L’Enfance à Paris/08

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L’Enfance à Paris
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 818-853).
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L’ENFANCE À PARIS

VIII.[1]
SAINT-LAZARE, LE COUVENT DE LA MADELEINE ET LA MAISON CENTRALE DE CLERMONT.

C’est une loi bizarre, mais constante, de la statistique criminelle que les proportions varient beaucoup moins que les quantités ; c’est-à-dire que, si le nombre des infractions augmente ou diminue dans un pays, cette augmentation ou cette diminution se répartit presque toujours d’une façon à peu près égale par sexe, par âge et par profession. C’est ainsi que la criminalité a passé depuis trente ans en France par plusieurs phases d’augmentation ou de diminution successive sans que la proportion des femmes accusées ait sensiblement varié par rapport à celle des hommes. Cette proportion a toujours été, sur cent accusés, de seize ou dix-sept femmes, et de quatre-vingt quatre ou quatre-vingt-trois hommes. Chose curieuse, la relation est à peu près la même dans tous les pays de l’Europe. D’un relevé fait il y a quelques années, il résulte que, sauf en Russie et en Suède, le nombre des hommes accusés varie partout de quatre-vingts à quatre-vingt-cinq, et celui des femmes de vingt à quinze pour cent. Cette différence, qui est tout à l’honneur du sexe féminin, peut s’expliquer facilement par la vigueur moins grande des passions, par l’influence plus habituelle des sentimens religieux ; mais il est curieux d’avoir à constater que ces mobiles si divers agissent d’une façon si uniforme et si constante à travers les temps et les milieux.

Bien que le chiffre proportionnel des femmes accusées ou prévenues ne varie pas sensiblement en France d’une année à l’autre, ce contingent annuel se répartit par contre très inégalement sur les divers points du territoire. Le contingent fourni par les département ruraux est très faible, celui des grandes villes est plus considérable ; mais ici Paris et sa banlieue sont, comme toujours, au premier rang. Plus du sixième des femmes prévenues ou accusées est fourni par le département de la Seine. Dans ce chiffre, l’élément juvénile tient, comme pour les hommes une grande place. D’un relevé fait à ma demande sur le registre d’écrou de la prison de Saint-Lazare, il résulte que, du 1er janvier 1872 au 1er janvier 1878, 1,638 jeunes filles ou femmes âgées de seize à vingt et un ans ont été mises en état d’arrestation. À ce chiffre il faut ajouter celui de 1,646 enfans âgées de moins de seize ans qui ont été, pendant ce même laps de temps, arrêtées par les agens de la préfecture de police, ce qui porte en six ans à 3,284 le contingent féminin de la criminalité juvénile, soit environ 547 par an. Dans un contingent aussi nombreux figurent, comme on peut penser, des criminelles de toute sorte ; depuis des mendiantes, des vagabondes et des petites voleuses jusqu’à des filles qui ont tué leur amant, et des mères qui ont tué leur enfant. Dans ce triste monde en effet, tout se tient, tout s’enchaîne : la paresse, l’inconduite, le crime, et pour telle jeune fille qui comparaît sur le banc des assises, ayant trempé ses mains dans le sang, les premiers jours de sa corruption datent souvent du temps où, après avoir gagné quelques sous en courant avec un bouquet de violettes à la main après les passans séduits par sa gentillesse, elle passait le reste de la journée à jouer derrière les planches d’un enclos avec des garçons plus âgés qu’elle. Combien dans ce développement précoce de la criminalité l’inconduite joue un rôle prépondérant, on peut s’en faire une idée par ce détail : sur ces seize cent trente-huit femmes âgées de seize à vingt et un ans entrées dans la prison de Saint-Lazare, trente-cinq seulement étaient mariées, ce qui, pour qui connaît les mœurs populaires à Paris, veut dire que presque toutes les autres vivaient en état de débauche ouverte ou de concubinage. Je me suis au reste attardé assez longtemps dans mes études précédentes sur les causes du vagabondage et de la criminalité juvénile pour n’avoir pas à y revenir. Il ne me reste plus qu’à expliquer le traitement pénitentiaire auquel sont soumises ces victimes plus ou moins facilement vaincues des tentations et de la misère. Ce traitement varie naturellement suivant leur âge et leur situation légale ; c’est à Saint-Lazare que nous retrouverons les prévenues, quel que soit leur âge, les femmes âgées de plus de seize ans qui sont condamnées à moins d’une année d’emprisonnement, et les jeunes filles âgées de moins de seize ans qui sont condamnées ou envoyées en correction pour un temps n’excédant pas six mois. Les jeunes filles dont la détention doit excéder six mois sont réparties entre différentes maisons d’éducation correctionnelle dont une seule est située à Paris. Enfin les femmes âgées de plus de seize ans et condamnées à la peine d’une année d’emprisonnement ou à toute autre plus grave sont envoyées dans les maisons centrales et en particulier dans celle de Clermont. Nous visiterons successivement ces différens établissemens, sur le compte desquels il y a beaucoup à dire en bien comme en mal.


I

Ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de conduire mes lecteurs dans l’ancien couvent des lazaristes, où l’on montre encore avec respect l’oratoire de saint Vincent de Paul, et dont les hautes murailles enserrent aujourd’hui une population si différente de celle qu’elles abritaient autrefois. Mais, dans notre première visite, nous ne nous sommes introduits que dans cette portion de la maison qu’on appelle la deuxième section, et qui est affectée aux femmes détenues pour contravention aux règlemens sur la police des mœurs ou soignées dans l’intérêt de la santé publique. Nous allons cette fois pénétrer dans la prison proprement dite, qui contient trois quartiers, celui des prévenues, celui des condamnées, et le quartier d’éducation correctionnelle. Cet entassement sous un même toit de femmes et de jeunes filles appartenant à des catégories aussi différentes que celle des deux sections n’est pas un des moindres inconvéniens de la prison de Saint-Lazare. Au point de vue financier, on peut se demander s’il est tout à fait équitable que l’état supporte sur son budget la dépense municipale et hospitalière qu’entraîne l’exécution des arrêtés sur la police des mœurs. Au point de vue matériel, les femmes détenues dans la deuxième section occupent des locaux très bien aménagés, qui seraient indispensables pour installer d’une façon convenable les femmes renfermées dans la première. Enfin, au point de vue moral, ce mélange de toutes les catégories communique en quelque sorte aux unes quelque chose de la souillure des autres. Sans doute, la séparation entre ces diverses catégories est soigneusement maintenue ; mais les locaux sont insuffisans pour que cette séparation soit complète. L’usage du réfectoire est commun, ainsi que celui, de certains préaux, et il faut un règlement très ingénieux, à l’exécution duquel les sœurs de Marie-Joseph tiennent strictement la main, pour qu’une catégorie puisse succéder à l’autre, et pour que des allées et venues incessantes puissent s’opérer à travers le dédale des escaliers et des couloirs sans nombre de la vieille maison sans que des rencontres furtives aient lieu, que des conversations s’engagent, que des lettres soient échangées. Les sœurs arrivent-elles même à empêcher complètement ces communications interlopes ? Il serait téméraire de l’affirmer. Mais ce qu’aucune surveillance ne saurait empêcher, c’est la contagion morale de toutes ces misères, de toutes ces défaillances réunies sous un même toit, et séparées seulement par des murailles en quelque sorte transparentes qui n’arrêtent ni l’imagination, ni la contagion. « Si elles ne se voient pas, elles se sentent, » disait très justement une des sœurs à un membre de la commission d’enquête parlementaire, et on ne saurait trouver d’expression plus juste pour rendre l’effet nuisible de ce contact moral. Combien y en a-t-il parmi les prévenues et les condamnées, entraînées peu à peu au vol par la misère, qui ont dû regretter de ne pas s’être abandonnées à la vie de ces femmes de la deuxième section qu’elles savent, à deux pas d’elles, si bien soignées et nourries quand elles sont malades, et parmi ces femmes de la deuxième section qui ont tant d’occasions de voler, combien y en a-t-il chez lesquelles la terreur salutaire qu’inspire la prison s’est affaiblie après qu’elles ont deux ou trois fois franchi ce guichet qui leur est commun avec les prévenues et les condamnées. La prison de Saint-Lazare est donc le lieu d’une promiscuité morale, sinon matérielle, contre laquelle on ne saurait trop s’élever, et à laquelle je me réserve d’indiquer tout à l’heure le seul remède qui puisse être apporté.

Lors de ma dernière visite à Saint-Lazare, il y avait vingt-cinq prévenues et cinquante-sept condamnées de seize à vingt et un ans. Ce nombre est assurément assez considérable pour fournir les élémens d’un quartier de jeunes adultes. Quelque aménagement particulier leur a-t-il été réservé ? Aucun. Elles sont détenues en commun avec les prévenues ou les condamnées plus âgées et sous le régime de la promiscuité pure et simple. Tandis qu’à Mazas les hommes prévenus sont rigoureusement séparés de jour et de nuit, à Saint-Lazare les femmes prévenues sont enfermées, à certains jours on pourrait dire entassées dans deux salles communes, où elles travaillent assises sur de petites chaises basses, serrées coude à coude les unes contre les autres. Quelle est la raison de cette différence si profonde entre le régime des deux prisons ? Serait-ce que les effets de la promiscuité et de la contagion réciproque paraîtraient moins à redouter parmi les femmes que parmi les hommes ? C’est précisément le contraire. Il n’est personne qui ne sache et qui ne sente que, surtout dans la jeunesse, l’action des mauvaises influences s’exerce plus facilement encore sur les femmes que sur les hommes. La raison est tout simplement que Mazas est une prison relativement nouvelle qui a été construite pour l’application du régime cellulaire, tandis que Saint-Lazare est une vieille prison dont les aménagemens intérieurs ne se prêtent pas à la mise en pratique de ce régime. Ainsi c’est une question d’architecture qui dans un grand pays comme la France, et dans Paris la ville modèle, décide souverainement de cette question si grave : le rejet ou le maintien du régime cellulaire ou du régime en commun.

Le régime en commun une fois admis, une surveillance exacte permet-elle du moins d’empêcher entre détenues les conversations et les confidences ? Malgré la présence constante d’une sœur qui, assise dans une sorte de chaire, domine les rangs pressés des femmes, il n’en saurait être ainsi dans l’atelier des prévenues qui, travailleuses volontaires, peu façonnées à la discipline, moins complètement rompues à ses exigences que les condamnées, n’ont qu’une idée en tête : se conter l’une à l’autre leur affaire et s’interroger sur leur passé. Aussi ceux que l’exercice de leurs devoirs professionnels ont mis fréquemment en rapport avec les prisonnières de Saint-Lazare savent-ils parfaitement combien les prévenues sont informées de ce qu’on pourrait appeler les cancans de la maison, et combien il serait facile de se les faire raconter par elles dans leurs menus détails. Mais ce qu’il serait moins facile de savoir c’est à quel degré l’influence corruptrice des plus âgées s’exerce sur les plus jeunes, et combien le proxénétisme fait de recrues parmi les débutantes dans la carrière de la mendicité ou du vol.

