L’Enfant (Vallès)/23
XXIII
MADAME VINGTRAS À PARIS
« Jacques ! »
C’est ma mère ! Elle s’avance, et mécaniquement, me prend la tête. Le petit Japonais rit, le créole bâille, — il bâille toujours.
Ma tête a été prise de côté, et ma mère a toutes les peines du monde à trouver une place convenable pour m’embrasser.
On nous a fait entrer dans une chambre où l’on voit à peine clair, c’est le soir, et la bougie que le concierge apporte ne jette qu’une faible lumière.
« Comme tu as grandi ! comme tu es devenu fort ! »
C’est son premier mot. Elle ne me laisse pas le temps de parler ; elle me tourne, retourne, et vire sur ses petites jambes.
« Embrasse-moi donc comme il faut ; va, ne sois pas méchant pour ta mère. »
C’est dit d’assez bon cœur. Elle crie toujours :
« Tu as si bonne tournure ! Je t’ai apporté un habit à la française ; je te ferai faire des bottes. Mais fais-toi donc voir : de la moustache ! tu as des moustaches ! »
Elle n’y peut plus tenir de joie, d’orgueil. Elle lève les mains au ciel et va tomber à genoux.
« C’est que tu es beau garçon, sais-tu ! »
Elle me dévisage encore.
« Tout le portrait de sa mère ! »
Je ne crois pas. J’ai la tête taillée comme à coups de serpe, les pommettes qui avancent et les mâchoires aussi, des dents aiguës comme celles d’un chien. J’ai du chien. J’ai aussi de la toupie, le teint jaune comme du buis.
Quant à mes yeux, prétendait madame Allard, la lingère, qui me demanda une fois si je la trouvais potelée, je ne pouvais pas cacher que j’étais Auvergnat ; ils ressemblaient à deux morceaux de charbon neuf.
« Tu as l’air sérieux aussi, sais-tu ? »
Peut-être bien. Cette année-là a été la plus dure. J’ai été humilié pour de bon, sans gaieté pour faire balance.
J’ai aussi un dégoût au cœur. Ma désillusion de Paris a été profonde.
Je vois l’horizon bête, la vie plate, l’avenir laid. Je suis dans la grande Babylone ! Ce n’est que cela, Babylone !
Les gens y sont si petits ! Je n’ai entendu que parler latin !
Dimanche et semaine, j’ai été à la merci de ce Legnagna qui est né faible, envieux, capon, et que l’insuccès a encore aigri.
Ces dix derniers jours m’ont pesé comme un supplice.
« Pourquoi ne m’écrivais-tu pas ?
— Je m’attendais à partir d’un jour à l’autre, dit ma mère. »
C’était pour épargner un timbre.
Je lui parle des reproches de pauvreté qu’on me faisait, des humiliations que j’ai bues.
« C’est lui qui parle de notre pauvreté ! Quand il aura gagné ce qu’a gagné ton père cette année, il pourra dire quelque chose…
— Mais alors, si mon père a gagné de l’argent, pourquoi ne pas lui avoir payé ma pension au prix des autres, quand je vous ai écrit qu’il m’insultait et que j’étais si malheureux ?
— Des insultes, des insultes ? — Eh bien, après ? Est-ce que tu t’en portes plus mal, dis, mon garçon ? Nous aurons toujours épargné trois cents francs, et tu seras bien content de les trouver après notre mort. Il y a trois cents francs et plus, tiens là-dedans… Ce n’est pas lui qui les aura ! »
Elle rit et tape sur sa poche.
« Il faut faire comme ça dans le monde, vois-tu ; maintenant que tu es grand, tu dois le savoir. Crois-tu par hasard qu’il t’a pris pour tes beaux yeux et pour nous faire la charité ? Non, on t’a pris comme une bonne vache, tu ne vêles pas comme ils veulent, tu n’as pas des prix à leur grand concours. Il fallait choisir mieux : qu’ils te tâtent avant que tu commences. Je vais lui dire son affaire, moi, attends un peu, va ! »
Je souffre de la voir se fâcher ainsi. Cet homme que je croyais haïr, voilà qu’il me fait de la peine !
