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L’Enfant (Vallès)/14

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 139-163).

XIV

VOYAGE AU PAYS


Jacques ira passer ses vacances au pays.

C’est ma mère qui m’annonce cette nouvelle.

« Tu vois, on te pardonne tes farces de cette année, nous t’envoyons chez ton oncle ; tu monteras à cheval, tu pêcheras des truites, tu mangeras du saucisson de campagne. Voilà trois francs pour tes frais de voyage. »

La vérité est que mon oncle le curé, qui va sur soixante-dix, a parlé de me faire son héritier, et il demande à m’avoir près de lui pendant les vacances.

Le vieux prêtre, qui économise, a pour notaire un bonhomme qui en a touché deux mots à mon père dans une lettre qu’on a oubliée sur la table et que j’ai lue. Je suis au courant. On me laisserait une somme de… payable à ma majorité : c’est l’idée du testament.


J’ai mon paletot sur le bras, une casquette sans visière et une gourde.

« Il a l’air d’un Anglais. »

Ce mot me remplit d’orgueil.

Mon père (il me gâte !) m’emmène au café pour lamper le coup de l’étrier.

« Allons, bois cela, ça te fera du bien. »

J’avale l’eau-de-vie tout d’un trait, ce qui me fait éternuer pendant cinq minutes et me mouille les yeux, comme si j’avais pleuré toute la nuit. La langue me cuit à vouloir la tremper dans le ruisseau.

« Sois aimable avec ton oncle. »

C’est la dernière recommandation de mon père.

« Aie bien soin de ta veste neuve. »

C’est le cri suprême de ma mère.


En route, fouette cocher !


Les adieux ont été simples. Il faut que j’arrive au plus vite chez le grand oncle.

On n’a pas fait de sentiment.

Et je n’attendais, moi, que le moment où les chevaux fileraient…


J’ai passé ma nuit à savourer ma joie. J’ai bu, dormi, rêvé, j’ai pris des sirops au buffet, j’ai soulevé les vasistas, je suis descendu aux côtes.

À six heures du matin, je me suis trouvé en plein Puy, devant le café des Messageries.

Je laisse mon bagage au bureau, et je grimpe vers notre ancienne maison, où mademoiselle Balandreau doit m’attendre. On lui a écrit que j’arriverais, sans fixer le jour.

Je frappe.

Ah ! ce n’est pas long ! La bonne vieille fille m’arrive ébouriffée et émue ! et m’embrasse, m’embrasse — comme jamais ne m’a embrassé ma mère.

Elle s’occupe de me débarrasser, et elle a peur que je sois las, et que j’aie eu froid…


« Tu dois être fatigué. Ôte-moi ce paletot-là. Ce n’est pas possible, ce n’est pas toi ! — Comme tu es grand ! — Toute la nuit en voiture, pauvre petit, — tu dois avoir sommeil. As-tu dormi ?

— Pas fermé l’œil. »

Je mens comme un arracheur de dents, mais cela la flattera que son favori n’ait pas fermé l’œil et paraisse si frais, si fort. — C’est un grand garçon qui peut passer les nuits.

« Veux-tu te coucher ? — Tiens, couche-toi. — Tu ne veux pas ? — Tu vas prendre une tasse de café au moins ? — Tu sais, comme je t’en donnais en cachette de ta mère, avec du lait. — Tu l’écrémais toujours, — tu disais : « donne-moi la peau. »

Comme elle m’aime !

Nous faisons le café ensemble. Elle a l’air d’une sorcière, et moi d’un diablotin ; elle, avec ses coques en l’air, tournant le moulin ; moi, dans les cendres, soufflant le feu…

Comme toutes les vieilles filles — qui ont une gourmandise — elle aime son café au lait à l’adoration, — et il est bon, ma foi ! J’en ai les lèvres toutes grasses, et les joues toutes chaudes. C’est le même bol que celui où je trempais autrefois mon museau, en buvant des gorgées doubles parce que ma mère pouvait arriver et que ma mère ne voulait pas qu’on me gâtât en dehors d’elle ; — puis le café au lait, c’est mauvais pour les enfants « ça donne des glaires. »


« Mais venez donc le voir ! »

Elle est allée chercher les voisins, elle a ramené les commères. Il y a une petite demoiselle dans un coin.

« Tu ne reconnais pas mademoiselle Perrinet ? »

Quoi, cette petite fille qui avait toujours un pantalon de velours, ses cheveux défaits, avec qui je me battais, qui m’égratignait — j’en ai encore la marque, — elle était méchante comme la gale ; c’est elle qui est là avec une belle natte retenue par un peigne d’écaille, un nœud bleu au corsage, une petite fraise de tulle qui entoure son cou doré, une fumée brune sur les joues et la lèvre ?

« Embrassez-vous donc ! »

Je n’ose pas, elle attend. On me pousse, elle avance. Pas trop !

Je suis rouge, elle l’est bien un peu aussi ! Nous avions joué au petit mari et à la petite femme, dans le temps ; nous avions fait la dînette ensemble, et la grande égratignure, celle qui me reste comme un bout de fil blanc, avait été donnée, je crois, à la suite d’une scène de jalousie.

Je m’en souviens, elle ne l’a peut-être pas oublié.


Ma malle est aux messageries.

Je dis cela avec un revenez-y de vanité, il est entendu que j’irai avec un petit voisin la chercher.

« C’est bien lourd pour toi, » dit mademoiselle Balandreau.

Il y a mon trousseau, quelques chemises, ma veste neuve, un paquet pour la tante Rosalie, un paquet pour le vieil oncle et une pierre pour un monsieur.

Ce monsieur est un personnage qui fait une collection de cailloux et a cherché partout un rognon.

J’ai entendu parler de ce rognon pendant six mois, toujours avec le même étonnement ; à la fin on a trouvé une chose couleur de fer, que mon père a empaquetée avec soin et que je dois porter au collectionneur ; il est parent de je ne sais plus qui dans la haute Université, et la fortune professionnelle de mon père peut s’accrocher à ce rognon.

Ce mot de rognon me gêne tout de même, et quand une dame, qui se trouve là au moment où je déboucle ma malle, demande ce que c’est que ce caillou bleu, je ne lui dis pas comment on l’appelle.

J’emporte vite cette pierre chez le destinataire qui la tourne, retourne et la regarde comme on mire un œuf. Il me reconduit et me met cinq francs dans la main en arrivant à la porte.

« C’est pour toi, fait-il.

— Pas pour mes parents ? ai-je dit tout bouleversé.

— Pour toi, pour t’amuser en vacances. »


Je viens de faire le tour de la ville, j’ai longé la rivière, j’ai cherché des endroits déserts, j’avais besoin d’être seul.

À la tête d’une fortune ! — Si jeune, à mon âge, sans que j’aie besoin d’en rendre compte à mes parents, avec le droit d’en disposer comme je l’entendrai, de faire des folies ou d’économiser, de mettre cet argent dans un pot ou de le jeter par les fenêtres !

Il y a peut-être un crime là-dessous.

Non, M. Buzon le destinataire, est un honnête homme, il a une bonne figure, — même l’air un peu bête ; — j’ai entendu dire que les criminels n’ont jamais l’air bête. M. Buzon a une situation à l’abri du soupçon.


Cependant ! — Je ne sais pas, moi, si je dois garder l’argent de ce monsieur !… Oh ! j’ai eu tort. Je suis un petit mendiant.


« Dis, mademoiselle Balandreau, tu le lui rapporteras, je t’en prie ! tu diras que je l’ai pris sans savoir… »

Et je n’ai pas de cesse que je ne l’aie entraînée par sa robe jusque devant la porte du monsieur « au rognon ».

Je suis caché dans un coin et je regarde si elle entre.

Quand elle sort, elle me dit : « C’est fait », et elle m’embrasse en se frottant le nez plusieurs fois.

« Mais tu pleures !

— Cher petit ! fait-elle en ne cachant plus ses larmes, et en s’essuyant les yeux. Le brave homme, il ne voulait pas reprendre la pièce. Je lui ai dit qu’il le fallait. Je pleure. Est-ce que je pleure ?… C’est de voir que tu as fait cela, toi, tout petit ! Déjà si fier… »

Elle s’éponge le nez et les cils.

Moi, j’ai envie de jeter des pierres dans les carreaux en m’en allant ; un peu plus, je lui en casserais pour ses cinq francs.


À cheval !

Mon oncle m’attend demain. Quelques-uns de ses paroissiens venus pour la foire doivent repartir en bande ; ils m’emmèneront. L’un d’eux a justement acheté un cheval. Je le monterai et nous irons en caravane à Chaudeyrol.

Le rendez-vous est chez Marcelin.

Marcelin tient une auberge dans une rue du faubourg. Il a la réputation à dix lieues à la ronde pour le vin blanc et les grillades de cochon.

Il y a, quand on entre, une odeur chaude de fumier et de bêtes en sueur, qui avance, comme une buée, de l’écurie. Dans la salle où l’on boit, on sent le piquant du vinaigre cuit, versé sur la grillade, et qui mord les feuilles de persil.

Il y a aussi les émanations fortes du fromage bleu.

C’est vigoureux à respirer, et c’est plein de montant, plein de bruit, plein de vie.

On dit des bêtises en patois, et l’on se verse le vin à rasades.

Je joue avec une paire de vieux éperons qui rôdent sur la table, et je soupèse de gros bâtons cravatés de cuir : quelques-uns ont une histoire qu’on raconte. — Il y a après le bout de la peau d’huissier.


Anyn !… Il faut partir.

Le bruit que font les étriers en se cognant au moment où l’on apporte les selles, le clic-clac des cuirs, le rongement du mors, j’ai encore cela dans l’oreille, avec le nom de Baptiste, le garçon d’écurie.

Je suis trop petit : on me plante et on raccourcit les courroies.

Encore, encore ! J’ai les jambes si courtes. M’y voilà ! On me met rênes en mains.

« Tu feras comme ceci, comme cela. As-tu monté quelquefois ?

— Non.

— Ça ne fait rien. As pas peur !  »

Tout le monde est à cheval. Nous sommes cinq en me comptant. On s’occupe à peine de moi. On me trouve assez grand, on me trouve assez au courant, pour me laisser seul. J’en suis si fier !


CHAUDEYROL


Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j’ai fait celui qui n’est pas fatigué.


Les premiers moments ont été tristes.


Le cimetière est près de l’église, et il n’y a pas d’enfants pour jouer avec moi ; il souffle un vent dur qui rase la terre avec colère, parce qu’il ne trouve pas à se loger dans le feuillage des grands arbres. Je ne vois que des sapins maigres, longs comme des mâts, et la montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos décharné d’un éléphant.

C’est vide, vide, avec seulement des bœufs couchés, ou des chevaux plantés debout dans les prairies !

Il y a des chemins aux pierres grises comme des coquilles de pèlerins, et des rivières qui ont les bords rougeâtres, comme s’il y avait eu du sang : l’herbe est sombre.


Mais, peu à peu, cet air cru des montagnes fouette mon sang et me fait passer des frissons sur la peau.

J’ouvre la bouche toute grande pour le boire, j’écarte ma chemise pour qu’il me batte la poitrine.

Est-ce drôle ? Je me sens, quand il m’a baigné, le regard si pur et la tête si claire !…

C’est que je sors du pays du charbon avec ses usines aux pieds sales, ses fourneaux au dos triste, les rouleaux de fumée, la crasse des mines, un horizon à couper au couteau, à nettoyer à coups de balai…

Ici le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une gaieté dans l’espace, — elle monte, comme un encens, du feu de bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins…

Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les pierres !

La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de glace. C’est ma joie maintenant d’éprouver ce premier frisson. Puis j’enfonce mes mains dans tous les trous, et je les fouille. Les truites glissent entre mes doigts ; mais le père Regis est là, qui sait les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.


Mon oncle a une vache dans son écurie ; c’est moi qui coupe son herbe à coups de faux. Comme elle siffle dans le gras du pré, cette faux, quand j’en ai aiguisé le fil contre la pierre bleue trempée dans l’eau fraîche !

Quelquefois je sabre un nid ou un nœud de couleuvres.

Je porte moi-même le fourrage à la bête, et elle me salue de la tête quand elle entend mon pas. C’est moi qui vais la conduire dans le pâturage et qui la ramène le soir. Les bonnes gens du pays me parlent comme à un personnage, et les petits bergers m’aiment comme un camarade.

Je suis heureux !

Si je restais, si je me faisais paysan ?

J’en parle à mon oncle, un soir qu’il avait fait servir le dîner sous le manteau de la cheminée, et qu’il avait bu de son vin pelure d’oignon.

« Plus tard, quand je serai mort. Tu pourras acheter un domaine, mais tu ne voudrais pas être valet de ferme ? »

Je n’en sais trop rien.


Quand il pleut et qu’il n’y a pas moyen de pêcher ni d’aller chercher des groseilles sauvages là-bas, au pied de la montagne, entre les pierres galeuses, — ou bien quand le soleil brûle comme une plaque de tôle bleuie au feu et grille le pays sans ombre, — ces jours-là, je m’enferme dans la bibliothèque de mon oncle et je lis, je lis. Il y a la biographie des hommes illustres de l’abbé de Feletz. Je cours aux passages qui parlent de Napoléon, et je fais tout éveillé des rêves pleins de Sainte-Hélène. Je regarde par la fenêtre la campagne déserte, l’horizon vide, et je cherche Hudson Lowe. Si je le tenais !


Mon oncle attend les curés du voisinage pour la conférence.

Ils viennent. Je les entends à table qui disent du mal du vicaire de Saint-Parlier, du curé de Solignac ; ils ne paraissent pas plus penser au bon Dieu qu’à l’an quarante !

Mon oncle se mêle peu aux conversations. Son âge l’en dispense ; il se fait même plus vieux qu’il n’est, contrefait le sourd et presque l’aveugle ; mais le vin a délié la langue des autres. Un gros, qui a l’air ivrogne, fait sauter les boutons de sa robe crasseuse tachée de vin, et dérange son rabat jaune de café. Un maigre, à tête de serpent, ne boit que de l’eau, mais il jette de côté et d’autre des regards qui me font peur. J’ai vu au théâtre de Saint-Étienne, une fois, le traître qui servait du poison dans les verres ; il a cet air-là.

Les autres mangent, boivent comme des goinfres, et quand ils ont une prière à dire, ils ont encore la bouche pleine.

On voit leur culotte sous leur robe sale.

Le crasseux, le gros, se tourne de mon côté.

« C’est votre neveu, monsieur le curé ? Il a bon appétit au moins, ce gaillard-là ; est-il râblé ! »

Et il me passe la main sur le dos, ce qui me dégoûte et me gêne.


« Et Maclou, le protestant, qu’est-ce que vous en faites ? dit une voix.

— Il est maintenant au lac de Saint-Front.

— Avec le tas ! C’est là qu’ils ont fait leur nid.

— Nid de vipères, » siffle la tête de serpent.

Il y a donc des protestants ! J’ai lu ce qu’on en dit dans la bibliothèque de Chaudeyrol, et les protestants qu’on a brûlés, qu’on envoie en enfer, me semblent une race de damnés.

Je vais, un jour, jusqu’au lac Saint-Front, tout seul. C’est un grand voyage. Je pense tout le long du chemin à la Saint-Barthélemy, et je vois des croix rouges sur le ciel bleu.

Voici le lac avec une ou deux barques dans les roseaux, des cabanes perdues dans des champs tout autour.

On m’a dit d’aller vers la hutte à gauche, chez Jean Robanès ; je n’ai qu’à dire que je suis le neveu du curé, on m’offrira du lait et on me montrera les protestants.

On m’accueille bien ; « et quant aux protestants, me dit l’homme, il y en a un qui est justement là-bas, debout dans le sillon. »

Il a l’air dur et triste, — maigre, jaune, le menton pointu, — et raide comme une épée.

Est-ce que les gendarmes ne le surveillent pas ? lui parle-t-on ? A-t-il un boulet ? Je me rappelle bien que l’on punit tous les impies dans la Bible, et les livres de la bibliothèque les appellent des scélérats ! J’en touche un mot à mon oncle, le soir ; il me répond mal, et je commence à croire qu’il en est des protestants infâmes comme des bêtes qui parlent dans La Fontaine. Des farces tout ça !


Il faut partir.

Mon oncle a une tournée à faire, et je dois d’ailleurs bientôt rentrer à Saint-Étienne pour le collège.

Nous partons par le chemin que j’ai pris pour venir, mais j’ai cette fois un cheval doux, on m’a caleçonné, ouaté, et je me suis suifé d’avance. D’ailleurs, j’ai monté à cheval depuis un mois, je suis aguerri, et je trouve une joie bien vive à me retourner sur la selle pour dire adieu au paysage. Je donne un coup de talon pour avoir un temps de galop, je flatte la bête comme un vieil ami…

Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission. Il me parle avec bonté.

« Travaille bien, dit-il.

— Vous écrirez à papa de me faire revenir l’année prochaine.

— Ton père ! ce n’est pas ton père qui t’empêchera, mais peut-être ta mère ; je ne suis pas bien avec ta mère, vois-tu ! »

Je le sais.

Dans les premiers jours de mon arrivée, j’ai entendu la servante parler dans la chambre.

« C’est le fils de madame Vingtras ?

— Oui.

— Celle qui disait tant de mal de vous ?

— C’est fini maintenant, je lui ai pardonné, — et j’aime cet enfant. »


Il n’était pas beau, mon oncle, il avait les yeux petits, le nez gros, des poils un peu partout, mais il était bon.

Je savais qu’il sentait que j’étais malheureux chez nous et qu’en le quittant je perdais de la liberté et du bonheur. Il était aussi triste que moi.

« Adieu, me dit-il, en m’embrassant et en me donnant une poignée de main qui me fit encore plus de plaisir que son embrassade. Tu trouveras quelque chose au fond de ta valise, n’en dis rien à ta mère. »

Il me tendit encore ses vieux doigts gris, fit un mouvement de tête et partit.

Oh ! s’il eût été mon père, cet oncle au bon cœur !

Mais les prêtres ne peuvent être les pères de personne, il paraît : pourquoi donc ?

J’avais envoyé une lettre à mademoiselle Balandreau lui annonçant mon arrivée, une lettre qu’elle a montrée à tout le monde.

« Comme il écrit bien ! voyez ces majuscules ! »

Elle m’a préparé un lit dans un petit cabinet qui est à côté de sa chambre. C’est grand comme une carafe, mais j’ai le droit de fermer ma porte, de jeter ma casquette sur mon lit et de planter mon paletot en disant ouf ! Je fais des gestes de célibataire, je range des papiers, je fredonne…


Qu’y a-t-il dans ma valise, dont m’a parlé mon oncle ?

Dix francs !

Je puis les accepter de lui…

Me voilà riche tout d’un coup.


Le temps est superbe, et je descends dès neuf heures en ville, libre, et craquant du bonheur d’être libre, je me sens gai, je me sens fort, je marche en battant la terre de mes talons et en avalant des yeux tout ce qui passe, la nue dans le ciel, le soldat dans la rue ; je rôde à travers le marché, je longe la mairie, je vais au Breuil flâner, les mains derrière le dos, en chassant quelque caillou du bout de mon soulier, comme le receveur particulier qui marche devant moi et que j’imite un peu.

Il n’y a pas de devoirs, pas de pensums, ni père ni mère, personne, rien !

Il y a le tambour de ville qui s’arrête au coin du carrefour et amasse les gens ; il y a les officiers à épaulettes d’or que je frôle ; j’ai le droit d’aller à tous les rassemblements, d’écouter et de voir si quelqu’un fait une farce.

Je me fais cirer mes souliers tous les matins par Moustache. Ah ! mais !

Il m’a fallu seulement un mois de vacances avec la vache à conduire, les courses dans les champs, les promenades seul, pour m’ouvrir les idées et le cœur !


Nous allons le soir au café ; on est trois ou quatre anciens camarades ; on joue sa demi-tasse, son petit verre et l’on fait brûler son eau-de-vie ! Cette fumée, cette odeur d’alcool, le bruit des billes, le saut des bouchons, les gros rires, tout cela double mes sens et il me semble qu’il m’est poussé des moustaches et que je soulèverais le billard !

On va en sortant au Fer-à-Cheval faire un tour — comme des rentiers ! — On s’arrête en rond aux moments intéressants, je marche quelquefois à reculons devant la bande.

Puis l’âge reprend le dessus.

« C’est toi qui l’es ! Sauterais-tu ce banc à pieds joints ? Lèverais-tu cette pierre à bras tendu ?

— Je parie que je renverse Michelon. »

Je ne sais si je suis le plus fort, mais on le croit, tant j’y mets de volonté ! J’aurais préféré vomir le sang par la bouche que lâcher la pierre ou demander grâce à Michelon.

Je suis mon maître ; je fais ce que je veux et même je suis un peu le chef, celui qu’on écoute et qui a dit l’autre jour, quand un voyou nous a jeté une pierre ; « Ne bougez pas, vous autres ! » — J’ai attrapé le voyou et je l’ai ramené en le tenant par la ceinture, et en le calottant jusque devant la bande. — « Demande pardon ! » Il était plus grand que moi.


Nous avons fait une partie de bateau ; personne ne sait ramer, et nous avons failli nous noyer dix fois. Ah ! nous nous sommes bien amusés !

On m’avait voulu nommer capitaine.

« Des blagues ! nommez Michelon ; moi, je me couche. »

Et je me suis étendu dans le bateau, regardant le soleil qui me faisait cligner les yeux, et trempant mes mains dans l’eau bleue…


Un oncle de je ne sais quelle branche court après moi dans le Martouret et ne prend que le temps d’aller avertir mademoiselle Balandreau qu’il m’emmène dans sa carriole voir sa famille ; il me renverra après-demain.

« Filons, mon neveu. Hue ! la Grise. »

C’est moi qui tiens les rênes en passant dans le faubourg. J’envoie de temps en temps un coup de fouet inutile et j’ai l’air de jurer en frappant avec le manche : « Ah ! carcan !  »

Nous nous arrêtons au Cheval-Blanc pour le picotin à la Grise. Je saute de la carriole comme un clown et je donne un clic-clac en l’air comme un maquignon.

L’oncle de je ne sais quelle branche est fier comme tout.

« C’est mon neveu ! » dit-il à tout le monde dans l’hôtel.

Nous dînons les coudes sur la table, il me raconte (tout en mangeant des œufs au vin, puis des œufs au lard, pour finir par une salade aux œufs durs), il me raconte l’histoire de sa branche. Il a épousé ci, ça, il est issu de germain, etc.

« Tu verras tes cousines, elles sont jolies. »


Oui, elles le sont, et comme elles ont l’air déluré, mâtin !

C’est moi qui suis la fille, je redeviens gauche, je me sens bête. Elles parlent très bien français pour des paysannes. Elles ont été à l’école au bourg voisin.

« Un verre de vin ! me disent-elles.

— Oui, un verre de vin. »

Je n’en bois que pour trinquer dans les cabarets ou dans les auberges, parce que c’est gai les verres qui se choquent, comme je ne bois de cognac que pour faire des brûlots : c’est joli, les flammes bleues. Mais, ma foi, je me trouve dépassé tout d’un coup par ces cousines à l’air hardi, à la voix tintante, et je vais boire — boire du bleu et du courage.

« À votre santé ! » font-elles après avoir versé une goutte, une toute petite goutte au fond de leurs verres.

Elles ont rempli le mien jusqu’au bord.

Je crois que je suis un peu gris. — Gare à vous ! cousines.

C’est qu’en effet j’ai un toupet du diable, une audace d’enfer !


Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger ! et j’y entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.

Voilà comme je suis, moi !

Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons !

Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant pied à terre ; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons dégringoler ! Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.

Comme il fait beau ! un soleil d’or ! De larges gouttes de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui roulent sur leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique monotone dans l’air…


« Qu’est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une voix du seuil de la maison. »

Ce que nous faisons ?… Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai jamais été, comme je ne le serai jamais ! J’enfonce jusqu’aux chevilles dans les fleurs et je viens d’embrasser des joues qui sentaient la fraise.

Il faut rentrer, on nous appelle ! Nous revenons comme des gens sages, et ces demoiselles m’ont pris chacune par un bras ; elles s’appuient un peu en croisant les mains et me secouant le coude, chaque fois qu’elles veulent m’apprendre quelque chose, ou me demander ce que je sais.

On me gronde déjà, remarquez ! On prétend que je ne réponds pas ou que je réponds mal. « On ne me dira plus rien si je me moque comme ça… Voulez-vous bien ! »

On me donne des tapes, on me fait des reproches.

C’est que j’ai adopté un système pour être à l’aise : je les embrasse quand elles me posent une question que je trouve trop difficile.

Ah ! que j’ai bien fait de boire du vin !

Elles veulent me rouler.

« Vous savez la géographie ?

— Pas trop.

— Vous savez bien quel est le chef-lieu de… »

Je l’ignore absolument, et, pour m’en tirer, j’embrasse, j’embrasse ; j’en perds mon assurance, malgré le verre de vin, et si elles ne faisaient pas des petites mines pour se cacher, elles me verraient rougir comme une pivoine.


Nous arrivons à table. Il est midi. Les sabots des garçons de ferme battent l’heure du dîner dans la cour, et tout le monde rentre, même les poules, qui viennent attendre leur grain et se pressent contre la porte. Un poussin estropié se dépêche en tirant la patte ; les abords de la maison sont vides, je vois dans les champs s’arrêter les charrues et les laboureurs s’asseoir pour manger la soupe que vient d’apporter la servante dans son tablier vert.

C’est le grand calme de midi et son grand silence.


À notre table (on a servi le dîner à part pour le neveu), il y a une nappe blanche, des fruits dressés dans des soucoupes et une branche d’églantier, qui est là toute frissonnante dans l’eau, fraîche comme un panache vert avec des grelots rouges.

Il vient je ne sais quelle odeur de sureau. — Ah ! j’ai le cœur qui s’en va, tant cette odeur est douce !


Après le dîner.

« Si nous partions faire un tour en carriole avec notre cousin ?

— La Grise est trop fatiguée, dit le père.

— C’est vrai. Où irons-nous alors ? »

J’offre d’aller du côté des sureaux, et nous voilà au bout d’un moment occupés à vider la moelle de ces sureaux et à faire des sifflets luisants comme des cuivres ; la cousine Marguerite se coupe le doigt et laisse tomber de grosses gouttes de sang sur le blanc des feuilles.

On arrache une herbe pour la panser, et l’on va loin des vilains arbres qui sont cause qu’on s’est coupé.

On va vers la mare où les canards barbotent, on va dans la grange où les fléaux s’arrêtent quand les demoiselles et le cousin entrent ! Puis ils repartent décrivant un grand cercle, et battent en mesure les gerbes sur le plancher sonore. J’en attrape un pour essayer ; je sens tourner le battant qui part comme une fronde, et qui revient comme un marteau, qui prend de l’air et fait du vent… S’il touchait une tête, il la casserait comme du verre.

Au fond du clos, il y a un trou plein d’eau et de branches mortes, avec de petites grenouilles vertes qui luisent au soleil ; je fais une ligne avec un bâton que je ramasse à terre, un bout de ficelle que je trouve dans mes poches, et une épingle que fournit Marguerite. Sa sœur donne un morceau de ruban écarlate, et la pêche commence.

Quels cris quand la première rainette mord ! Mais il faut l’arracher de l’hameçon, personne n’ose, la grenouille s’échappe et les jeunes filles s’enfuient.


Je les suis ! Nous passons une journée délicieuse à battre les champs, à entrer jusqu’aux genoux dans la rivière ! je cours après elles en sautant sur les pierres, que polit le courant.

À un moment, le pied me glisse et je tombe dans l’eau.

Je sors ruisselant, et je m’en vais le pantalon tout collé et pesant, m’étendre au soleil. Je fume comme une soupe.

« Si nous le tordions ? » dit une cousine, en faisant un geste de lessive.

Elles vont de leur côté derrière une pierre qui les cache mal, ôter leurs bas ; elles ont les jambes trempées, quoi qu’elles en disent… et si blanches !

Enfin nous voilà séchés, et nous repartons joyeux.

Nous avons les yeux clairs, la peau brillante. Nous prenons des chemins bordés de mûres, et pleins de petites prunes violettes qui sont aigres comme du vinaigre, et que nous mangeons à poignées, — j’avale les noyaux pour faire l’homme.

On se fâche, on se perd ! mais on se retrouve toujours bras dessus, bras dessous, raccommodés et curieux : moi racontant ce que je fais à Saint-Étienne, les farces de collège ; elles disant des gaietés de pension, ceci, cela, et finissant par crier :

« Laquelle aimez-vous le mieux de nous deux ?

— Laquelle aimes-tu mieux ? » dit carrément Marguerite, qui jette le vous par-dessus les moulins et se plante devant moi.

Ne sachant que répondre, je les embrasse toutes deux.

On me fouette la figure avec une fleur et l’on s’écarte pour me bombarder de prunes violettes.


Le soir nous trouve un peu las, et nous causons sur la pierre usée devant la maison, comme de petits vieux à la porte d’une auberge.

Ah ! c’est Marguerite que je préfère décidément ! Elle me prend la main toujours à la fin de ses phrases, elle me dit, ébouriffant ma crinière de ses doigts :

« Rejette donc tes cheveux en arrière, tu n’es pas beau comme ça ! »

On me conduit à ma chambre qui est près du grenier, — le grenier où l’on a, l’hiver dernier, pendu les raisins, entassé les pommes, avec des bouquets de fenouil et des touffes sèches de lavandes. Il en est resté une odeur et je laisse la porte ouverte pour qu’elle entre chez moi, — encore un chez moi d’un soir !

Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s’éteindre les hameaux. Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se met à chanter. Il y a le coucou qui fait hou-hou ! dans les arbres du grand bois, et les grenouilles jacassent.

J’écoute et finis par ne rien entendre.

Le coq me réveille en sursaut, je m’étais endormi le front dans mes mains et je me déshabille avec un frisson pour dormir d’un sommeil sans rêve, étourdi de parfums, écrasé de bonheur.

Deux jours comme cela, — avec des disputes et des raccommodailles près des buissons, dans les fleurs, dans le foin ; le grand jeu du fléau, le chant doux des rivières et l’odeur du sureau !


Il faut partir !


« Tu m’écriras, dit Marguerite, me disant adieu. Tiens, tu garderas ce petit bouquet comme souvenir. Bonsoir !… »

Elle me donne son front à embrasser, rien que son front. Ces deux jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres ; elle a l’air toute sérieuse, et je la vois de loin, debout, qui agite son mouchoir, comme font les châtelaines dans les livres, quand leur fiancé s’en va ; je tâte le bouquet qu’elle a fourré dans ma poitrine et je me pique le doigt à ses épines. J’ai sucé ce doigt-là.

Nous le retrouverons, ce bouquet, avec des larmes dans les fleurs sèches…