La surveillance exercée sur les condamnées est peut-être un peu plus stricte. Les ateliers sont plus spacieux, les détenues moins entassées les unes sur les autres. Les condamnées de seize à vingt et un ans sont réparties un peu au hasard dans tous les ateliers, mais employées de préférence dans l’atelier de couture à la mécanique, occupation qui exige de bons yeux et une certaine vigueur. Dans cet atelier l’activité du travail, auquel on a le droit de contraindre les détenues et le bruit incessant des machines opposent peut-être un certain obstacle aux communications constantes. Mais là où condamnées aussi bien que prévenues retrouvent toute facilité de s’épancher, c’est au dortoir. Les dortoirs de Saint-Lazare n’ont rien qui rappelle ces grands dortoirs des maisons centrales, éclairés toute la nuit, où d’un coup d’œil jeté par le carreau de sa chambre, la religieuse chargée de la surveillance peut voir tout ce qui se passe. Sauf une grande salle commune réservée aux femmes détenues administrativement, les dortoirs de Saint-Lazare sont de véritables chambrées : de garni installées dans les anciennes cellules des lazaristes qui peuvent contenir chacune de trois à quatre lits. Les détenues remontent dans ces cellules à sept heures et demie du soir. Jusqu’à neuf heures et demie, une certaine décence extérieure est maintenue par la surveillance de la sœur qui fait la ronde dans le couloir éclairé. Mais à neuf heures et demie les sœurs se couchent, les lumières sont éteintes, et je laisse à penser ce que cette intimité forcée d’une étroite et obscure chambrette favorise de dangereuses confidences. La seule précaution qui soit prise contre les périls de cette intimité, c’est, lorsqu’il y a parmi les prévenues ou les condamnées de droit commun quelques filles inscrites à la police, de les enfermer dans la même cellule. Mais il ne faudrait pas croire que celles-ci soient beaucoup plus perverties que les autres, et les sœurs ne parlent qu’en rougissant des propos qu’elles surprennent parfois et sont obligées de réprimer dans la bouche des femmes mariées ou des jeunes filles. Que serait-ce si une surveillance plus fortement organisée au moyen de rondes de nuit leur permettait de saisir sur le fait quelques-uns de ces désordres sans nom qui n’échappent pas seulement à leur connaissance, mais qui dépassent peut-être leur imagination !

La seule portion du quartier des adultes de Saint-Lazare où se réfugie une certaine moralité relative, c’est le quartier dit des nourrices. Un des spectacles qui dans cette prison étonne et attriste le plus les visiteurs, c’est celui de deux grandes salles, qui, sauf l’étroitesse des lits et l’insuffisance de l’aération, rappellent à s’y méprendre ce qu’on nomme dans les hôpitaux les salles de crèche. Auprès de chaque couchette est placée un petit lit ou plutôt un berceau. Quelques femmes se promènent, cherchant à apaiser les cris d’un enfant au maillot. D’autres allaitent, assises auprès de la cheminée. De ci, de là, des enfans un peu plus grands jouent ou trottinent dans le dortoir. C’est assurément un spectacle qu’on s’attend peu à trouver sous le toit d’une prison, et dont la singularité a besoin d’explication. La préfecture de police, qui administre, on le sait, les prisons de la Seine, a adopté la très tolérante et humaine habitude de permettre aux femmes prévenues ou condamnées qui ont des enfans en bas âge de les garder avec elles. À la vérité l’état se charge ici d’une dépense d’entretien qui en stricte justice devrait tomber à la charge de l’Assistance publique et du département de la Seine, puisque ces enfans devraient être d’abord déposés provisoirement à l’hospice des Enfans assistés, puis, au bout de six mois, immatriculés comme enfans abandonnés. Mais il n’y a pas lieu de regretter cette substitution de l’état à l’Assistance, puisqu’elle a pour but et pour résultat de conserver l’enfant à sa mère. Cette tolérance a cependant un terme. Si l’enfant atteint l’âge de trois ans avant que la mère ait purgé sa condamnation, l’enfant lui est enlevé, car il ne serait pas possible de faire de la prison une école, et cette séparation amène parfois des scènes d’autant plus douloureuses que dans la triste solitude de sa prison, privée de tous les intérêts et de tous les plaisirs, la mère s’est davantage attachée à l’enfant. Mais plus la séparation aura été pénible, plus la mère, au lendemain de sa libération, tendra à la faire cesser, et telle femme qui aurait peut-être avec insouciance laissé son enfant à la charge de la charité publique fera pour se rapprocher de lui des efforts désespérés, parce que dans l’obscur dortoir de Saint-Lazare elle aura guetté son premier sourire et le premier rayon de ses yeux.

On s’attend à éprouver une sorte de soulagement lorsqu’on passe du quartier des condamnées ou des prévenues adultes de Saint-Lazare dans celui affecté aux jeunes filles âgées de moins de seize ans dont l’entrée s’ouvre dans une cour à part. On espère qu’on va se trouver enfin en présence d’une installation plus satisfaisante et qu’on n’aura plus à lutter contre ce découragement intérieur qui vous saisit devant cette agglomération de vices que renferme la salle commune d’une grande prison. Lorsqu’on est parvenu au sommet des quatre étages qu’il faut gravir pour arriver au quartier correctionnel, le premier coup d’œil n’a rien qui soit trop défavorable. Les jeunes filles, toujours en petit nombre (à une dernière visite il n’y en avait que dix-sept), travaillent dans une salle claire et bien aérée, assises sur de petites chaises suffisamment éloignées les unes des autres pour rendre sinon impossible, du moins difficile toute conversation. Deux sœurs et une converse, sans parler d’une maîtresse de couture, exercent sur elles une surveillance constante. Elles ont un réfectoire distinct qui leur sert aussi de salle d’école et où elles passent chaque jour quelques heures assurément bien employées. Mais les cellules où elles couchent sont de véritables niches, glaciales en hiver, et ne recevant un peu d’air et de lumière que par un corridor dont elles sont séparées par un treillage en fer. Chaque cellule contient deux lits, rarement, il est vrai, occupés en même temps. Le préau, où elles passent le temps de la récréation, leur est commun avec les insoumises, et, bien que les unes et les autres s’y succèdent à des heures différentes, je ne voudrais pas répondre que jamais un bout de papier laissé dans un coin de la cour n’ait établi entre les deux quartiers de la maison qu’on devrait mettre le plus de soin à séparer un échange de communications illicites.

L’aspect de toutes ces jeunes filles, uniformément revêtues d’un costume disgracieux et d’un petit bonnet de droguin, est contraint, mais décent. Ne regardez cependant pas trop attentivement en face l’une d’elles, la première venue. Avant qu’elle ait baissé la tête d’un air hypocrite, un sourire équivoque aura passé sur sa figure, ou peut-être soutiendra-t-elle votre regard d’un air narquois et effronté. Si vous interrogez la sœur qui depuis quatre ans est chargée de la direction de ce quartier, elle vous répondra en soupirant : « Nous les gardons si peu de temps ! » La prison de Saint-Lazare, qui d’après sa classification légale est une maison d’arrêt départementale, ne doit en effet recevoir, aux termes de la loi de 1850 sur l’éducation correctionnelle, que des jeunes filles prévenues et des jeunes filles condamnées ou envoyées en correction pour six mois ou au-dessous. Je voudrais que les magistrats qui, par un sentiment d’humanité mal entendue, remettent ces jeunes filles en liberté après quelques jours de détention ou ne les condamnent qu’à des peines légères, je voudrais, dis-je, que ces magistrats eussent quelquefois la curiosité de causer avec ces sœurs pour qui la sentence rendue par eux du haut de leur siège se traduit en une réalité pratique. Ils apprendraient de leur bouche combien elles se tiennent pour assurées, lorsqu’après une instruction qui a duré trois ou quatre jours elles remettent une petite vagabonde ou une petite mendiante entre les mains de ses parens, de la voir revenir avant peu riche de quelques semaines de plus d’expérience mauvaise, et combien est illusoire toute tentative pour moraliser ces natures déjà viciées lorsque cette tentative ne dure que peu de mois. Mais au moins faudrait-il que durant ces quelques mois elles fussent placées dans des conditions aussi favorables que possible. Transplantées en quelque sorte hors de l’atmosphère où elles ont vécu et soumises à une action disciplinaire énergique, peut-être la brusquerie de cette secousse parviendrait-elle à produire sur elles une impression dont la vivacité suppléerait à l’action du temps. Il n’en est rien. La prison de Saint-Lazare est située, comme chacun sait, en plein Paris, à l’angle du faubourg Saint-Denis et de l’un des nouveaux boulevards. les rumeurs, les bouffées de la rue dans le ruisseau de laquelle elles ont la plupart traîné, montent jusqu’à ces jeunes filles et rien ne les empêche, en jetant un coup d’œil furtif par la fenêtre de l’atelier, d’apercevoir le va-et-vient des voitures et des passans. Dans cette maison, dont on a pu dire que les murailles suintaient la luxure et dont la destination multiple n’a point de secret pour elles, elles sont en quelque sorte baignées dans une atmosphère chargée d’une corruption contagieuse. Pendant que la sœur leur prêche la nécessité du travail et s’efforce de leur en faire prendre l’habitude, elles savent qu’à deux pas d’elles il y a des femmes oisives qui remettront demain leurs robes de soie et reprendront cette existence de plaisir lucratif dont elles n’aperçoivent en rêve que le côté brillant sans en connaître les amertumes, les rudesses et la fin. Quoi d’étonnant que ces ambitions malsaines exercent sur leur imagination plus d’empire que les austères conseils des sœurs, et qu’après avoir été pendant deux ou trois mois tiraillées entre ces deux influences contraires, après avoir traversé peut-être d’impuissantes velléités de retour au bien, elles suivent de nouveau leur pente, lorsque, rendues à la liberté et trop souvent à des familles corrompues, elles se retrouvent aux prises avec des tentations devant lesquelles elles ont déjà succombé ? Aussi ces jours de départ sont-ils jours de grande tristesse pour les sœurs, qui leur disent moins adieu qu’au revoir, et cette tristesse est plus poignante encore lorsqu’il leur faut, ainsi que cela arrive parfois, se séparer de quelque petite fille qui, habituée depuis son enfance aux brutalités d’un père ivrogne ou d’une mère débauchée, pleure lorsque ses parens viennent la réclamer, et se cramponne au tablier des sœurs, en disant qu’elle ne veut pas les quitter.

Quel remède y a-t-il moyen d’apporter à la promiscuité de Saint-Lazare ? Un seul : démolir la prison. Il y a quinze ans qu’il en est question, et le premier coup de pioche n’est pas près d’être donné. Mais lorsqu’on aura pris enfin ce parti inévitable, il faudra bien se garder de reconstruire une prison nouvelle sur le même emplacement, et cela pour deux raisons : la première, c’est que les 28,000 mètres de terrain qu’occupe la prison de Saint-Lazare représentent un capital considérable dont la réalisation diminuerait d’autant les frais de la construction nouvelle ; la seconde, c’est qu’il est mauvais d’établir une prison de cette nature dans des quartiers commerçans et populeux. Ce va-et-vient constant de la préfecture de police à la prison et de la prison à la préfecture, ces charrettes de femmes qui arrivent et partent journellement et qu’on embarque ou débarque presque sous les yeux de la population honnête du quartier, tout cela excite une curiosité malsaine et n’offre que trop de facilité au développement de la corruption. Il faut reléguer cet exutoire d’une grande ville dans les régions réservées aux établissemens insalubres. Mais lorsqu’on édifiera la nouvelle prison sur quelque terrain solitaire, il faudra veiller avec soin à ce que des raisons d’économie et la pensée de diminuer les frais généraux d’administration ne fassent pas réunir sous le même toit les condamnées de droit commun, les femmes détenues administrativement et le quartier d’éducation correctionnelle. Quelque précaution qu’on prenne pour distinguer de nom et de fait les différens quartiers de cette même prison, il y aura toujours dans leur rapprochement des inconvéniens sans nombre. Aujourd’hui, lorsque dans un milieu populaire on dit d’une jeune fille : « Elle a été à Saint-Lazare, » il en résulte pour elle une souillure ineffaçable, et personne ne prend souci de s’informer si elle a été enfermée dans la deuxième section avec les prostituées ou dans le quartier d’éducation correctionnelle. Il en sera de même pour celles qui auront passé par la prison nouvelle, quand bien même on devrait prendre la précaution tout à fait illusoire de faire pour le quartier correctionnel une entrée à part. D’ailleurs l’existence même de ce quartier, dont la population normale est si peu nombreuse, est-elle bien nécessaire ? Ne serait-ce pas le cas d’ouvrir pour les jeunes prévenues une de ces maisons de réception dont j’ai déjà parlé, qui leur épargnerait en cas d’acquittement l’inutile flétrissure de la prison ? Quant à celles qui seraient condamnées ou envoyées en correction pour un temps même inférieur à six mois, il serait facile de les repartir entre les établissemens d’éducation correctionnelle qui sont situés à Paris même ou dans les environs. On pourrait, en procédant de cette façon, faire disparaître dès aujourd’hui et sans attendre la construction de la prison nouvelle le quartier correctionnel de Saint-Lazare et, de toutes les réformes qu’on peut proposer, ce serait dans l’état actuel des choses la plus radicale et la seule efficace.


II

C’est une justice à rendre à la préfecture de police qu’elle n’a jamais entretenu aucune illusion sur les résultats de l’éducation donnée dans le quartier correctionnel de Saint-Lazare. Aussi s’est-elle constamment efforcée de diminuer le nombre des pensionnaires de ce quartier. Saint-Lazare recevait autrefois un assez grand nombre de jeunes filles détenues par voie de correction paternelle. Un traité récent passé avec la communauté des Dames de la Charité du Refuge oblige aujourd’hui cette communauté à recevoir les jeunes filles de la correction paternelle, moyennant une subvention de 60 centimes par jour, jusqu’à concurrence de 120. Ce chiffre n’a jamais été dépassé ; mais il est souvent atteint, car ce procédé de la correction paternelle est entré assez profondément dans les mœurs de la population parisienne, et tel père de famille qui déclame contre les empiétemens du cléricalisme n’est pas fâché de savoir que l’enfant dont il n’a pu venir à bout sera placé pendant deux ou trois mois sous l’influence des sœurs. Notons cependant que depuis quelques mois il est fait un usage beaucoup moins fréquent de la correction paternelle, comme si l’action de l’autorité avait subi un relâchement à tous les degrés auxquels elle s’exerce. J’ai déjà, en parlant des différens refuges de Paris, signalé l’existence de cette communauté, plus connue sous le nom de Couvent de la Madeleine ; mais mes lecteurs éprouveront peut-être quelque curiosité d’en connaître les aménagemens intérieurs, d’autant plus que le nombre des hommes qui en ont franchi le seuil n’est pas très considérable. Ce n’est pas un des contrastes les moins saisissans de Paris que l’existence, en plein quartier latin, en plein royaume des étudians et des grisettes, de ce couvent rigoureusement cloîtré auquel ses hautes murailles extérieures, à peine percées de quelques jours de souffrance sur la rue Saint-Jacques et la rue Gay-Lussac, donnent l’aspect d’une prison. Avant d’y être admis, j’ai dû attendre quelques instans dans un petit parloir sur les murailles duquel sont inscrites des sentences sévères, assurément bonnes à méditer, même pour le visiteur, et parlementer à travers un double grillage en fer avec deux sœurs dont la robe blanche et le long voile noir rappellent le costume des augustines de l’Hôtel-Dieu. Mais je dois dire qu’une fois le but de ma visite exposé et des justifications bien naturelles fournies, j’ai trouvé, comme au reste dans toutes les maisons religieuses, un accueil exempt de petitesses, et des facilités sans réserve pour visiter dans tous ses détails une maison dont on a bien raison d’éloigner les curiosités frivoles. Celles qui viennent y chercher un refuge contre leurs propres faiblesses et contre les tentations du dehors ont en effet le droit d’y trouver également un abri contre des investigations indiscrètes.

La plus grande partie des bâtimens de l’ancien monastère des Visitandines, qui depuis le commencement du siècle sert d’asile à la pénitence, est affectée aux pensionnaires du refuge dont le nombre s’élève à près de trois cents. Les dispositions intérieures de ces vieux bâtimens, où l’on se perd dans un dédale d’escaliers, de dortoirs, de salles de travail, se prêtent à merveille à l’établissement et au maintien des catégories multiples qu’il est nécessaire d’établir dans une population incessamment renouvelée. Lorsqu’on a l’œil un peu fait à l’observation des misères morales, on pourrait presque, et malgré l’uniformité du costume, discerner au visage de ces détenues volontaires ; la catégorie à laquelle elles appartiennent. Dans la division des arrivantes, ce que les physionomies expriment le plus souvent, c’est tantôt une résolution sombre et un peu hagarde, tantôt une sorte d’affaissement et de stupeur. C’est la classe la plus difficile à tenir. Parfois, par un jour de beau soleil, un vent de révolte semble souffler sur toutes ces jeunes têtes. Le travail incessant auquel on les astreint comme au plus puissant des remèdes contre les souvenirs et les rêves cesse tout à coup de leur paraître supportable, les exercices religieux les rebutent, la discipline leur pèse. Puis toute cette fermentation tombe comme par enchantement ; le calme renaît, et elles se mettent à chanter des cantiques avec zèle. C’est aussi la classe où l’on reste le moins longtemps et où les visages nouveaux se succèdent le plus rapidement. Telle jeune fille qui sera venue sonner la veille au soir à la porte du couvent, pleurant et suppliant qu’on la protège contre quelque danger inconnu, s’en va le lendemain matin sans même dire son nom et sans que ni exhortations ni prières puissent la retenir. Par contre, celles qui sont demeurées un certain temps dans cette division d’épreuve, et dont les dispositions paraissent sincères, sont admises presque toutes dans une autre division dite des repasseuses à neuf, dont le travail subvient en grande partie aux dépenses de la maison. Dans cette classe, l’expression dominante est une sorte de mélancolie résignée ; la figure est triste, le regard absent ; on sent que le repentir n’a pas chassé le regret et que, si leurs yeux sont constamment frappés par ces mots inscrits sur la muraille « ô éternité ! » c’est encore vers le temps passé que se reporte le plus souvent leur pensée. Après y avoir fait un séjour plus ou moins long, bon nombre de ces pénitentes en sortent, les unes pour retourner dans leurs familles avec lesquelles on les a réconciliées, les autres pour entrer dans quelque place qu’on leur a procurée. Mais quelques-unes redoutent de franchir ce seuil protecteur et d’engager à nouveau avec les tentations de la vie une lutte dans laquelle elles ont déjà succombé. Pour celles-là, une classe spéciale a dû être créée : celle de la grande persévérance, qui renferme l’élite morale de la maison et qui constitue dans son sein une sorte de tiers-ordre. Une règle absolue et qui est suivie avec une égale rigidité dans toutes les communautés religieuses ne permet à aucune pensionnaire, si purifiée qu’elle soit par le repentir, de prendre le voile dans la maison où elle est entrée comme pénitente. Mais rien ne fait obstacle à ce qu’elle s’engage vis-à-vis d’elle-même par des vœux intérieurs dans la stricte observation desquels elle trouve la paix. Dans cette division, une sorte de joie mystique règne sur les physionomies. C’est la seule où j’aie vu sourire.

La direction de cette partie de la maison qui est consacrée aux pénitentes donne beaucoup moins de souci aux sœurs que le quartier de la correction paternelle. Il est difficile de trouver dans la jeunesse parisienne quelque chose de plus rebelle que ces jeunes filles qui ont engagé de bonne heure la lutte avec l’autorité de leurs parens et vis-à-vis desquelles ceux-ci ne font point usage de ce moyen extrême de coercition sans qu’elles aient auparavant lassé leur patience par plus d’une irrémédiable escapade. Pour triompher de ces résistances, les sœurs ne disposent que d’un temps à leurs propres yeux insuffisant. La durée la plus longue de la correction paternelle est de six mois ; mais il est rare que des parens requièrent du président du tribunal la détention de leur enfant pour plus de deux ou trois mois. Que faire avec une enfant qu’on est obligé de remettre en liberté au moment même où sa nature opiniâtre commençait peut-être à se briser et à s’assouplir ? Le grand nombre de ces jeunes filles a dû faire établir entre elles deux divisions, dont le principe avait été d’abord la différence d’âge. Mais l’expérience n’a pas tardé à révéler aux sœurs que cette différence ne donnait que des indications trompeuses et que les plus jeunes étaient souvent les plus perverties. La division actuelle est établie d’après le temps plus ou moins long qu’elles ont passé dans la maison. C’est la physionomie des nouvelles arrivées qui est la plus intéressante à observer. Rien m’est moins sympathique que l’aspect de ces jeunes filles de quatorze ou quinze ans, au regard effronté ou hypocrite, dans les yeux desquels on lit un mélange d’astuce et d’opiniâtreté. Les jeunes détenues des colonies correctionnelles qui ont été condamnées pour vagabondage ou pour vol ont souvent une physionomie plus franche. Malgré tant d’obstacles, les sœurs finissent cependant par acquérir sur ces enfans une certaine influence que leur principale préoccupation est de prolonger. Aussi ont-elles ouvert comme annexe de la correction paternelle une classe dite de petite persévérance où elles conservent de leur plein gré, et avec le consentement de leurs parens, celles dont la réforme morale n’est pas encore accomplie. Grâce à l’institution de cette classe, pour l’entretien de laquelle la maison ne reçoit aucune subvention, d’assez bons résultats peuvent être obtenus. Mais pour celles qui ont été retirées par leurs parens à l’expiration de leur temps de correction, les sœurs ne font guère foi sur la transformation plus ou moins apparente qui a pu s’opérer en elles, et le profit le plus certain que quelques-unes en retirent est peut-être de savoir à quelle porte elles pourront venir frapper, si l’heure du repentir sonne quelque jour pour elles.

Ajoutons, pour n’omettre aucune des divisions, qu’un quartier spécial, absolument séparé du reste de la maison et qui constitue en quelque sorte une clôture dans la clôture, est réservé aux jeunes filles, originaires de familles aisées qui, malgré leur éducation supérieure, n’auraient point échappé cependant à des chutes que la grossièreté de leur milieu rend plus excusables chez des filles du peuple. À ces jeunes filles, pour qui les parens paient un prix de pension plus ou moins élevé, un régime alimentaire plus délicat est assuré et on les emploie (car le travail est toujours le grand remède) à des travaux de guipure et de broderie. Dans ce pavillon spécial, quelques chambrettes propres et gaies, dont les fenêtres s’ouvrent sur le vaste jardin du couvent, sont préparées pour servir inopinément de refuge à quelqu’une de ces catastrophes morales qui viennent bouleverser les existences les plus brillantes, et dans l’une de ces chambrettes une prévoyance intelligente a placé à tout hasard un piano. C’est ainsi qu’en prévision des formes et des séductions multiples du vice la charité chrétienne a multiplié aussi ses consolations et ses remèdes. Aussi lorsqu’on visite cette maison singulière, dont l’aspect extérieur n’a pas sensiblement changé depuis qu’elle a reçu au XVIIe siècle la visite de sainte Chantal, lorsqu’on voit dans le vaste jardin les sœurs se promener solitaires avec un livre à la main, et rabattre à votre passage leur épais voile noir, on se demande si l’on est bien en pleine Babylone, en plein temps de la guerre au cléricalisme, et ce qu’il adviendrait de cette population paisible le jour où l’ennemi triomphant chasserait de leur asile les soixante-dix sœurs dont quelques-unes n’ont peut-être pas mis le pied dans la rue depuis quarante ans.

Les jeunes filles qui sont condamnées ou envoyées en correction pour plus de six mois sont réparties entre les différentes maisons d’éducation affectées aux filles. Le régime de ces maisons est assez uniforme, car elles sont toutes, sauf la maison de Villepreux, dirigées par des congrégations religieuses, et je ne crois pas beaucoup au succès des tentatives qu’on ferait pour les placer sous une autre direction. Ce n’est pas qu’on ne puisse trouver individuellement chez quelques directrices laïques des garanties d’intelligence et de moralité, mais dans un pays comme le nôtre, où les ordres religieux ont pris un grand développement, le nombre des femmes assez libres de leur temps pour se consacrer complètement à l’éducation des enfans vicieux, assez charitables pour le faire dans un esprit de dévoûment, et qui auront tenu cependant à conserver l’indépendance de la vie séculière, sera toujours infiniment petit. D’ailleurs les essais qui ont été faits jusqu’à présent pour placer les établissemens d’éducation correctionnelle sous la direction de laïques n’ont pas donné d’heureux résultats. Sur trois établissemens ainsi dirigés dans ces derniers temps, deux ont dû être fermés, l’un parce que la directrice avait été compromise dans une affaire fâcheuse, l’autre parce qu’il avait été impossible de maintenir l’harmonie et le bon accord dans le personnel dirigeant, et le troisième végète dans des conditions qui ne pourront peut-être pas toujours durer. Jusqu’à nouvel ordre les partisans de l’enseignement laïque feront donc bien de porter d’un autre côté leurs efforts et leurs revendications.

Une autre cause d’uniformité dans le régime de ces établissemens tient à l’exécution trop littérale de la loi de 1850, qui prescrit d’employer ces jeunes filles à des travaux de leur sexe, c’est-à-dire, dans la pensée évidente du législateur, à des travaux intérieurs et sédentaires. Ainsi, par abus de l’esprit de réglementation et de système, la loi de 1850 a prétendu du même coup faire des agriculteurs avec les garçons des villes, et des couturières avec les filles de la campagne ; double prétention également irréalisable. Heureusement une certaine réaction a fini par s’opérer dans la pratique, et il y a aujourd’hui des établissemens, tels que l’atelier-refuge de Rouen, la maison de Sainte-Anne-d’Auray en Bretagne et d’autres encore, où les jeunes filles sont employées aux travaux du jardinage ou de l’agriculture. Mais ce ne sont point là des occupations auxquelles il faille employer les petites Parisiennes, à moins qu’elles ne soient orphelines et qu’elles n’aient été prises en bas âge, ce qui permettrait d’espérer qu’elles ne tendraient pas fatalement à revenir à la ville. Aussi doit-on se féliciter qu’il y ait à Paris même une maison où l’on peut donner aux jeunes filles originaires de la ville l’éducation qui leur convient. C’est dans celle-là que nous pénétrerons.

La maison d’éducation correctionnelle qui est située rue de Vaugirard à l’angle de la rue de Rennes porte sur les statistiques officielles le nom de Société de patronage de la Seine. Il est impossible de trouver un nom mieux choisi et qui exprime plus exactement le but véritable de l’œuvre en écartant toute pensée de flétrissure. Mais les jeunes filles que la Société patronne ne lui en sont pas moins confiées par un jugement régulier, et leur entrée dans la maison n’a rien de volontaire. L’établissement est de date assez ancienne et a été reconnu comme œuvre d’utilité publique en 1836. La fondation en est due à Mme de Lamartine et à la marquise de Lagrange, et la direction de l’œuvre est demeurée jusqu’à sa mort entre les mains d’une femme de bien, Mme Lechevallier, inspectrice générale des maisons d’éducation correctionnelle, dont une affection fidèle conserve encore dans la maison le souvenir et la tradition. Malgré cette ingérence laïque, au moins quant à l’habit, la maison est dirigée par des sœurs de Marie-Joseph qui, par l’étendue des relations et des ressources dont dispose leur ordre, ont plus d’un moyen de venir en aide aux enfans qui s’en remettent à elles du soin de leur avenir. La dernière supérieure de la Société de patronage avait dirigé pendant vingt-six ans la maison où elle est morte, et je laisse à penser si le cœur et l’existence des petites Parisiennes avaient pour elle des secrets. C’est un ancien couvent de carmélites, dont la chapelle est encore intacte avec son ancien luxe, qui donne aujourd’hui asile à ces enfans de la rue. Peut-être même la vétusté des bâtimens, qui auraient un singulier besoin d’être blanchis, et l’exiguïté de certaines dispositions intérieures ne rendraient-elles pas cette installation très satisfaisante au point de vue hygiénique, si un vaste jardin en plein midi, qui s’étend jusqu’à la rue de Rennes, ne laissait arriver dans les principales pièces de la maison l’air et le soleil. La maison peut contenir cent vingt pensionnaires. À ma dernière visite, il y avait encore une vingtaine de lits vacans que j’aurais bien voulu voir remplis par les jeunes filles que j’avais laissées à Saint-Lazare. Dans ce grand nombre d’enfans, une seule division est opérée, dont le principe est assez délicat. Quoique ces jeunes filles aient toutes moins de seize ans, il en est un certain nombre qui, dans les hasards de leur vie vagabonde, ont subi quelque flétrissure irréparable. Pour le constater, on ne s’en rapporte pas uniquement aux renseignemens qui accompagnent leur entrée dans la maison, ou à leur propre aveu, et une fois cette certitude obtenue, on les tient soigneusement séparées des autres enfans à l’atelier, au réfectoire, au jardin. Je connaissais à l’avance le principe de cette division introduite par Mme Lechevallier, et j’avais, je l’avoue, l’esprit un peu prévenu contre elle, me demandant si, le jour où les enfans avaient franchi le seuil de la maison, tous les souvenirs de leur douloureux passé ne devaient pas être également effacés. Je suis un peu revenu sur cette impression en étudiant de près la physionomie des enfans des deux quartiers. Dans l’un de ces quartiers, l’aspect n’est pas, sauf la présence de certaines physionomies sournoises et obstinées, très différent de celui d’un pensionnat populaire. Les visages sont gais, un mot les fait rire ; il semble qu’elles n’aient rien derrière elles qui soit honteux ou secret. Il n’en est pas de même dans l’autre quartier où l’on ne peut voir sans une tristesse mélangée d’indignation des enfans qui ont à peine douze ans. L’expression du visage est moins ouverte, beaucoup ont dans la figure quelque chose de triste et d’irréparablement flétri, et cette comparaison m’a fait mieux comprendre que Mme Lechevallier, dont l’expérience avait fait établir cette division (ignorée au reste des enfans quant à son principe) redoutât des unes aux autres les communications et les confidences. Cette séparation est surtout rigoureusement observée au jardin ; mais, pour la maintenir, point n’est besoin de faire alterner les heures de récréation. Les deux divisions sont lâchées en pleine liberté à droite et à gauche d’une double rangée de bancs, et la promenade constante d’une sœur le long de cette barrière fictive suffit pour faire respecter la séparation.

C’est une des particularités de cette maison, comme au reste de toutes les maisons religieuses, que la facilité avec laquelle l’obéissance y est obtenue. Pour maintenir l’ordre et la soumission dans cette population de petites rôdeuses, dont quelques-unes sont devenues de grandes filles, il suffit de punitions enfantines : un fichu retourné, un bonnet mis d’une certaine façon ; la cellule de punition n’existe plus guère qu’à l’état de moyen d’intimidation. Mais ce qui a un grand empire sur les enfans, ce sont les récompenses distribuées sous forme de cordons bleus, verts ou rouges dont l’attribution est fort enviée. Ce goût si français de la décoration se retrouve partout, même parmi les jeunes détenues. Ces petits moyens plus ou moins ingénieux ont peut-être cependant moins d’efficacité que l’influence personnelle des sœurs et leur action ferme et douce qui fait bientôt plier les plus rebelles. Il y a quelques années, une jeune fille qui était en prévention à Saint-Lazare avait dû être transportée à l’hôpital de Lourcine pour y être soignée d’un assez triste mal. Elle n’avait pas tardé à mettre en révolution la salle où elle avait été reçue. Directeur, internes, surveillantes laïques, personne ne pouvait en venir à bout, et son départ était demandé à cor et à cri. Après sa condamnation, elle fut confiée à la Société de patronage, et comme au bout de quelque temps le directeur de l’administration pénitentiaire s’informait si les sœurs avaient pu en venir à bout, il fut étonné d’apprendre qu’après quelques jours écoulés elle s’était pliée à la règle de la maison et ne se signalait par aucun acte d’insubordination.

L’organisation très active du travail vient également en aide au maintien de la discipline. Cette activité est nécessaire pour faire vivre la maison, car ce n’est pas avec la subvention de 60 centimes par jour et par tête d’enfans qu’elle pourrait couvrir ses frais, lorsque cette subvention suffit à peine à des maisons situées en province. La principale occupation des jeunes filles consiste en des travaux de couture fine qui sont livrés à des maisons de confection et payés fort cher en raison de leur perfection. On s’efforce cependant, bien que moins complètement que cela ne serait peut-être désirable, de faire passer les jeunes filles avant leur sortie par tous les services de la maison : raccommodage, buanderie et cuisine. Aussi, au lieu de faire de toutes ces jeunes filles d’éternelles couturières destinées à se faire les unes aux autres dans un métier peu lucratif une concurrence ruineuse, l’œuvre parvient-elle à en placer un certain nombre comme servantes dans des familles sûres, et ce ne sont pas les demandes qui font défaut. La tâche de l’éducation n’est pas en effet considérée comme terminée lorsque l’enfant quitte la maison où elle a été élevée. Aucune ne sort sans qu’il ait été pourvu à son placement, à moins qu’elle ne soit réclamée par sa famille, et il est triste d’avoir à dire que ce sont celles-là que les sœurs voient partir avec le plus d’inquiétude. Quant aux jeunes filles qui sont placées en service domestique ou dans des maisons de confiance, une visiteuse attachée à l’œuvre est chargée de demeurer en relations constantes avec elles et de s’enquérir de leur conduite. Au besoin la supérieure intervient elle-même pour adresser à la jeune fille les admonestations nécessaires et pour solliciter en même temps l’indulgence d’une maîtresse ou d’un patron. C’est cette continuité des relations et cette facilité d’assistance qui doivent en matière d’éducation correctionnelle faire donner la préférence aux ordres non cloîtrés. Mais cette surveillance, ce patronage incessant ne suffit pas, et pour resserrer encore les liens qui unissent les jeunes libérées aux maîtresses de leur enfance, la Société met en œuvre un moyen d’action puissant autant qu’ingénieux. Pendant leur séjour dans la maison, les jeunes filles sont astreintes à une tâche quotidienne qui est en quelque sorte l’acquit de leur dette vis-à-vis de la maison ; tout ce qu’elles font au-dessus de cette tâche est pour leur propre compte et sert à leur constituer un petit pécule. Mais ce pécule ne leur est pas remis au fur et à mesure ; la Société le place en leur nom à la caisse d’épargne et leur remet un livret. Lorsqu’elles sortent de la maison, on s’efforce, par des exhortations presque toujours écoutées, de les déterminer à laisser ce livret entre les mains de la Société, et on leur fait promettre d’apporter à la supérieure toutes les économies qu’elles pourront réaliser sur leurs gages ou leurs salaires. « Mes enfans, nous voulons faire de vous des rentières, » leur dit-on, lorsque, pour la première fois, on leur expliqua ce système, mis en pratique depuis quelques années seulement, et pour quelques-unes cette parole ambitieuse finira par devenir une réalité.

Ce système présente assurément beaucoup d’avantages. Sur soixante jeunes filles libérées pendant ces trois dernières années, trois seulement sont tombées en récidive, et c’est là un chiffre qui doit nous paraître très faible quand on songe qu’il s’applique à des petites Parisiennes, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus corrompu en France. L’organisation de la Société de patronage, qui tient un rang très honorable parmi nos établissemens d’éducation correctionnelle, peut donc sur certains points servir de modèle à beaucoup d’autres. Peut-être cependant pourrait-on imaginer mieux encore. Ce que je voudrais voir fonder, à Paris surtout, où l’on aurait pour cela toute sorte de facilités, ce serait un établissement où l’on ne garderait pas les jeunes filles jusqu’à l’expiration de leur temps de correction, mais où l’on s’efforcerait au contraire de les placer le plus tôt possible en liberté provisoire, soit en service domestique, soit dans des ateliers bien choisis qu’elles quitteraient chaque soir pour revenir coucher dans l’établissement. On les mettrait ainsi de bonne heure, après avoir fait l’épreuve de leur repentir et de leur bonne volonté, dans les conditions où elles sont destinées à vivre un jour, et on leur éviterait ce brusque passage de la vie claustrale à la vie libre, qui est aussi dangereux pour les jeunes filles de dix-huit à vingt ans, que le serait pour une plante délicate la brusque transplantation d’une serre chaude dans un jardin glacé. Nous verrons tout à l’heure avec quel succès la Société de patronage des jeunes détenus de la Seine a mis ce système en pratique, et le succès obtenu par cette Société permet de recommander l’extension du système non-seulement aux congrégations religieuses qui dirigent des établissemens d’éducation correctionnelle, mais à celles qui tiennent des orphelinats et dont quelques-unes au reste sont déjà entrées dans cette voie.


III

Sauf une courte visite dans le quartier des prévenues et des condamnées adultes de Saint-Lazare, je ne me suis occupé depuis le commencement de cette étude que des jeunes filles au-dessous de seize ans. Il me reste à parler du traitement pénitentiaire auquel se trouvent soumises celles qui sont âgées de seize à vingt et un ans. Lorsque nous nous sommes enquis de la condition faite à la catégorie des jeunes adultes dans les établissemens affectés aux hommes, nous avons vu qu’un quartier spécial était réservé dans la maison centrale de Poissy à ceux d’entre eux qui ont été condamnés à une peine correctionnelle, et, ainsi groupés, nous avons pu faire de ces jeunes gens le sujet de quelques observations particulières. Les maisons centrales de femmes ne nous offrent point la même facilité, car elles ne contiennent point de quartiers de jeunes adultes, et, si nous voulons savoir quelle condition est faite dans ces maisons aux jeunes Parisiennes, il nous faut franchir le seuil de l’une d’entre elles et en étudier avec quelque détail le régime et l’organisation. Bien que cette étude puisse paraître dépasser les limites de mon sujet, je ne crois pas devoir reculer devant elle, ne fût-ce que pour donner à mes lecteurs le moyen de contrôler l’exactitude des récits qu’ils ont pu lire dans des œuvres d’imagination. Un de nos romanciers modernes les plus féconds a placé dans une maison centrale de femmes le dénouaient d’un récit attachant et l’un des chefs de l’école naturaliste a trouvé moyen d’insérer dans une œuvre, dont le titre même est une inconvenance, des déclamations passionnées contre le régime intérieur de ces maisons. À côté de ces tableaux imaginaires, quelques pages de description terre-à-terre ne paraîtront peut-être pas tout à fait dénuées d’intérêt, et serviront à montrer que la réalité ne se trouve pas toujours dans les romans réalistes.

Les maisons centrales de force et de correction (telle est leur dénomination légale) qui sont affectées aux femmes reçoivent, comme celles affectées aux hommes, les condamnées à une année d’emprisonnement ou plus et les réclusionnaires. Elles reçoivent, en outre, les femmes condamnées aux travaux forcés. En effet, la loi du 30 mai 1854 sur la transportation laisse à l’administration la faculté de soumettre à cette pénalité les femmes condamnées aux travaux forcés, mais sans lui en faire une obligation, et dans la pratique, ce mode d’exécution de la peine des travaux forcés n’est appliqué qu’aux femmes qui en font la demande. On voit tout de suite à quelles catégories profondément dissemblables appartiennent les femmes détenues dans les maisons centrales, et on doit s’attendre à ce que des maisons différentes soient réservées à chacune de ces catégories. Il n’en est rien. La distinction établie, tout récemment du reste, par l’administration pénitentiaire, dans les établissemens affectés aux hommes, entre les maisons de force réservées aux réclusionnaires et les maisons de correction réservées aux condamnés à l’emprisonnement n’existe pas dans les établissemens affectés aux femmes, et il n’y en a pas qui ne reçoive les trois catégories de détenues. Mais du moins, dans l’intérieur de ces maisons, sont-elles séparées soigneusement suivant la nature de la peine encourue par elles ? Pas davantage. Elles sont classées par atelier, suivant les besoins du travail et sans qu’il soit tenu aucun compte de la catégorie pénale à laquelle elles appartiennent. Il en résulte ce fait singulier que trois peines de degré inégal entre lesquelles le code pénal a entendu introduire une différence profonde sont assimilées dans la pratique. Lorsqu’un honnête juré s’en retourne le soir à la maison en se félicitant de ce que les circonstances atténuantes accordées par lui ont fait appliquer à une accusée la peine de cinq ans d’emprisonnement au lieu de cinq ans de travaux forcés, il ne se doute pas qu’en réalité cette femme subira identiquement la même peine, dans la même maison et dans les mêmes conditions, sans autre différence que de toucher les cinq dixièmes ail lieu des trois dixièmes du produit de son travail. Ce mélange absolu des trois catégories de détenues n’est pas seulement regrettable au point de vue du respect de la loi. Il peut amener encore des rapprochemens fâcheux. C’est ainsi que la maison centrale où nous allons pénétrer tout à l’heure renferme une femme condamnée aux travaux-forcés à perpétuité pour avoir, de complicité avec son père, donné successivement la mort à cinq enfans incestueux, et la veuve d’un ancien officier supérieur condamnée à l’emprisonnement pour des escroqueries dont le but était de lui permettre de faire mener à sa fille un train de vie au-dessus de sa fortune, et c’est pur hasard si ces deux femmes ne se trouvent pas côte à côte à l’atelier.

Il ne faut pas toutefois s’exagérer les inconvéniens de ce mélange des trois catégories au point de vue moral. C’est une vérité bien connue de tous ceux qui ont étudié la vie intérieure des prisons, qu’il ne faut pas s’attacher à la gravité de la condamnation intervenue pour juger de la perversité morale d’un détenu. Sans parler des antécédens dont il faut toujours tenir compte, il arrive très souvent qu’un homme ou une femme qui aura été entraîné une fois dans sa vie à commettre un grand crime est un sujet beaucoup plus susceptible d’amendement que celui ou celle qui aura traîné, récidiviste incorrigible, de prison en prison, sans qu’aucune pénalité ait jamais eu la moindre efficacité sur lui. Ce n’est pas là une supposition théorique qui ne repose sur aucune donnée certaine. Si l’on recherche en effet dans les maisons centrales quelle est la catégorie de détenus qui compte le plus grand nombre de récidivistes, c’est toujours la catégorie des correctionnels. Cela est vrai surtout dans les maisons centrales de femmes où la proportion des récidivistes parmi les correctionnelles est de 70 pour 100, tandis qu’elle n’est que de 11 pour 100 parmi les réclusionnaires et les condamnées aux travaux. Mais malgré ces considérations qui expliquent, sans les justifier complètement, les pratiques très anciennes de l’administration pénitentiaire, je crois qu’il n’en faudrait pas moins créer dans les établissemens affectés aux femmes la distinction entre les maisons de correction et les maisons de force, en recevant également dans les maisons de force les femmes condamnées aux travaux forcés, qui sont les moins nombreuses, et qu’on séparerait des réclusionnaires. Il faut tendre avec persévérance à ce résultat, dût-on, pour y parvenir, augmenter un peu la dépense des transféremens, et cela pour deux raisons. D’abord par respect de la loi, ensuite parce que ce premier triage permettra plus facilement d’introduire dans chacune de ces maisons la seule classification qui au point de vue pénitentiaire ait quelque valeur, celle établie sur la triple base de l’âge, des antécédens, et de la conduite dans l’intérieur même de la maison. En l’absence d’une législation organique sur le mode d’exécution des longues peines, il y aurait là un remède à la déplorable promiscuité de nos maisons centrales, sur l’efficacité duquel on ne sautait trop appeler l’attention de l’administration pénitentiaire.

Ces indications indispensables une fois données, entrons dans l’intérieur d’une maison centrale. Je choisirai celle de Clermont, dans le département de l’Oise, parce qu’avec la maison de Doullens c’est de tous les établissemens de cette nature celui qui reçoit le plus grand nombre de femmes condamnées à Paris. Lors de ma dernière visite, elles étaient au nombre de deux cent soixante-quatre dont vingt-deux âgées de moins de vingt et un ans, et trente-neuf âgées de moins de vingt-cinq ans. La maison centrale de Clermont est située sur remplacement d’un ancien château féodal dont une partie est encore debout. De toutes les fenêtres de la maison qui ne donnent pas sur les préaux intérieurs, on découvre un paysage très étendu et très varié. Je serais étonné si, dans les ateliers qui ont vue sur le dehors, la place située près de la fenêtre n’était pas la plus enviée. Dans ces existences dont, nous le verrons tout à l’heure, la monotonie fait surtout la sévérité, c’est beaucoup que de voir verdir les arbres, jaunir les blés et surtout passer le chemin de fer. Loin que ce soit pour elles, comme le disait un haut personnage en visitant la maison, le supplice de Tantale, c’est au contraire un certain adoucissement à leur captivité que le spectacle même furtif des choses extérieures. De l’aménagement intérieur de la maison, il y a peu de chose à dire, sinon que les dortoirs sont étroits par rapport au nombre de lits, et les plafonds de ces dortoirs trop bas. Il en est de même de l’infirmerie, reléguée avec raison dans un bâtiment spécial. Mais néanmoins l’excellente situation de la maison, construite au sommes d’une colline qui domine une plaine extrêmement salubre et énergiquement ventilée, maintient la mortalité à un niveau très bas. La maison, environnée de grands arbres, n’a point non plus extérieurement un aspect trop sévère, et la rareté des tentatives d’évasion dans les prisons de femmes permet de ne pas multiplier partout les barreaux et les grilles.

Les femmes arrivent dans cette maison par fournées de dix ou quinze, transférées en voitures cellulaires des différentes prisons départementales. Elles entrent dans la maison avec le costume qu’elles portaient dans la vie libre, l’une avec la jupe de soie dont elle a balayé les trottoirs du boulevard, l’autre avec la robe d’indienne qu’elle mettait le dimanche, pour aller peut-être à la messe. On leur fait quitter leurs vêtemens et prendre un bain toujours utile parfois nécessaire, au sortir duquel elles revêtent l’uniforme de la maison, composé d’une jupe et d’un épais corsage de laine grise qui laisse à peine apercevoir la taille. On ne coupe point comme autrefois leurs cheveux ; ce serait là une mesure de vexation inutile, dont jadis l’exécution rencontrait souvent des résistances. Mais on les force à les cacher complètement sous une cornette, qu’elles doivent rabattre jusque sur le front. Pendant toute la durée de leur séjour dans la maison, les plus jeunes livrent une sourde lutte pour laisser apercevoir un étroit bandeau de cheveux blonds ou noirs qu’une discipline sévère les force incessamment à rentrer. C’est la dernière lutte de la coquetterie féminine contre la disgrâce d’un costume qui laisse apercevoir combien le vice est généralement laid. Quant aux vêtemens qu’elles viennent de quitter, ils sont soigneusement empaquetés et étiquetés pour leur être rendus au jour de leur sortie. Jusqu’à ce jour ces vêtemens sont conservés dans un magasin avec tous les objets qu’elles ont apportés avec elles, bijoux vrais ou faux, nécessaires en cuirs, vieux cabas en paille, ombrelles à manches d’ivoire, parapluies en serge rouge. Si toutes ces défroques, au lieu d’être entassées les unes sur les autres, étaient suspendues aux murailles, comme des vieilles robes dans la boutique d’une revendeuse à la toilette, elles auraient leur langage expressif, et la fausse élégance des unes comme la misère sordide des autres dirait le secret de bien des histoires. Quant aux femmes qui sont condamnées à perpétuité (il y en a aujourd’hui treize dans la maison) on n’en garde pas moins leurs vêtemens, car on sait que, sauf pour certaines détenues exceptionnellement rebelles et perverses, la perpétuité n’est qu’une menace et qu’à la fin de leur vie la grâce viendra toujours les dispenser de l’accomplissement des dernières années de leur peine.

Lorsqu’elles ont revêtu le costume réglementaire, les arrivantes passent au prétoire de justice disciplinaire, petite pièce froide et nue qui ressemble assez à une salle de justice de paix. Là, après avoir assisté à la distribution des punitions infligées par le directeur, punitions qui varient depuis la privation de cantine ou le pain sec jusqu’à la cellule et la camisole de force, et qui leur donnent une idée de la discipline étroite de la maison, elles répondent une à une à l’appel de leur nom et aux questions qu’on leur adresse. Ces questions ont pour but de permettre au directeur de se former à première vue une opinion sur le caractère de ses nouvelles pensionnaires, dont il étudie en même temps la notice individuelle, envoyée par le parquet du lieu de la condamnation, et les antécédens. De toutes ces questions, celle qui provoque les réponses les plus caractéristiques est celle-ci : A qui demandez-vous la permission d’écrire ? « À mes parens ou à mon mari, » répond l’une. « Pour savoir des nouvelles de mon enfant qui est à l’hospice, » répond l’autre en pleurant. « À personne, » dit une troisième avec indifférence. Un jour j’ai entendu faire cette réponse : « Mes parens m’ont laissée dans la misère ; je prie Dieu pour eux, mais je ne leur écrirai pas, » d’un ton qui, à vrai dire, m’a fait douter un peu de la réalité des prières. Une fois ces réponses consignées, on leur indique l’atelier où elles seront employées, et du prétoire elles passent directement dans l’intérieur de la maison et entre les mains de celles sous l’autorité constante desquelles elles vont vivre, c’est-à-dire des sœurs.

La maison centrale de Clermont est confiée depuis longues années à un ordre que nous n’avons point encore rencontré, celui des sœurs de la Sagesse. L’administration paie le traitement de vingt-deux sœurs, qui sont logées et pas nourries, à raison de 650 francs par sœur et 450 francs par converse. La communauté entretient en outre dans la maison sept sœurs à ses frais, et il y en a quelques-unes qui sont dans la maison depuis plus longtemps que les plus anciennes détenues. Cet ordre de la Sagesse est peut-être, à ce que m’ont dit différens directeurs, encore supérieur à celui de Marie-Joseph, au point de vue de l’exactitude dans la surveillance et le maintien de la discipline. Un mince détail donnera l’idée de la conscience qu’elles apportent dans cette tâche pénible. Presque tous les services intérieurs de la maison, cuisine, ateliers, réfectoires, aboutissent sous un vaste auvent que détenues, gardiens, parfois même ouvriers du dehors, traversent assez fréquemment. Pour veiller à ce qu’aucune conversation ne s’engage, à ce qu’aucune communication illicite ne soit échangée sous cet auvent, une sœur s’y tient constamment depuis cinq heures du matin jusqu’à huit heures du soir, exposée à toutes les variations de la température extérieure. Immobile, adossée à la muraille avec laquelle se confond la couleur de sa robe grise, on pourrait de loin la prendre pour une de ces vieilles statues qui sont sculptées en relief à la porte de nos églises gothiques.

On comprend avec quelle sécurité l’administration pénitentiaire se repose sur un personnel qui remplit ses devoirs avec cette exactitude. Dirai-je cependant que la nécessité de faire également peser sur toutes les détenues le joug d’une discipline inexorable, dont le maintien engage vis-à-vis du directeur leur conscience et leur responsabilité, semble avoir communiqué à la physionomie de quelques-unes des sœurs et à leur manière d’être avec les détenues un peu de la rigidité de cette discipline. L’habitude d’opposer une égale impassibilité à des scènes de violence ou de larmes, et de se tenir en garde contre les démonstrations d’un repentir hypocrite qui ne recule devant aucune manifestation, les arme, extérieurement du moins, d’une certaine froideur qui pourrait peut-être éloigner d’elles la confidence des sentimens sincères. Lorsqu’on pénètre inopinément dans les ateliers qu’elles surveillent, toujours au nombre de deux, assises dans de petites tribunes, l’une à l’extrémité et l’aulne au milieu de l’atelier, elles se lèvent et vous saluent en silence d’une inclination de tête. Mais leur regard ne perd pas de vue les détenues qui pourraient profiter d’un instant d’inattention pour se livrer à quelque communication clandestine. Sauf en cas de nécessité, elles donnent elles-mêmes l’exemple du silence en ne leur adressant point la parole. On dirait qu’il y a entre les détenues et les sœurs comme une muraille de verre à travers laquelle elles se voient sans entrer en contact. On peut mesurer de quel poids pèse sur ces femmes le joug de la discipline lorsqu’en traversant lentement les ateliers on s’aperçoit qu’à peine un regard furtif se dirige sur vous, que pas une tête ne se retourne après votre passage, et lorsqu’on sait cependant l’intense curiosité qu’excite dans une maison centrale la présence d’un visiteur inconnu.

Ce qui m’a fortifié dans la pensée que cette sévérité de la discipline doit nécessairement exercer quelque influence sur les manières de celles qui sont chargées de l’appliquer, c’est que là où cette discipline se relâche, les physionomies se détendent et s’adoucissent aussi. Ainsi l’école est tenue depuis plus de vingt ans par la même sœur à laquelle un nombre incalculable de détenues ont passé par les mains et qui aurait eu assurément le temps de s’endurcir, Elle n’en a pas moins conservé les façons ouvertes et affectueuses d’une sœur qui dirigerait une école primaire. C’est elle en effet qui entre le plus directement en contact moral avec les détenues et dont l’oreille reçoit plus d’une confidence qu’une nature mains pure hésiterait à provoquer. « Pourquoi avez-vous demandé à aller à la Nouvelle-Calédonie ? » demandait le directeur en ma présence et sur l’instigation de la sœur à une détenue de l’école, jolie créature, dont les grands yeux bruns éclairaient un visage pâle et fatigué. « C’était pour rejoindre mon amant, » répondit-elle sans hésitation ni embarras. « Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? » Ici la jeune fille se troubla un peu et répondit avec des larmes dans les yeux : « C’est la sœur qui m’a conseillé de me bien conduire pour avoir un jour ma grâce et retourner auprès de ma mère. » — « C’est bien, ma fille, » dit la sœur d’un ton affectueux. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, le retrait d’une demande imprudente faite sous l’empire d’une domination dangereuse. Ajoutons comme détail caractéristique que cette jeune fille venait d’être condamnée à huit ans de travaux forcés pour complicité dans plusieurs attaques nocturnes.

L’école est le quartier le moins triste de la maison. Avec ses grandes fenêtres qui donnent toutes sur le dehors, ses pupitres en bois noir, ses grandes cartes de géographie, l’aspect de ce quartier fait un instant oublier la prison. Toutes les détenues qui ont moins de trente-cinq ans y sont envoyées lorsque leur éducation n’est pas complète, et cette éducation est poussée assez loin en calcul, en histoire et en géographie. À celles qui ont quelques dispositions naturelles, on apprend en outre un peu de musique et de chant. Les airs dont on s’efforce de meubler leur mémoire sont presque toujours des cantiques pieux ou des hymnes d’église en latin, dont les paroles, si elles pouvaient les comprendre, offriraient parfois avec leur situation un contraste amer. C’est ainsi qu’en les entendant chanter en chœur, au son de l’orgue tenu par la sœur, ces paroles d’une invocation bien connue : Vitæ dulcedo et spes nostra salve, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’à beaucoup d’entre elles la vie avait jusque-là offert de douceur, et ce que l’avenir réservait d’espérance. L’espérance est là cependant, dans cette influence morale et religieuse que beaucoup d’entre elles finissent par subir, qui ouvre aux unes les portes d’un refuge situé près de Besançon, réconcilie les autres avec leur famille, et pour toutes réduit la récidive à un chiffre beaucoup moins élevé que pour les hommes ; résultat d’autant plus remarquable qu’aux yeux de beaucoup de criminalistes la situation de la femme libérée est encore plus difficile que celle de l’homme, et que dans certains autres pays la proportion des récidives est au contraire moins favorable aux femmes. Assurément la supériorité des sœurs sur les gardiennes laïques entre pour beaucoup dans cette différence, et c’est un hommage que les représentans des contrées étrangères rendent volontiers à la France.

Sauf les heures passées à l’école, la vie des détenues se partage entre le réfectoire, où un repas frugal, mais suffisant, les réunit deux fois par jour, le préau où après chaque repas elles font une promenade d’un aspect triste et saisissant, en file silencieuse, à un mètre l’une de l’autre, les unes lisant, les autres les mains derrière le dos, et enfin l’atelier. J’ai eu l’occasion de définir ailleurs nos maisons centrales : des manufactures dont les ouvriers ne sont pas libres. Cette définition s’applique à la maison de Clermont avec plus de vérité qu’à aucune autre. Le travail y est si intense que la vente des produits compense et au delà pour l’entrepreneur la dépense d’entretien de la maison et des détenues, et qu’il paie en outre à l’état une somme de deux centimes par jour et par tête. L’industrie la plus générale est la cordonnerie, depuis la grossière cordonnerie clouée pour souliers d’enfans jusqu’à la cordonnerie cousue à la mécanique. D’autres industries sont cependant exercées dans la maison, entre autres la confection des corsets, dont quelques-uns d’une élégance de bien mauvais aloi, et que j’aimerais mieux ne pas voir fabriquer dans cet asile de l’expiation. Le prix de ces travaux est assez rémunérateur. Une bonne ouvrière à la mécanique peut gagner 3 francs par jour ; la valeur de la journée moyenne varie de 1 fr. 50 à 2 fr. Les femmes qui subissent une longue peine peuvent ainsi amasser ce qu’on appelle un pécule de réserve assez considérable. À l’expiration d’une détention qui avait duré trente-six ans, une détenue est sortie naguère avec près de 6,000 francs. Une partie de leur gain est mise cependant à leur disposition immédiate sous le nom de pécule disponible, et avec ce pécule elles achètent à la cantine quelques denrées, fruits, légumes, ragoût, qui leur servent à améliorer leur régime alimentaire. Parmi les denrées vendues à la cantine, il en est une dont quelques femmes font une grande consommation : c’est le savon, que l’entrepreneur n’est pas tenu de leur fournir. Pour celles de ces femmes, et parmi les Parisiennes il y en a un assez grand nombre, qui ont mené une existence un peu raffinée, la privation de ce qui n’est pas le luxe, mais le nécessaire de la propreté, constitue une véritable aggravation de pénalité, et il est triste de penser qu’elles sont obligées de prendre sur leur pauvre pécule pour se procurer ce nécessaire. Ajoutons, puisque nous sommes sur ce chapitre de la propreté, que le régime de la maison de Clermont est sur ce point très défectueux. Les bains complets n’y sont donnés que sur ordonnance du médecin vu l’exiguïté des locaux, et il est grand temps que l’installation des nouvelles salles de bains permette d’y faire passer toutes les femmes au moins une fois par mois.

L’aspect des ateliers est assez uniforme. Il y en a deux cependant qui méritent une visite spéciale. L’un contient ce qu’on pourrait appeler les non-valeurs de la maison, c’est-à-dire les femmes que leurs infirmités physiques, la faiblesse de leur intelligence, leur mauvaise volonté persistante rend incapables d’un travail lucratif. Ce sont toutes des récidivistes usées par le vice, ou exaspérées par la prison. Sur la physionomie de quelques-unes on sent l’orage prêt à éclater ; la moindre parole, même bienveillante, amènerait un débordement d’injures et de violences. Il faut passer sans s’arrêter dans ce triste quartier où l’internement ne constitue que le commencement des rigueurs qu’on peut exercer contre une détenue rebelle. Le même bâtiment contient en effet un certain nombre de cellules où, sur l’ordre du directeur, les détenues peuvent être mises pendant un mois. Pour une plus longue durée de temps il faut l’approbation du préfet, mais il est infiniment rare que cette limite soit dépassée ou même atteinte. Au bout de quelques jours de cellule, une détenue qui a frappé une de ses compagnes ou (infraction beaucoup plus rare) injurié la sœur demande sa grâce, qui lui est toujours accordée. Il y a cependant à la maison centrale de Clermont une femme qui, malgré le peu d’intérêt qu’elle mérite d’inspirer, est véritablement dans une situation digne de pitié. Cette femme, détenue il y a une dizaine d’années à la suite de je ne sais quelle condamnation dans la maison centrale de Vannes, a mis volontairement le feu à cette maison, qui a été consumée tout entière. Une détenue a même trouvé la mort dans l’incendie. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, elle fut transférée dans la maison centrale de Rennes. Là elle mit le feu une seconde fois et faillit périr elle-même étouffée dans sa cellule. On a dû chercher un endroit sûr pour la mettre et on a trouvé à Clermont, dans la portion de l’ancien château qui est encore debout, une sorte de cabanon en maçonnerie large de trois mètres, long de quatre ou cinq, où on l’a enfermée. Ce cabanon glacial en hiver, humide en été, ne reçoit la lumière que par une petite fenêtre située au niveau du plancher, et l’obscurité constante ne permet à cette femme, dont la vue est affaiblie, de se livrer à aucun travail. Je l’y ai vue pour la première fois il y a cinq ans lorsqu’elle commençait à subir cette peine cruelle ; je l’y ai retrouvée naguère dans un état d’exaltation qui rend la conversation presque impossible avec elle. Elle sera prochainement transférée dans une prison départementale où l’on a préparé une cellule exprès pour la recevoir ; il est grand temps qu’on trouve moyen de lui assurer des conditions d’existence qui ne mettent pas en péril la sécurité générale, mais qui n’exaspèrent pas le principe de folie contenu en germe dans son cerveau.

Le quartier de la maison le plus intéressant à visiter, et celui par lequel je voudrais finir, est à coup sûr le quartier de préservation et d’amendement. Ces quartiers sont d’institution récente dans nos maisons centrales, et leur nom seul indique que l’administration pénitentiaire renonce à préserver et amender le reste des détenues qui lui sont confiées. Dans ce quartier, nous allons retrouver presque toutes ces jeunes filles de seize à vingt et un ans dont la condition morale a fait l’objet de nos préoccupations. Ce n’est pas que, pour être admise au quartier d’amendement, aucune autre condition soit exigée des détenues que d’être sans antécédens judiciaires. Mais en fait, sur trente-six détenues que comptait à une date récente le quartier d’amendement, il y en avait vingt et une qui étaient âgées de moins de vingt et un ans. Sur ces trente-six détenues, vingt-quatre avaient été condamnées aux travaux forcés, et ce chiffre seul montre, ainsi que je l’ai dit, combien il est téméraire de conclure de la nature de la condamnation à la perversité véritable. Ce quartier donne en effet d’excellens résultats, et il est infiniment rare qu’une détenue qui y a subi sa. peine tombe en récidive. Les détenues de l’amendement sont rigoureusement séparées du reste de la population ; elles ont dortoir, préau, réfectoire, salle de travail et d’école absolument distincte. Mais aucune amélioration n’est introduite dans leur régime par rapport à celui du reste de la maison. On maintient en effet le principe que le quartier d’amendement doit être demandé non pas comme un adoucissement à la peine, mais comme une récompense morale, et les détenues n’y sont admises qu’après un certain temps d’épreuve passé dans le quartier commun. L’aspect seul des physionomies justifie le choix qui a été fait par l’intelligent directeur. Ces jeunes filles ou ces jeunes femmes (il n’y en a que deux qui aient dépassé trente ans) ont presque toutes un visage triste et fatigué, mais sur lequel on ne lit ni la corruption ni l’hypocrisie. Elles semblent embarrassées quand on les regarde avec attention, comme à la pensée qu’on connaît le triste secret de leur vie. On se croirait plutôt dans un ouvroir que dans une prison, si leur silence, leur immobilité, leur regard baissé sur leur ouvrage ne montraient pas que la discipline pèse sur elles d’un joug aussi sévère. L’impression est à la fois moins pénible et plus triste. On se sent en présence de moins de dépravation, et de plus de souffrances.

En résumé, le régime des maisons centrales de femmes, tel que je viens de le décrire avec exactitude, ne présente point de ces rigueurs contre lesquelles l’humanité ait le droit de se révolter. Il est sévère sans doute ; mais le châtiment en lui-même doit être sévère, et il ne faut pas oublier que celui-ci s’applique aux plus grandes criminelles. Je dois cependant convenir que ce régime inspire à l’avance une grande crainte aux détenues, et que dans le monde habituel du crime il n’a pas bonne réputation. J’ai vu à la prison de Saint-Lazare une femme tomber dans les convulsions d’une attaque de nerfs parce qu’après consultation du médecin son envoi à la centrale venait d’être décidé. Quelles sont donc les causes de cette terreur ? Est-il vrai que ce soit la règle du silence absolu, et cette règle mérite-t-elle toutes les déclamations qu’on a écrites contre elle ? Est-il vrai que ce soit « une torture sèche, un châtiment hypocrite allant au delà de la peine édictée par les magistrats et tuant pour toujours la raison de la femme condamnée à un nombre limité données de prison ? » Ce sont là des exagérations dont la connaissance des faits suffit à faire justice. Ce silence imposé aux détenues est rigoureux sans doute ; mais est-il absolu ? Non. À l’atelier, le bruit incessant du marteau avec lequel on cloue les semelles et celui des machines à coudre couvre la voix des détenues lorsqu’elles échangent quelques mots à voix basse. Il en est de même au préau du claquement des sabots de bois sur le pavement de brique, et quant au vaste dortoir commun, les détenues n’ont que trop de facilité pour causer de lit à lit, malgré la surveillance de la prévote, qui couche dans un lit plus élevé que les autres, et malgré les rondes incessantes des sœurs. Les sœurs le savent bien ; aussi ce qu’elles signalent à la sévérité du directeur ce n’est pas un mot échangé, c’est le bavardage, c’est-à-dire la volonté d’entretenir une conversation habituelle, et il suffit d’avoir assisté à une audience du prétoire pour le savoir. Il ne faut donc pas se représenter les détenues comme soumises à cette torture physique et morale de ne pas desserrer les lèvres pendant un nombre illimité d’années, ; elles sont simplement privées de causeries unes avec les autres. Dans ces limites, l’obligation du silence n’est pas seulement légitime ; elle est nécessaire, car c’est la seule manière d’introduire un peu de moralité dans l’emprisonnement en commun. Si les conversations et les confidences s’établissaient librement entre détenues, le proxénétisme et le vol feraient dans ce vaste troupeau de nombreuses recrues. L’ordre même y serait difficilement maintenu, et un petit fait en donnera la preuve. Il y a quelques années, l’impératrice, se trouvant à Compiègne, entendit parler de la sévérité du régime de Clermont, et, dans une impulsion plus charitable que réfléchie, demanda qu’il fût accordé aux détenues une journée de congé et de causerie. On se souvient encore de cette journée à Clermont. Au milieu de l’effervescence des conversations générales, le désordre allait croissant. Les détenues croyaient qu’une révolution avait éclaté à Paris. Vainement on s’efforçait de leur faire comprendre la gratitude qu’elles devaient à l’impératrice. Elles n’en voulaient rien croire, et elles terminèrent la journée en criant : Vive la république ! et en jetant leurs gobelets d’étain à la tête des sœurs.

Si le silence n’est pas dans la maison centrale aussi absolu qu’on se l’imagine, quelle est donc la véritable rigueur du régime ? C’est la monotonie. Pour ces femmes, dont les unes ont mené une vie de désordres et d’aventures, où les bons jours alternaient avec les mauvais, dont les autres sont des créatures impétueuses et de premier mouvement, cette existence réglée, uniforme, dont pas une minute ne leur appartient, dont pas un acte de leur propre initiative ne peut modifier un mouvement, finit par peser d’un poids très lourd. Lorsque des années et des années se sont écoulées pour elles dans le même atelier, dans le même dortoir, dans le même préau qui les ont vues chaque jour à la même heure, il est inévitable qu’il en résulte à la longue une certaine débilitation sinon de l’intelligence, du moins de la volonté. J’ai eu l’occasion de causer il y a quelques années avec une femme qui était détenue depuis trente-cinq ans pour avoir, me dit-elle, « tué son bon ami. » Elle était entrée jeune dans la maison, et insensiblement elle y était devenue vieille. Les révolutions, la guerre, l’invasion avaient bouleversé la face du pays sans qu’elle eût peut-être changé de place dans son atelier. Sauf le désir de la liberté qui subsistait encore en elle, la vie morale semblait éteinte, et si elle n’avait pas eu une famille disposée à la recevoir, cette liberté eût été un don cruel. Quelques-unes, arrivées au terme d’une longue condamnation, voudraient en quelque sorte pouvoir refuser leur libération. « Où voulez-vous que j’aille ? » disait naguère l’une d’elles, et quelques jours après on la voyait revenir, condamnée pour rupture de ban, et relativement heureuse de se retrouver dans la maison. À cet inconvénient il n’y aurait qu’un remède. Ce serait la création d’une ou deux maisons intermédiaires dont le régime serait moins rigoureux, où les détenues des maisons centrales seraient transférées après plusieurs années de bonne conduite et dont après un nouveau stage elles pourraient sortir par voie de libération provisoire. Cette perspective stimulerait leurs efforts et préviendrait cet affaissement de la volonté dont j’ai parlé. Il y a là une réforme qui, si nous voyons jamais des temps plus tranquilles, devra s’imposer aux méditations du législateur.


IV

Toutes ces institutions dont j’ai parlé, et qui ont pour but de corriger en l’amendant l’enfance et la jeunesse, ont besoin d’être complétées par des institutions de patronage. C’est vainement que dans l’intérieur d’une maison d’éducation correctionnelle des efforts auront été faits pour transformer la nature d’un enfant, si à la sortie de cette maison il se trouve exposé sans défense à toutes les tentations de la vie. Cela est aussi vrai des jeunes adultes que des enfans mineurs de seize ans, et le patronage est aussi nécessaire à la porte de Poissy ou de Clermont qu’à celle de la Petite-Roquette ou de la maison de la rue de Vaugirard. Malheureusement il n’existe aucune société de patronage spéciale aux jeunes adultes, et ils ne peuvent trouver d’appui que dans les ressources générales du patronage en France, qui sont encore bien restreintes. La Société générale pour le patronage des libérés adultes, qui a été fondée il y a quelques années par un homme de bien, M. de Lamarque, compte, il est vrai, quelques jeunes gens originaires de Paris parmi ses protégés ; mais elle ne les recrute pas à Poissy plutôt qu’ailleurs. Aucune société de ce genre n’existe pour les femmes, et les jeunes filles qui sortent du quartier d’amendement de Clermont n’ont pas à compter sur une autre assistance que les efforts individuels des sœurs ou du directeur. Celles qui sortent du quartier commun des condamnées de Saint-Lazare peuvent invoquer l’assistance de la Société fondée il y a quelques années par Mlle de Grandpré, qui a patronné ainsi quelques-unes de ces jeunes filles. Mais c’est là une organisation rudimentaire qui demeure bien loin de celles de quelques pays voisins, de l’Angleterre entre autres, et dont l’insuffisance entre pour autant que les imperfections de notre régime pénitentiaire dans le grand nombre des récidives.

Pour les enfans mineurs de seize ans condamnés dans le département de la Seine la situation n’est pas aussi affligeante. La législation qui règle leur condition n’est pas non plus tout à fait la même. Le libéré adulte qui n’est pas soumis à la surveillance échappe absolument à l’autorité de l’administration. Il n’en est pas de même, en théorie du moins, du jeune détenu. L’article 19 de la loi de 1850 place en effet les jeunes détenus pendant trois années au moins à dater de leur libération sous le patronage de l’Assistance publique. Il y a là une disposition qui paraît bien formelle. Quel a été cependant dans la pratique le résultat de cette disposition ? Absolument nul. La loi de 1850 ajoutait en effet qu’un règlement d’administration publique déterminerait les formes et les conditions de ce patronage ; mais sur les huit projets de règlement différens qui ont été soumis au conseil d’état, aucun n’a pu aboutir. Ce droit de patronage accordé à l’Assistance publique, qui au reste ne serait pas ailleurs qu’à Paris en état de l’exercer, n’a même pas pu servir à l’administration pénitentiaire pour se dispenser de remettre les enfans libérés à des parens indignes qui voulaient en faire un objet de spéculation. Il y a là dans nos codes une lacune qu’il importe de combler, et il est de toute nécessité qu’une disposition spéciale permette aux tribunaux d’étendre à l’exercice de la puissance paternelle les cas d’exclusion et de déchéance qui s’appliquent à la tutelle ordinaire, entre autres l’inconduite notoire. Mais jusqu’à ce que cette réforme réclamée depuis longtemps soit introduite dans notre législation, d’une part le silence du législateur, d’autre part l’absence et, pour dire vrai, l’impossibilité de toute organisation effective du patronage de l’Assistance publique ne permettent pas de compter pour la protection des enfans sur l’assistance de l’état, sous quelque forme qu’elle se produise.

Si l’article 19 de la loi de 1850 est demeuré à l’état de lettre morte, il n’en est pas de même de l’article 9 qui a posé le principe de la libération provisoire appliquée aux jeunes détenus. C’était là dans notre législation une heureuse innovation dont la pratique n’a pas tardé à faire saisir les avantages. Peut-être même peut-on regretter que la libération provisoire ne soit pas dans l’éducation des jeunes détenus, garçons et filles surtout, d’un usage plus général, et que souvent on les retienne encore dans l’intérieur de la maison alors qu’il y aurait tout avantage à mettre à l’épreuve au dehors leurs bonnes dispositions. Fort heureusement ce sont les jeunes détenus du département de la Seine qui sont le plus fréquemment appelés à user du bénéfice de cette loi, grâce à l’existence d’une société qui, par l’ancienneté de sa fondation et l’importance des résultats obtenus, mérite d’être mise en parallèle avec Mettray. Cette société a été fondée en 1833, sous l’impulsion de M. Charles Lucas, à une époque où la proportion des récidivistes parmi les jeunes détenus du département de la Seine était de 75 pour 100. Elle a eu la bonne fortune d’être présidée de bonne heure par un homme éminent, M. Bérenger, qui a légué à son fils la tradition de son détournent à la cause de la réforme pénitentiaire. La période la plus active de la Société a été celle où les jeunes détenus subissaient à la Petite-Roquette l’emprisonnement cellulaire et où la Société intervenait au bout de dix-huit mois ou de deux ans pour tempérer, en obtenant la mise en liberté provisoire des enfans, ce que cette détention prolongée pouvait avoir de trop rigoureux. Aussi peu s’en est-il fallu que la Société, qui avait eu le malheur de perdre son président, ne prononçât elle-même sa propre dissolution sous l’impression du découragement que lui causa la dislocation de la maison de la Petite-Roquette amenée par les circonstances que j’ai racontées. Le moyen de patronner à l’avenir les petits Parisiens qu’on lui enlevait pour en faire des agriculteurs ! Mais sous l’impulsion énergique et dévouée du secrétaire général actuel, M. Bournat, la Société changea son mode d’opération. Au lieu de patronner les enfans après l’expiration d’une partie plus ou moins longue de leur peine, elle a entrepris de les patronner avant même que cette peine ne soit commencée. Dans ce dessein, les membres de la Société visitent les enfans à la Petite-Roquette pendant la durée de leur détention préventive, et si quelques-uns de ces enfans leur paraissent dignes d’intérêt, ils obtiennent de l’administration pénitentiaire leur mise en liberté provisoire, presque aussitôt après que la sentence a été rendue. Ils placent alors ces enfans en apprentissage chez des patrons de leur choix. Si le placement ne réussit pas, si l’enfant se montre insubordonné, la Société sollicite sa réintégration provisoire ou définitive. Elle est même devenue en quelque sorte l’auxiliaire du parquet dans une œuvre délicate, celle de prendre la défense des enfans contre leurs propres parens. Lorsque le parquet se trouve en présence d’un enfant qui n’a commis qu’une infraction légère, mais sur la nature duquel on doit redouter la mauvaise influence d’une famille pervertie, le ministère public demande à l’audience et le tribunal prononce un envoi en correction prolongé, avec la promesse préalable qu’aussitôt la sentence intervenue, la Société s’occupera de son placement. Les enfans que la Société patronne sont pourvus par elle d’un trousseau qui reste au siège de la Société, rue de Mézières, 9, et munis d’un livret d’apprenti. Tous les dimanches matins ces enfans viennent apporter leur livret, et les notes de leur patron. On leur fournit les effets de rechange dont ils ont besoin, et on leur fait quelques heures de classe. Le reste de la journée se passe en jeux. Il est curieux d’étudier pendant la classe ou pendant l’instruction familière qu’on leur adresse la figure de tous ces gavroches repentis. On y retrouve tous les types d’enfant, depuis le grand garçon de quinze ans, épais et inintelligent, qui sait à peine lire, jusqu’à l’enfant aux grands yeux noirs éclairant un visage pâle qui, revêtu d’un costume de velours, ferait dans un salon le légitime orgueil d’une mère. Quelques-uns ont l’air posé et réfléchi : ce sont déjà de petits hommes auxquels a profité la rude expérience de la vie ; d’autres ont conservé leur air et leur accent gouailleur, et il ne faudrait pas les induire en tentation de vous dire quelque impertinence. Mais des résultats que produit ce système du patronage fortifié par la menace de la réintégration, on pourra juger par les chiffres suivans : sur deux cent trente-cinq enfans patronnés pendant l’année 1878, cent soixante-sept ont mené une conduite très bonne, bonne ou assez bonne, vingt-sept une conduite médiocre ou mauvaise ; vingt-sept seulement ont dû être réintégrés ; les autres ont renoncé au patronage ou sont morts. Si on compare ces chiffres à la proportion de la récidive parmi les jeunes détenus du département de la Seine avant la fondation de la Société, on voit quel est le progrès obtenu, et je suis heureux que la dernière œuvre dont j’aie à parler permette ainsi de mesurer le bien que peut réaliser le dévoûment persévérant de quelques hommes de cœur[2].


V

Arrivé au terme de cette longue série d’études, je crois pouvoir dire que je n’ai laissé de côté aucune des misères physiques et morales auxquelles sont exposées sur le pavé de Paris l’enfance et la jeunesse. Le reproche que j’ai à me faire est plutôt d’avoir dépassé le cadre du tableau que je m’étais proposé de tracer et d’avoir soulevé plus souvent qu’il n’était nécessaire le voile qui dérobe à nos yeux distraits le spectacle de certaines souffrances et de certaines ignominies. Je ne crois pas qu’il soit possible à quiconque soulèvera comme moi ce voile d’échapper à la tristesse de réflexions peu riantes sur la destinée humaine. Oui, quoi qu’on en puisse prétendre, les conditions de la vie, qui sont rudes pour tout le monde, se montrent pour quelques-uns d’une effroyable dureté, Qu’on l’appelle combat pour l’existence, avec Darwin, ou loi d’airain, avec Lasalle, il est trop certain qu’une fatalité apparente condamne un nombre plus ou moins grand de nos semblables à succomber dans une lutte inégale contre les souffrances et la misère. Cette loi est vieille comme le monde, et bien avant que le naturaliste anglais ou le socialiste allemand en eussent cherché la formule scientifique, un poète ancien se plaignait des rigueurs de cette force cachée qui semble fouler aux pieds, en se jouant, les choses et les hommes.

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.

La brutalité de cette force a régné presque sans partage sur la terre depuis les temps qui ont précédé l’histoire jusqu’à ceux où le christianisme a pris naissance. Ce n’est qu’à partir du jour où cette sublime parole : « Aimez-vous les uns les autres » a retenti dans le monde qu’un commencement de résistance a été entrepris au nom de la charité chrétienne contre les conséquences fatales de ce combat sans merci. Combien cette parole a été lente à faire son chemin dans le monde même chrétien, combien son action a été faible sur les peuples qui l’avaient écoutée les premiers, l’histoire de notre pays si pleine de sang et de larmes est là pour nous le rappeler ! Peu à peu cependant les préceptes de la charité ont exercé leur influence sur nos mœurs et ils ont fini par pénétrer aussi dans nos lois. Mais, pour opérer ce dernier progrès, il a fallu la marche du temps, le développement des lumières, et même, on doit le reconnaître, l’avènement de la démocratie. Ce n’est guère en effet avant le commencement du siècle que la charité publique a été assez fortement organisée pour remplir son rôle à côté de la charité privée et que la société civile a joint ses efforts à ceux de l’église pour conjurer quelques-unes des souffrances au prix desquelles la loi d’airain fait payer les victoires de la civilisation. Mais il ne faut pas se dissimuler que ces efforts réunis sont encore bien insuffisans, lorsqu’on les compare aux maux sans nombre qu’il s’agirait de soulager. La charité publique est toujours rude, inégale, insuffisante, et c’est assez d’avoir étudié quelques-uns des besoins auxquels elle prétend satisfaire pour mesurer l’étendue de ses lacunes. Quant à la charité privée, c’est une vertu dont, sauf pour quelques âmes d’élite, la pratique consiste à donner une partie de son superflu à ceux qui manquent du nécessaire, et il ne faut pas s’étonner que la reconnaissance de ceux qui la reçoivent soit proportionnée à l’étendue du sacrifice de ceux qui la font. C’est donc se payer de mots que de représenter l’exercice de la charité comme un remède suffisant aux souffrances qu’engendre l’inégalité des conditions, de même que c’est se bercer de chimères que de compter pour faire disparaître cette inégalité sur le triomphe des utopies socialistes. Il est vrai qu’à la différence de ces utopies dont les prétentions les plus hautes ne disposent que de la terre, la foi, qui est le principe de la charité, promet à ceux dont les souffrances n’ont pu être soulagées une réparation ultérieure dans un monde d’équitable félicité, promesse également consolante pour ceux qui souffrent comme pour ceux qui voient souffrir et qui résout peut-être d’une façon suffisante le problème de l’inégalité des conditions. Mais il est un autre problème bien autrement redoutable que cette promesse ne résout pas : c’est celui de l’inégalité des tentations. Pour mesurer toute l’anxiété de ce problème, il faut avoir fouillé ces bas fonds des grandes villes dont les tristes habitans, comme une tribu réprouvée, naissent, vivent, s’accouplent, souffrent et meurent dans une sorte de nuit morale, et de générations en générations sont voués presque fatalement au vice et au crime. Pour ceux-là, où est la réparation ? où est l’espérance ? À moins ce pendant que le sentiment d’indulgence sans bornes qu’on éprouve pour ces misérables ne fasse adresser en leur faveur un suprême appel à une justice dont les voies ne seraient pas nos voies, et qui, suivant des lois à nous inconnues, corrigerait les injustices de la justice des hommes. Ainsi plus on s’efforce de sonder les abîmes mystérieux de la destinée humaine, plus on est réduit à lever les yeux vers les régions d’où descend le seul rayon qui dissipe un peu leur obscurité. Nulle part le contraste entre ces ténèbres et cette clarté n’a été plus admirablement rendu que dans le tableau où Raphaël a peint la scène de la Transfiguration. Tandis que sur le sommet du Thabor la figure du Christ et celle des deux prophètes sont baignées dans une lumière éclatante, la nuit règne au pied de la montagne, et dans cette nuit où s’agitent toutes les tristesses humaines, les disciples pleurent l’absence du maître, les malades soupirent après son retour et, suprême image de la douleur, une mère assiste avec désespoir aux dernières convulsions de son enfant. Pour se sentir rassurés, ils n’auraient cependant qu’à tourner leurs regards vers la lumière surnaturelle qui brille au sommet de la montagne et dont le reflet léger éclaire seul la plaine sombre et désolée. Si lointaine et parfois vacillante que cette lumière paraisse à nos yeux, ne demeure-trille pas le guide le plus sûr qui ait jusqu’à présent conduit l’humanité, et si ce reflet n’était qu’un mirage trompeur, quelle autre espérance saurait répondre aux souffrances des corps, aux misères des âmes et aux inquiétudes de la pensée ?


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er décembre 1876, du 1er mars 1877, du 1er  et du 15 juin et du 15 novembre 1878, du 15 janvier 1879.
  2. Une société a été récemment fondée sous le patronage de M. Félix Voisin, ancien préfet de police, pour favoriser l’engagement des jeunes détenus dans l’armée. L’idée est bonne ; mais la fondation de la société est trop récente pour qu’en puisse déjà juger des résultats obtenus.