Tout en m’annonçant ses intentions de le sabouler d’importance, ma mère dit :
« Fais tes paquets ! »
Nous étions déjà dans le corridor — le concierge y était aussi.
« Madame, rien ne peut sortir de la maison.
— Les affaires de mon fils ! — Je n’aurais pas le droit de prendre son linge ? Les chaussettes de mon enfant !… C’est votre Gnagnagna qui a dit ça ?
— Non. C’est le propriétaire, à qui M. Legnagna doit, et qui a donné la consigne.
Il y a le boulanger aussi qui a une note, puis le boucher…
Triste homme, oui, triste homme ! Il bousculait les pauvres, car il n’y avait pas que moi qu’il traitât mal. Tous ceux qui étaient abandonnés ou à prix réduit recevaient ses crachats, et les petits même recevaient des coups.
Il est bête — on parle de lui comme d’un type, entre pensions. On emploie son nom pour dire cuistre, bêta et un peu cafard.
Le raisonnement que vient de me tenir ma mère, l’argument de la vache, m’a ôté des scrupules, m’a frappé.
Cette vache… c’est vrai ! Ils ne m’ont pas pris pour mes beaux yeux, bien sûr !
« Non, va, tu peux être tranquille, » a repris ma mère, qui lisait mes réflexions dans mon silence et mon regard.
Je le plains tout de même, ce malheureux. J’obtiens de ma mère qu’elle ne fasse pas de scène, et nous obtenons du propriétaire qu’il laisse sortir mon trousseau. On quitte la pension, je ne sais comment. On prend un fiacre pour aller rejoindre les malles que ma mère a laissées au bureau de la diligence.
Elle murmure toujours des injures contre Legnagna ; ce sont des ricanements, des cris : elle le blague et le bouscule de la voix, du geste, comme s’il était là :
« Voulez-vous bien vous taire ! Ah ! si vous m’aviez dit ce que vous lui avez dit ! (Se tournant vers moi :) Tu n’as pas eu de cœur de t’être laissé traiter ainsi ! Ah ! tu n’es pas le fils de ta mère ! »
Suis-je un enfant du hasard ? Ai-je été fouetté par erreur pendant treize ans ? Parlez, vous que j’ai appelée jusqu’ici genitrix, ma mère, dont j’ai été le cara soboles, parlez !
« Et où allons-nous, maintenant ? »
Ma mère me pose cette question quand nous sommes déjà empilés dans la voiture. Le cocher attend.
« Nous n’allons pas coucher dans le fiacre, n’est-ce pas ? Voilà un an que tu es à Paris, et tu ne sais pas encore où mener ta mère, tu ne connais pas un endroit où descendre ? »
Je connais la Sorbonne ? — Le Sanglier ? — Est-ce qu’on lui ferait un lit aux Hollandais ?
« Allons, c’est moi qui vais te conduire ! Ah ! les enfants. »
Elle me pousse vers la portière.
« Appelle le cocher ?
— Cocher ! »
Il arrête et se penche.
« Connaissez-vous l’Écu-de-France ?
— C’est à Dijon, ça, ma bourgeoise !
— Dans toutes les villes, il y a un hôtel qui s’appelle l’Écu-de-France.
— Connais pas ici ! »
Relevant son châle sur ses épaules, prenant son sac de voyage d’une main, elle empoigne la portière de l’autre, et saute à terre.
« Je ne resterai pas une minute de plus dans cette voiture.
— Comme vous voudrez, mes enfants ; j’aime pas trimbaler du monde qui est si chose que ça ! Payez l’heure, et voilà vos malles. »
Nous payons, — et l’histoire d’Orléans, de la place de la Pucelle, de Nantes et du quai, recommence. Nous sommes debout devant des colis et des cartons à chapeau qui s’écroulent. Ma mère ne peut pas entrer dans une ville sans embarrasser la voie !…
Elle me donne des coups de parapluie.
« Mais remue-toi donc ! »
Je remue ce que je peux, il faut que je veille aux cartons, je n’ai pas grand’chose de libre sur moi, tout est pris, il me reste un doigt.
« Arrête une autre voiture. »
Je fais signe à un nouvel automédon, mais l’équilibre a des lois fatales qu’il ne faut pas violer, et ce signe me perd ! La montagne de bagages s’écroule. — Ma mère pousse un cri ! Les voitures s’arrêtent, des sergents de ville accourent, — toujours ! toujours ! Quelle spécialité !
Que serions-nous devenus sans des philanthropes qui passaient par là ?
Ils ne nous demandèrent rien qui pût attenter à nos convictions politiques ou religieuses ! Non, rien. Ils nous aidèrent de leurs conseils, sans exiger ni transaction de conscience ni lâcheté. Ce n’est pas les jésuites qui auraient fait ça !
Ils nous conseillèrent d’aller en face « juste en face, où il y a un écriteau » et ils nous apprirent que les chambres meublées étaient pour les gens qui n’en avaient pas.
« Tu ne le savais donc pas, Jacques ! dit ma mère. C’est les vers latins qui l’auront rendu comme ça ! ou peut-être un coup. Tu n’es pas tombé sur la tête, dis ?
— Non, sur le derrière seulement. »
Ma mère paraît un peu plus tranquille.
Nous sommes installés : une chambre et un cabinet.
Des cris dans la chambre de ma mère…
« Jacques, Jacques !
— Me voilà. »
À peine j’ai le temps de passer mon pantalon, mais j’ai tout le mal du monde pour le garder.
Elle l’a attrapé par le fond, et elle m’attire à elle, à rebours.
« Es-tu mon fils ? »
Je commence à être sérieusement inquiet. Elle me l’a déjà demandé une fois.
Je vois, éparpillées sur la table, deux culottes et deux vestes que j’ai portées toute cette année.
Elle me fait tourner brusquement et me fixe comme si elle soupçonnait toujours que je lui ai présenté un étranger à ma place.
Enfin presque sûre que je ne me suis pas trompé, avertie d’ailleurs par la voix du sang, elle laisse échapper sa douleur.
« Jacques, dit-elle, Jacques, sont-ce là les culottes, sont-ce là les vestes, est-ce l’habit bleu barbeau que je t’ai envoyés ? Je sais comme un habit est tout de suite sale avec toi, je le sais, mais je ne puis pas croire que tu aies mangé la couleur pour t’amuser, et puis ce que je t’ai envoyé était plus large ! Il y avait une ressource dans le fond, du flottant, de l’air, de la place ! Ici, rien ! rien ! »
« Jacques, nous l’avons cousu ensemble, ton père et moi ! Je te l’ai écrit, tu le savais ! — Qu’ont-ils fait de mon fils ? »
C’est la troisième fois qu’elle a l’air d’être inquiète ! Je me tâte.
« Mais explique-toi, imbécile ! »
Oh non, elle m’a bien reconnu.
J’explique l’histoire des vêtements.
J’avais usé les habits que je portais en arrivant. Ceux qu’on m’avait envoyés, taillés par mon père, cousus par ma mère, étaient trop larges ; il aurait pu tenir quelqu’un avec moi dedans. Je ne connaissais personne.
Je suis tombé sur Rajoux qui était deux fois gros comme moi, et qui avait, lui, des habits trop petits.
Il m’a demandé si je voulais changer, que j’avais une si drôle de tournure avec ces fonds trop abondants. Ça inquiétait beaucoup de gens de me voir marcher avec difficulté ! Que ne disait-on pas ?
Nous avons signé le marché un jour au dortoir, il m’a donné ses frusques, j’ai pris les siennes, et j’ai pu jouer aux barres, de nouveau.
Ma mère se taisait. J’attendais accablé ; enfin elle sortit de son silence.
« Ah ! ce n’est pas du mauvais drap !… Mais il ne devait rien y connaître, ton Rajoux, tu aurais pu demander quelque chose en retour, un gilet de flanelle, un bout de caleçon. Ah ! si ç’avait été moi ! va ! Oui le drap est bon. Seulement nous n’avons pas de pièce (examinant un fond rayé) ; pour ce fond-là je ne vois que le tapis de ma chambre. Je pourrai arranger cette doublure avec mes vieux rideaux. »
Diable !
« Tu ne peux pas faire des conquêtes avec ça, par exemple. Et moi j’aime bien un homme qui a un peu de coquetterie dans sa toilette, — une redingote verte, — un pantalon à carreaux… Oh ! je ne voudrais pas qu’on en abuse ! Plaire, mais non pas se lancer dans le vice ; parce qu’on est bien mis, ne pas rouler dans la vie dorée, non ! mais, tu diras ce que tu voudras, un brin d’originalité ne fait pas mal, et je ne t’en aurais pas voulu, si on s’était retourné pour te regarder à mon bras dans la rue. Qui est-ce qui se retournera pour te regarder ? personne ! Tu passeras inaperçu. Enfin, si tu es modeste !… (il y a un peu d’ironie et de désappointement dans l’accent), mais c’est du bon, je ne dis pas que ce n’est pas du bon. »
« Où me mènes-tu dîner ? »
Elle dit ça presque comme mademoiselle Herminie le disait à Radigon, en me câlinant.
Il me va et me touche, cet air bon enfant, et je lui parle tout de suite de Tavernier, à trente-deux sous.
« Je voudrais aller une fois aux Frères-Provençaux ou chez Véfour ; — pour une fois, on n’en meurt pas, va ; puis ton père a fait une si bonne année ! »
J’ai eu toutes les peines du monde à éviter Véfour. Elle était disposée à ne pas lésiner ; s’il fallait dix francs, on les mettrait ! « Ah ! tant pis ! on fait la noce ! »
Dix francs, fichtre ! — j’entrevis la note montant à un louis, ma mère les appelant voleurs. « Je sais le prix de la viande, moi ! Vous ne m’apprendrez pas ce que c’est qu’un rognon. Vingt sous pour un fromage ! »
Je mentis un peu, je dis qu’il y avait des amis qui y avaient dîné, et qu’ils m’avaient juré que les côtelettes coûtaient trente sous.
« On s’est moqué de toi, mon garçon ! Ah ! tu ne t’es pas plus déluré que ça dans ton Paris ! Tu ne me feras pas croire qu’on demande trente sous pour une côtelette. Mais avec trente sous on peut avoir un petit cochon dans nos pays !
— Ce n’est pas si bon qu’on le croit ! (je hasarde cela timidement).
— Si c’est mauvais, je leur savonnerai la tête pour leurs dix francs, sois tranquille ! »
Je ne l’étais pas, et je reprends :
« Essayons de Tavernier d’abord, crois-moi. »
Nous allons chez Tavernier.
Elle a commencé par dire en entrant :
« C’est trop beau ici pour qu’ils donnent bon ; tout ça c’est du flafla, vois-tu ? »
Elle parlait tout haut, comme chez elle, et j’étais tout honteux en voyant la dame du comptoir des desserts qui l’entendait.
Pour trouver une place, nous avons fait trois fois le tour de la salle.
On commence à dire que nous passons bien souvent ! Enfin ma mère paraît fixée.
« Nous serons bien ici… — non, de ce côté-là… — Va-t’en voir si nous ne pourrions pas nous mettre près de la fenêtre, au fond. »
Je traverse le restaurant, rouge jusqu’aux oreilles.
Nous interrompons la circulation des garçons de salle et la délivrance des menus. Il m’arrive deux ou trois fois de m’opposer absolument au passage d’une sole et d’un œuf sur le plat. Le garçon prenait à gauche, moi aussi ! — À droite : il me trouvait encore ! Il allait droit — halte-là !
Des paris s’engagent dans le fond.
— Passera, passera pas !
Ma mère disait : C’est mon fils !
« Je vous en félicite, madame ! »
Je parviens à la rejoindre ; le garçon m’a filé sous le bras, aux applaudissements des spectateurs. Ceux qui ont perdu à cause de moi, règlent leurs paris en louchant de mon côté, en me regardant d’un air courroucé.
Nous sommes plus forts à deux ; ma mère ne veut plus me quitter.
« Restons ensemble, dit-elle ! »
Nous nous portons sur un point stratégique qui nous paraît le plus sûr, et nous tenons conseil.
On nous regarde beaucoup.
« Tu as faim ? mon pauvre enfant ! »
Pourquoi m’appelle-t-elle son pauvre enfant, devant tout ce monde-là ?
Une scie s’organise.
« Va rincer l’pau…
— Consoler l’pau…
— Remplir l’pau… vre enfant. »
Mais on est allé avertir le patron, qui mettait du vin en bouteilles. Il arrive avec sa serviette qui frémit sous son bras.
« Êtes-vous venus pour dîner ? Voyons ! »
Je réponds « non », audacieusement.
Étonnement de cet homme, — murmure de la foule.
J’ai dit non, parce qu’il avait l’air si furieux !
« Vous n’êtes pas venus pour dîner ? Pour quoi faire donc ?
— Monsieur, je m’appelle madame Vingtras, j’arrive de Nantes, — Il s’appelle Jacques, lui ! »
On crie bravo ! dans la salle. — Écoutez ! écoutez ! laissez parler l’orateur !
Mes oreilles tintent. Je n’entends plus. Je distingue seulement que le patron dit : Il faut en finir !
On vint à bout de nous ; on nous accula dans un coin.
J’avouai à la fin que nous étions venus pour dîner.
On nous servit en se tenant sur la défensive.
« Je connais ça, disait un des garçons, un vieux ; ce sont des frimes, ils font les ânes pour avoir du foin, tout à l’heure, ils pisseront à l’anglaise. »
« J’aime autant un autre restaurant, et toi ? demande ma mère.
— Moi aussi, oh ! oui, moi aussi. Je déteste la chanson : Rincer l’pau…, vider le pau… Nous irons chez Bessay, il est à deux pas justement, et ce n’est que vingt-deux sous. »
Ma mère s’installe chez Bessay.
« Qu’allez-vous me donner, monsieur le garçon ?
— Maman, on ne dit pas Monsieur le garçon ?
— Ah ! tu es devenu impoli, maintenant ! Il ne faut pas être si fier avec les gens, on ne sait pas ce qu’on peut devenir, mon enfant ! »
Le garçon n’a pas répondu à la question polie de ma mère, il est occupé avec un client, à qui il dit :
« Nous avons une tête de veau, n’est-ce pas ? »
Le monsieur fait signe que oui, il ne nie pas, il a bien une tête de veau.
Le garçon revient à nous.
« Voyons, que nous conseillez-vous ? dit ma mère.
— Je vous recommande le fricandeau.
— Je ne suis pas venue à Paris pour manger ce que je puis manger chez moi, — non. — Que mangeriez-vous, vous-même ? Dites-nous ça ? »
Elle compte qu’il lui parlera comme un ami. « Là, voyons, qu’y a-t-il de bon ? De quel pays êtes-vous ? »
Il propose un plat, elle a l’air d’accepter, mais non, non, elle a réfléchi…
« Jacques, rappelle-le !
— Garçon ! »
Je dis ça timidement, comme on sonne à la porte d’un dentiste. J’espère qu’il ne m’entendra pas.
« Tu ne vois donc pas qu’il s’en va : cours après lui, cours donc ! »
Je rattrape le garçon qui, un pied en l’air, la tête en bas, crie d’une voix de stentor dans l’escalier :
« Et mes tripes ? »
Il se retourne brusquement :
« Qu’y a-t-il ?
— Ce n’est pas un rôti qu’il faut.
— Qu’est-ce qu’il faut, alors ! »
Ma mère, du fond de la salle :
« Une bonne côtelette, pas très grasse ; si elle est grasse, il n’en faut pas ; avec une assiette bien chaude, s’il vous plaît ! »
« La côtelette… enlevons !
— Je vous ai dit : pas grasse !
— Ce n’est pas gras, ça, madame !
— Voyons, mon ami, si vous êtes franc… »
Le garçon a disparu.
Ma mère tourne et retourne la côtelette du bout de sa fourchette ; elle finit par accoucher de cette proposition :
« Jacques, va t’informer à la cuisine si on veut te la changer.
— Maman !
— Si on ne peut pas avoir ce qu’on aime avec son argent ! Ne dirait-on pas que nous demandons la charité, maintenant ! (d’une voix tendre) : Tu voudrais donc que je mange quelque chose qui me ferait du mal ? Va prier qu’on la change, va, mon ami. »
Je ne sais où me fourrer ; on ne voit que moi, on n’entend que nous ; je trouve un biais, et d’un air espiègle et boudeur, (je crois même que je mords mon petit doigt) :
« Moi qui aime tant le gras !
— Tu l’aimes donc, maintenant ? Qu’est-ce que je te disais, quand j’étais forcée de te fouetter pour que tu en manges ? que tu en serais fou un jour. Tiens, mon enfant, régale-toi. »
Je déteste toujours le gras, mais je ne vois que ce moyen pour ne pas reporter la côtelette, puis je pourrai peut-être escamoter ce gras-là. En effet, j’arrive à en fourrer un morceau dans mon gousset, et un autre dans ma poche de derrière.
Mais un soir ma mère me prend à part ; elle a à me parler sérieusement :
« Ce n’est pas tout ça, mon garçon, il faut savoir ce que nous allons faire maintenant. Voilà une semaine que nous courons les théâtres, que nous nous gobergeons dans les restaurants, et nous n’avons rien décidé pour ton avenir. »
Chaque fois que ma mère va être solennelle, il me passe des sueurs dans le dos. Elle a été bonne femme pendant sept jours ; le huitième, elle me fait remarquer qu’elle se saigne aux quatre veines, que j’en prends bien à mon aise. « On voit bien que ce n’est pas toi qui gagne l’argent. Le restaurant, ce n’est que 22 sous pour un, mais pour deux, c’est 44 sous, sans compter le garçon. Tu as voulu qu’on lui donnât trois sous ! Je les ai donnés, c’est bien, quand deux auraient suffi parfaitement ; si c’était moi, je ne donnerais rien, pas ça ! »
Elle a une façon de souligner les plaisirs qu’elle m’offre qui les gâte un peu.
Quand nous sommes allés au Palais-Royal, par exemple, il faut que je rie pendant deux jours — pour bien montrer que ça n’a pas été de l’argent perdu. — Si je ne me tords pas les côtes, elle dit : — C’était bien la peine de dépenser 4 francs ! »
Je ris autant que je puis ! Dès qu’elle tourne la tête, je me repose un peu, mais ça fatigue tout de même !
Elle m’a mené voir l’Hippodrome — nous sommes revenus à pied. Elle aime marcher, moi pas. J’ai l’air mélancolique.
« Monsieur fait le triste, maintenant ! Tu ne faisais pas le triste quand tu jouais au mirliflor dans une bonne seconde et que tu regardais les écuyères. »
Au mirliflor ???
— Allons ! Que va-t-on faire de toi ?
— Je n’en sais rien !
— As-tu une idée ?
— Non.
— Il faut finir tes classes. »
Je n’en vois pas la nécessité.
Ma mère devine le fond de ma pensée.
« Je parie, — oui, je parie ! — qu’il consentirait à ce que les sacrifices qu’on a faits pour lui soient perdus. Il accepterait de quitter le collège, tenez ! Il laisserait ses études en plan !… »
Pour ce que ça m’amuse et pour ce que ça me servira !… (c’est en dedans toujours que je fais ces réflexions).
« Mais répondras-tu, crie ma mère, me répondras-tu ?
— À quoi voulez-vous que je réponde ?
— Que comptes-tu faire ? As-tu une idée, quelque chose en tête ? »
Je ne réponds pas, mais tout bas je me dis :
Oui, j’ai une idée et quelque chose en tête ! J’ai l’idée que le temps passé sur ce latin, ce grec — ces blagues ! est du temps perdu ; j’ai en tête que j’avais raison étant tout petit, quand je voulais apprendre un état ! J’ai hâte de gagner mon pain et de me suffire !
Je suis las des douleurs que j’ai eues et las aussi des plaisirs qu’on me donne. J’aime mieux ne pas recevoir d’éducation et ne pas recevoir d’insultes. Je ne veux pas aller au théâtre le lundi, pour que le mardi on me reproche de m’y avoir conduit ; je sens que je serai malheureux toujours avec vous, tant que vous pourrez me dire que je vous coûte un sou !…
Voilà ce que je pense, ma mère !
J’ai à vous dire autre chose encore ; — malgré moi je me souviens des jours, où, tout enfant, j’ai souffert de votre colère. Il me passe parfois des bouffées de rancune, et je ne serai content, voulez-vous le savoir, que le jour où je serai loin de vous !…
Ces pensées-là, à un moment, m’échappent tout haut !
Ma mère en est devenue pâle.
« Oui, je veux entrer dans une usine, je veux être d’un atelier, je porterai les caisses, je mettrai les volets, je balaierai la place, mais j’apprendrai un métier. J’aurai cinq francs par jour quand je le saurai. Je vous rendrai alors l’argent du Palais-Royal, et les trois sous du garçon !
— Tu veux désespérer ton père, malheureux !
— Laissez-moi donc avec vos désespoirs ! Ce que je veux, c’est ne pas prendre sa profession, un métier de chien savant ! Je ne veux pas devenir bête comme N***, bête comme D***. J’aime mieux une veste comme mon oncle Joseph, ma paie le samedi, et le droit d’aller où je veux le dimanche. »
« Et tu voudrais ne plus nous voir, tu dis ? »
Elle a oublié toutes les autres colères qui blessent son orgueil, dérangent ses plans, déconcertent sa vie, pour ne se rappeler qu’une phrase, celle où j’ai crié que je ne les aimais pas, et ne voulais plus les voir !
Son air de tristesse m’a tout ému ; je lui prends les mains.
« Tu pleures ? »
Elle n’a pu retenir un sanglot, et avec un geste si chagrin, comme j’en ai vu dans les tableaux d’église, elle a laissé tomber sa tête dans ses mains…
Quand elle releva son visage, je ne la reconnaissais plus ; il y avait sur ce masque de paysanne toute la poésie de la douleur ; elle était blanche comme une grande dame, avec des larmes comme des perles dans les yeux.
« Pardon ! »
Elle me prit la main. Je demandai pardon encore une fois.
« Je n’ai pas à te pardonner… J’ai à te demander seulement, vois-tu, de ne plus me dire de ces mots durs. »
Elle baissa la voix et murmura :
« Surtout, si je les ai mérités, mon enfant…
— Non, non, dis-je à travers les larmes.
— Peut-être, fit-elle. Je veux être seule ce soir, tu peux sortir… Laisse-moi. Laisse-moi. »
Elle me fit donner la clef — « pour qu’il puisse rester jusqu’à minuit, » avait-elle dit à M. Molay, le propriétaire.
Je pris le premier chemin qui s’ouvrit devant moi, je me perdis dans une rue déserte, et je pensai, tout le soir, aux paroles touchantes qui venaient d’effacer tant de paroles dures et de gestes cruels…
« Jacques ? est-ce que tu veux nous accorder cette grâce d’aller encore au collège ?
— Oui, mère. »
Je ne l’appelai plus que « mère » à partir de ce jour jusqu’à sa mort.
« Ah ! tu me fais plaisir ! Merci, mon enfant ! Vois-tu ! J’aurais tant souffert de voir qu’après avoir fait toutes tes classes tu t’arrêtais avant la fin. C’est pour ton père que ça me faisait de la peine. Tu le contenteras, tu seras bachelier, et puis après… Après, tu feras ce que tu voudras… puisque tu serais malheureux de faire ce que nous voulons… »
Il a été décidé, le lendemain du jour où elle avait pleuré, que l’on ne parlerait plus de l’École normale, et que je préparerais simplement mon baccalauréat.
J’ai accepté, heureux d’essuyer avec cette promesse, et de laver avec ce sacrifice les yeux de la pauvre femme !
Elle ne me parle plus comme jadis.
Elle est si grave, et a si peur de me blesser !
« Je t’ai fait bien souffrir avec mes ridicules, n’est-ce pas ? »
Elle ajoute avec émotion :
« C’est toi qui me gronderas maintenant. Tu auras la bourse, d’abord. Ne dis pas non, j’y tiens, je le veux. Puis je suis une vieille femme, tu dois t’ennuyer d’être avec moi tout le temps. Je puis très bien rester à causer avec Madame Molay. