. Il les sent inaccessibles à notre vue faible, et il aime à les sentir ainsi. Un Dieu démontré est quelque chose que l’on vient de trouver au bout d’une méditation ou d’un raisonnement, et c’est donc quelque chose qui vous appartient comme la page que vous venez d’écrire ou un objet d’art que vous venez de fabriquer. Il déplaît infiniment à l’esprit religieux, à l’homme qui veut adorer, d’être si près de l’objet de son culte et à tel point qu’il ne saurait pas si son culte ne s’adresserait pas à lui-même. Donc il ne déteste pas qu’on multiplie les nuages redoutables entre lui et l’objet de son adoration. Il sent qu’on ne fera jamais Dieu trop compliqué, puisque, aussi bien, il l’est infiniment ; il sent que le « mystère » ecclésiastique, si obscur qu’il soit, n’est qu’une image du mystère universel qui nous entoure et du mystère initial du principe des choses. D’où vient que le mystère ecclésiastique, non seulement ne lui répugne point, mais lui agrée, et répond précisément à sa nature d’esprit.

Il y a dans cet état d’âme de l’humilité, du respect, le sentiment de l’infirmité humaine, le sentiment de la grandeur de l’univers, le sentiment de l’infini, et c’est-à-dire tout ce qui est le plus contraire et tout ce qui est le plus antipathique à ces Messieurs de l’Encyclopédie. Ils ont l’esprit clair, ils aiment trouver les choses très claires, et ils ne sont pas respectueux. Ils aiment tant démontrer, et ils démontrent infatigablement, et ils n’aiment ni reconnaître la faiblesse de l’esprit humain ni l’incliner devant quoi que ce soit au monde. Athées ou déistes, ils ne sont pas, pour autant, très éloignés les uns des autres. Athées, ils démontrent l’athéisme ; déistes, ils démontrent Dieu. Dieu démontré n’est pas leur ennemi et n’est pas pour leur déplaire. Ils n’ont pas à l’adorer ; ils le constatent, et il leur semble qu’il dépend d’eux en quelque manière. Une « religion naturelle » ne les irrite point, et ils vous en feront une, si vous le leur demandez, en quelques heures. Et c’est qu’ils sentent bien qu’une religion naturelle, ne comportant et n’admettant rien de mystérieux ni de troublant, n’entraîne pas plus de respect, de vénération, de crainte et d’adoration qu’un théorème de géométrie. Quand elle est faite, on dit : « exact. » Une religion naturelle leur plaît assez en ce qu’elle n’est pas une religion. — Ce qui leur déplairait autant, je crois, qu’une religion mystérieuse, ce serait le positivisme du siècle dernier, qui trace une limite, qui dit : « Ceci est démontrable ; ce qui est au-delà, par définition, ne l’est pas. Arrêtons-nous ici. On ne démontre pas plus avant. » Ils se diraient que, loin de fermer la porte, c’est la rouvrir ; que le croyant trouve son compte à cette délimitation et à ce départ ; qu’on lui laisse un champ vaste à se mouvoir et à s’élancer sur les ailes de la foi et de l’espérance ; qu’il peut dire que l’inconnaissable, c’est le mystère ; qu’en lui disant que l’infini est indémontrable, tant s’en faut qu’on lui apprenne rien, qu’au contraire on lui donne raison, et tant s’en faut qu’on l’arrête, qu’au contraire on le laisse aller et même on le pousse d’un nouvel élan. Le positiviste dit au croyant : « L’infini est inconnaissable. » Le croyant répond : « J’allais vous le dire. » Voilà ce qu’aurait pensé l’Encyclopédiste du positivisme, et je crois qu’il aurait eu raison.

Enfin, et peut-être surtout, la religion est éminemment traditionnelle et prétend nourrir les vivans de la pensée et de la foi des morts, et tout ce qui est tradition est tellement désagréable à l’Encyclopédiste qu’il suffirait de cette raison pour que toute religion lui fût suspecte, et, sur ce point, il n’y a pas lieu d’insister. Je ferai seulement remarquer ici ce que j’aurais pu noter en un autre endroit. L’Encyclopédie est si hostile à l’esprit de tradition qu’elle évite d’être historique. Sauf en matière philosophique, où elle ne déteste pas faire revivre les systèmes anciens pour les opposer aux idées chrétiennes ou dauber sur les philosophies spiritualistes de l’antiquité pour que l’idéalisme moderne en reçoive un contre-coup, elle fait très petite ou elle fait nulle la part de « l’historique » de chaque idée ou de chaque invention ou de chaque découverte. Elle n’aime pas à « remonter. » C’est le savoir actuel ou la pensée actuelle, c’est le savoir ou la pensée de la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’elle constate, qu’elle expose et qu’elle étale, comme si cela ne se rattachait à rien ou comme si ce qui l’a précédé ne l’avait pas amené et comptât pour rien. L’Encyclopédie n’aime pas à voir la suite des choses. Un grand destin commence ; c’est où elle tient son regard attaché ; un triste destin s’achève ; c’est d’où elle détourne volontiers les yeux. Comment donc avoir quelque considération pour ces dépôts de traditions qui sont les religions ; pour ces écoles de respect envers le passé qui sont les religions ; pour ces chaînes vivantes par quoi les générations se relient les unes aux autres et se sentent dépendantes les unes des autres qui sont les religions ?

M. Ducros remarque très justement dans l’Encyclopédie l’absence de toute exégèse. Rien de plus naturel. L’exégèse est aux livres sacrés ce que la critique des textes est aux « profanes. » Elle implique une dévotion éclairée, libre et active ; mais une dévotion. Si elle n’est pas la soumission, si elle n’est pas l’humilité, encore moins est-elle le dédain, et, étant l’attention scrupuleuse, elle est encore une forme du respect. Ce qui est conforme à l’esprit encyclopédique, c’est de combattre les religions par le raisonnement général, ou par le sarcasme plus ou moins couvert et oblique, ou par la considération des crimes commis sous prétexte de religion ; c’est de dire comme Diderot, à la fin d’un article très scientifique et très correct sur les Théosophes : «… Il y a encore quelques Théosophes parmi nous. Ce sont des gens à demi instruits, entêtés, à rapporter aux Saintes Écritures toute l’érudition ancienne et toute la philosophie nouvelle ; qui déshonorent la révélation par la stupide jalousie avec laquelle ils défendent ses droits ; qui rétrécissent autant qu’il est en eux l’empire de la raison dont ils nous interdiraient volontiers l’usage ; qui sont toujours prêts à attacher l’épithète d’hérésie, à toute hypothèse nouvelle ; qui réduiraient volontiers toute connaissance à celle de la religion et toute lecture à celle de l’Ancien et du Nouveau Testament, où ils voient tout ce qui n’y est pas et rien de ce qui y est ; qui ont pris en aversion la philosophie et les philosophes ; et qui réussiraient à éteindre parmi nous l’esprit de découvertes et de recherches et à nous replonger dans la barbarie, si le gouvernement les appuyait, comme ils le demandent. » — Et il est bien entendu qu’il n’est question ici que des Théosophes.


V


Les Encyclopédistes ont eu pourtant une manière de religion. Ils se seraient reconnus dans cette « religion de la souffrance humaine » dont on fit si grande rumeur il y a une vingtaine d’années et dont il n’est plus beaucoup question aujourd’hui. C’est proprement leur invention. J’entends qu’ils en ont parlé comme si ce fut eux qui eussent inventé la charité. Toujours est-il qu’ils ont prodigué les mots de piété, de sensibilité, de bienfaisance et d’humanité. Sachons dire que, s’ils n’ont rien trouvé sur ce point qui n’eût été répété à satiété et généralement avec plus d’éloquence par tous les orateurs chrétiens ; s’il serait assez juste de leur appliquer le mot de Giboyer : « Ils ont dit des choses toutes nouvelles sur la charité. — Ils ont donc dit de ne pas la faire ; » si, du reste, tout en prêchant ardemment la bienfaisance, leur bienfaisance se serait bien passée de poursuivre, avec une rigueur et une fureur qu’ils eussent appelées ecclésiastiques chez d’autres, ceux qui étaient leurs adversaires ou seulement leurs contradicteurs ; reste encore qu’ils ont été très convaincus, nullement hypocrites, profondément pénétrés au contraire et presque émus dans leur croisade pour l’humanité.

À quelqu’un qui était fort charitable, non sans un grain d’affectation, mais charitable enfin d’une façon réelle et active, je me tenais à quatre mains pour ne pas dire : « Comme vous seriez insensible, si vous n’étiez pas athée ! » Son athéisme était en effet la raison, au moins principale, de sa philanthropie. Il voulait prouver qu’un homme irréligieux peut être un honnête homme et même un homme vertueux. Toute sa vertu tenait à son prosélytisme antireligieux. L’une de ces choses lui faisait aimer l’autre, et, s’il était vertueux par athéisme, il se renforçait dans son athéisme par admiration de sa vertu, preuve si évidente que la vertu ne tient nullement à la religion. La philanthropie des Encyclopédistes est très analogue à ce cas particulier. Elle est surtout un argument de polémique. Elle a le caractère d’une preuve à l’appui. Ils cherchent à l’emporter en zèle philanthropique sur les prédicateurs les plus pitoyables et les plus chaleureux de toutes les églises, et ils mettent la surenchère pour établir la supériorité de la philosophie sur la religion. Le résultat, après tout, n’est pas mauvais, en cela surtout que, par un choc en retour, il rend réellement bons des hommes qui n’avaient pas grande raison de l’être. La philosophie sensualiste n’endurcit pas nécessairement le cœur ; mais elle n’est pas faite en soi pour l’attendrir. Elle ramène trop l’humanité à la seule recherche du bien-être ici-bas et l’habitue trop par-là à un certain oubli du sacrifice. La « philosophie scientifique » elle-même met trop l’esprit humain en présence d’une nature insensible et même cruelle, indifférente au moins au juste et à l’injuste, et à laquelle on peut s’habituer à se conformer. Grâces soient donc rendues à des hommes qui ne se sont pas souciés sur ce point d’être très conséquens, ou grâces soient rendues pour un moment à ce besoin de démontrer l’innocence ou même l’excellence de la philosophie nouvelle, heureuse nécessité qui a fait des Encyclopédistes des apôtres inattendus de la charité.

Il faut bien dire que des sentimens comme celui-ci, qui, par leur origine et, pour ainsi parler, par leur fabrication, ont quelque chose d’artificiel, ne durent pas et ne peuvent point durer très longtemps. Il n’en est pas moins que ces sentimens d’humanité sont ce que l’Encyclopédie a laissé après elle de meilleur et peut-être de plus fécond. La Déclaration des Droits de l’Homme en ses meilleures parties est pénétrée de l’esprit encyclopédique : « Le but de la société est le bonheur commun. — La loi est la même pour tous ; elle ne peut ordonner que ce qui est utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible. — Nul ne doit être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi. — Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ; toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être réprimée par la loi. — Nul ne doit être jugé qu’après avoir été légalement entendu. — La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires, proportionnées au délit et utiles à la société. — Les secours publics sont une dette sacrée. » — Et surtout l’idée même de la Déclaration est une idée encyclopédique. L’homme a des droits, parce qu’il est homme, sans qu’il soit besoin d’autre raison à les fonder. Je crois que c’est faux, mais qu’il faut faire comme si c’était vrai. C’est ce que Voltaire appelait un préjugé nécessaire.


VI


Et ceci nous ramène à la politique. Un seul mot sur ce point. Quelles ont été les idées des Encyclopédistes en politique proprement dite ? Il est incroyable combien en cela, non seulement ils ont été peu « avancés, » c’est-à-dire peu proches de nous, mais combien ils ont été rétrogrades. Les Encyclopédistes, — comme Voltaire, — sont des aristocrates, des autoritaires, des monarchistes et des despotistes, et j’ai pris plaisir à voir que M. Ducros est sur ce point absolument de mon avis, et du reste il suffit de lire.

Rien n’égale leur mépris pour le peuple, ou, si vous aimez mieux, leur conviction que le peuple est un incapable, et, comme dira plus tard cet effronté de Joseph de Maistre, « toujours fou, toujours enfant, et toujours absent. » Ce n’est pas Voltaire seulement qui dit « qu’il faut abandonner l’infâme aux laquais et aux servantes, » et que tout « est perdu quand la canaille se mêle de raisonner ; » c’est Diderot, c’est « le fils du coutelier de Langres, » comme dit méchamment M. Ducros, qui écrit : « Les progrès des lumières sont limitées. Elles ne gagnent guère les faubourgs : le peuple y est toujours trop bête. La quantité de la canaille est à peu près toujours la même… La multitude est toujours ignorante et hébétée. » Ils n’ont jamais eu l’idée, non seulement d’une égalité de conditions, — et ce n’est pas de cette idée que je les féliciterais, ni de ne pas l’avoir eue que je les blâme, — mais d’une diminution même de l’inégalité des conditions. Être égaux devant la loi, « également liés et également protégés par les lois, » c’est tout ce qu’il faut et rien de plus. Quant à la participation de tous à la création de la loi, c’est une idée de Rousseau, où les Encyclopédistes ne sont point entrés et dont ils n’ont même pas approché. Ils sont aristocrates par leurs goûts, par leurs habitudes, par leurs fréquentations et commerces, par leur caractère ; un peu vaguement ils le sont par leurs idées, non pas en ce qu’ils rêvent de restaurer l’aristocratie française qui décline, mais en ce qu’ils songent obscurément et sourdement à la remplacer. Ils prévoient un avenir où, comme dit Voltaire, « les premières places seront occupées par les philosophes. » Leur chinoiserie ou leur chinoisisme, si étalé et dont on n’a pas eu tort de se moquer, tient en partie à cela : « Ils sont ravis, dit Tocqueville, à la vue de ce pays dont le souverain est absolu, mais exempt de préjugés, où toutes les places sont obtenues dans des concours littéraires ; qui n’a pour religion qu’une philosophie et pour aristocratie que des lettrés. »

Pour autoritaires et despotistes ils le sont absolument. Ils n’ont l’idée ni de la liberté de la presse, ni de la liberté parlementaire, ni d’aucun frein, ni d’aucune limite à imposer à l’autorité royale. Ils sont si peu partisans de la liberté de la Presse qu’ils ne cessent de réclamer les rigueurs de l’autorité contre leurs adversaires, et qu’ils sont ravis quand on les choisit eux-mêmes comme censeurs, et qu’ils s’acquittent en toute sévérité de ces missions. Ils sont implacablement hostiles aux Parlemens, qui ont toutes sortes de défauts, mais qui représentent seuls, depuis un siècle et plus, l’esprit de résistance à l’omnipotence royale. Il n’y a pas un mot de « liberté politique » dans l’article Liberté de l’Encyclopédie, lequel est de Diderot, ou, pour être littéral, il y en a un, transcription de Montesquieu, mais sans aucun commentaire, et jeté là, après des considérations sur le sens attaché au mot liberté dans les différens peuples, avec la plus parfaite négligence : « Il n’y a point de liberté dans les États où la puissance législative et la puissance exécutrice sont dans la même main, ni à plus forte raison dans ceux où la puissance de juger est réunie à la législatrice et à l’exécutrice. » Et l’article, qui semblait commencer, est fini.

Du reste, les professions de foi despotistes abondent dans les écrits des Encyclopédistes. Diderot : « Ce serait un vice dans un gouvernement qu’un pouvoir trop limité dans le souverain. » D’Alembert : « La liberté est un bien qui n’est pas fait pour le peuple ; car le peuple est un enfant qui tombe et se brise dès qu’on le laisse marcher seul et qui ne se relève que pour battre sa gouvernante. » Diderot : « Personne ne respecte plus que moi l’autorité des lois publiées contre les auteurs dangereux. » Et l’auteur dangereux qui est visé ici est Pascal. Diderot : « Le législateur donnera le gouvernement d’un seul aux États d’une certaine étendue. » Diderot : « Une doctrine si énorme ne doit pas être discutée dans l’école, mais punie par les magistrats. » Et il s’agit de la doctrine de Spinoza. Diderot : « Il faut défendre tout écrit dangereux en langue vulgaire. » Tout compte fait, malgré quelques phrases déclamatoires contre les « tyrans, » les Encyclopédistes ont eu pour idéal le bon despote, le monarque absolu, ami des lumières et des philosophes, un Frédéric II ou une Catherine de Russie. Leur vrai maître est Hobbes. Ils ignorent l’Angleterre et sa constitution, ou ils considèrent celle-ci comme anarchique. À Grandval, Diderot fait cent questions au père Hoop sur le Parlement d’Angleterre, et tout ce que lui dit l’Anglais lui paraît extraordinaire. D’Holbach, « le théoricien politique du parti, » comme dit très justement M. Ducros, tient la liberté anglaise pour pure licence : « Car ce n’est pas être libre que troubler impunément le repos des citoyens, insulter le souverain, calomnier les ministres et publier des libelles. »

On voit qu’en politique les Encyclopédistes rebroussent en deçà même de Montesquieu. Ils ne comprennent pas que la liberté politique est la garantie de toutes les autres et que, sans elle, il n’y en a et il ne peut y en avoir aucune dans une nation. Ou plutôt ils ne tiennent à aucune liberté. Ils demandent des réformes et ils les attendent de la royauté absolue. C’est une conception ; mais ultra-monarchique. Ils demandent un Louis XIV entouré de quelques Colbert recrutés dans l’Encyclopédie. Ce n’est pas une absurdité ; et certainement les grandes réformes, en France du moins, ont toujours été faites par un despotisme intelligent ; mais le malheur, c’est que c’est s’en remettre au hasard que de compter sur « le bon tyran » qui ne vient qu’accidentellement et sans qu’on puisse ni le produire ni même le prévoir.

Diderot l’avoue lui-même dans ce mot qui lui échappe : « Le seul baume à notre servitude, c’est, de temps en temps, un prince vertueux et éclairé. Alors les malheureux oublient pour un moment leurs calamités. » Voilà précisément l’imperfection assez grave du système politique des Encyclopédistes. Ils attendent la grâce d’une providence intermittente, et déposent leurs vieux sur le chemin où elle doit passer. Mais les sottises du despotisme sont telles et compensent si bien ses bienfaits qu’on peut au moins se demander si les réformes plus lentement obtenues par le système de la nation se gouvernant elle-même ne sont point préférables aux progrès rapides mais suivis d’abominables désastres ou de terribles langueurs, qui sont le fait d’un gouvernement tantôt bon, tantôt exécrable, selon le hasard de la naissance et des circonstances accidentelles. La France, du moins, a fait son choix, qui n’a pas été dans le sens des Encyclopédistes, et si nous avons vu que certaines idées encyclopédiques se sont retrouvées dans les œuvres de la Révolution française, il faut reconnaître aussi que l’idée maîtresse de la Révolution a été directement contraire à l’esprit de l’Encyclopédie. L’influence de Montesquieu et de Rousseau a été sensible sur la Révolution. L’influence de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert et de l’Encyclopédie n’y a été que partielle et de peu de conséquences.


VII


J’aurais bien des choses à dire encore, et dont quelques-unes seraient à l’éloge de M. Ducros, sur les idées générales dont il appuie son ouvrage et dont il encadre son sujet. Mais je me hâte et me borne ici au strict essentiel. Pour M. Ducros, l’Encyclopédie est le terme éclatant d’une évolution d’idées qui remonte à la Renaissance. Du « naturalisme » de la Renaissance dériva le rationalisme de la Réforme et de Descartes, du rationalisme de la Réforme et de Descartes, l’humanité, la philanthropie, si marquées dans les œuvres de l’abbé de Saint-Pierre, de Montesquieu, de Voltaire, de Vauvenargues. Le naturalisme, rationalisme et humanité se retrouvent, en une forte synthèse, dans l’esprit encyclopédique, pour former une philosophie achevée et une morale admirable.

Les raisons que donne M. Ducros à l’appui de ce système ingénieux sont ingénieuses elles-mêmes, subtiles, adroites et, prises en soi, souvent vraies et toujours très agréables. Le système reste pour moi plus spécieux que juste. Je ne vois pas bien, malgré les efforts de l’auteur à me la faire voir, la filiation du naturalisme au rationalisme. La Réforme en particulier me paraît moins une dérivation du naturalisme qu’une formidable insurrection contre les tendances naturalistes de la Renaissance et contre la Renaissance elle-même et une ardente explosion d’idéalisme indigné. Le cartésianisme, moins indigné et moins ardent peut-être, me semble avoir exactement le même caractère, et, peut-être, en adoptant Descartes, les croyans spiritualistes du XVIIe siècle ne s’y sont pas trompés. Enfin, comment la sensibilité, la philanthropie, l’humanité du XVIIIe siècle dérivent-elles ou du rationalisme, ou du naturalisme, ou de tous deux ; c’est encore ce que je ne démêle pas très précisément. Il m’a toujours semblé que raison et nature s’opposaient assez exactement, la nature, ses leçons et son exemple ne nous enseignant qu’à obéir à nos passions et à déployer nos forces, la raison ne nous enseignant qu’à réprimer nos passions, à régler nos forces et à désobéir à la nature. — Et il ne me semble pas, enfin, que « l’humanité » se rattache très étroitement soit au naturalisme, soit au rationalisme. Le naturalisme, s’il nous enseigne quelque chose, nous dresse ou plutôt nous incline à une insensibilité analogue à celle de la nature elle-même et à l’acceptation du droit de la force, et peut-être M. Ducros aurait-il dû faire attention au sens profond de ce mot de Grimm qu’il cite : « La loi éternelle s’exécute toujours [même dans la société, car c’est de la société politique qu’il parle] et veut que le faible soit la proie du fort. » C’est le mot d’un pur « naturaliste » que le « naturalisme » n’a pas rempli de pitié. Et quant au rationalisme, il enseigne, si l’on veut, la philanthropie ; mais il l’enseigne très froidement. Il faut autre chose que la considération de l’ordre universel et des raisonnemens sur l’idée du bien pour inspirer à l’homme l’idée de sacrifice.

Non : on peut trouver dans l’Encyclopédie du naturalisme, du rationalisme et de l’humanité, et, par exemple, Diderot est naturaliste en ses écrits secrets jusqu’à l’abolition de toute morale, il est rationaliste dans ses écrits officiels, et il est homme sensible et de très bon cœur un peu partout et même dans ses actes. Mais ce n’est pas à dire qu’entre ces idées et sentimens, il y ait une généalogie et un parentage.

Le naturalisme a été l’esprit dominant à l’époque de la Renaissance, c’est à peu près vrai. L’idéalisme de la Réforme est venu après, comme suite si l’on veut, mais comme suite à titre de réaction et comme effet à titre de révolte furieuse. Le rationalisme est venu plus tard, comme un idéalisme mitigé, apaisé et tranquille, très contempteur encore du naturalisme et allié très naturel de l’idéalisme religieux. Et ensuite quelque chose a paru qui n’est pas très définissable. C’est la philosophie du XVIIIe siècle, qui est beaucoup plus une négation qu’une synthèse de tout ce qui la précède.

Elle n’est pas naturaliste ; car elle tient essentiellement à ce que l’homme soit gouverné par des idées ; elle n’est pas beaucoup plus rationaliste, quoiqu’elle le soit davantage : car elle fait appel continuellement au sentiment. En vérité, elle est très originale dans sa médiocrité. Elle n’est pas de force à embrasser en leur entier et à suivre jusqu’à leur terme les systèmes qui se sont produits avant elle. Elle s’arrête à un certain bon sens moyen, qu’elle soutient comme elle peut d’un appel et d’une confiance aux passions généreuses. De là une certaine valeur pratique que nous avons constatée et, dans le domaine des choses pratiques, une foule d’observations intéressantes et utiles et fécondes. C’est là sa très belle part, et pourquoi il n’en faut jamais parler qu’avec gratitude. De là aussi son impuissance à instituer une philosophie d’ensemble, une politique, ou une morale.

Tout au plus a-t-elle établi tant bien que mal une morale qui est strictement une morale sociale. C’est cette morale d’Helvétius, que M. Ducros analyse très bien et admire trop, et qui n’est qu’une « discipline sociale. » Elle consiste à aimer son pays jusqu’à se sacrifier pour lui, parce que…, parce qu’une bonne éducation vous a donné cette habitude. C’est une morale un peu fragile. Rien ne montre mieux la nécessité de l’idéalisme, sous forme religieuse ou sous une autre forme, que l’inanité pitoyable d’une morale qui prétend se passer de lui. L’homme qui se croit obligé par une religion, l’homme qui se croit obligé par sa « conscience, » l’homme qui se croit obligé par « l’honneur » est un idéaliste. Il rattache sa règle de conduite à quelque chose qui n’est point visible, qui n’est point palpable, qui n’est pas même un sentiment ni une passion, qui n’est pas même un raisonnement. À quoi donc ? À un je ne sais quoi de mystérieux. La morale est toujours fondée sur un mystère. Elle est toujours religieuse, même quand elle croit se séparer de toute religion ; car, dans ce cas, elle est une religion elle-même, quelque chose qui ne se prouve pas et qui se fonde sur soi-même. Il ne faut pas dire : « Ceux qui ne sont guidés que par la morale n’ont pas de religion ; » mais : « Tous ceux qui ont une vraie morale ont encore une religion. » La morale vraie, la seule puissante, est un reste dans l’homme de l’instinct religieux et le remplace. Ceux qui ont perdu toute trace même d’instinct religieux, ou n’ont point de morale du tout, ou en fabriquent une qui n’a aucune vertu.

On peut donc parler de la faillite philosophique, politique et morale de l’Encyclopédie. Elle a beaucoup moins pensé qu’elle ne l’a cru. Mais elle a réuni les connaissances humaines dans un tableau assez vaste, assez clair et très bien ajusté à la commune mesure des intelligences. Elle a été pénétrée d’un esprit d’humanité et de bienveillance pour les meurtris et pour les faibles, qui fait oublier bien des intolérances et des étroitesses. Elle a éveillé, non sans vigueur, l’attention des mauvais esprits, mais aussi des esprits justes, sur des abus crians et des iniquités détestables. Écoutée, elle eût peut-être épargné au pays des secousses effroyables dont nous souffrons encore et dont il est à craindre que nous ne cessions jamais de souffrir. Elle a fait une œuvre bonne et mauvaise, comme sont, à tout prendre, les meilleures des œuvres humaines. C’est assez pour en faire grand cas, outre que le prodigieux labeur des ouvriers qui y coopérèrent, rien que de soi, honore la France. C’est assez pour quelle méritât un historien appliqué, informé, diligent, intelligent et dévoué, et, quelques divergences qu’il puisse y avoir entre M. Ducros et nous, nous ne pouvons, tout compte fait, que le féliciter d’avoir été cet historien-là.

Émile Faguet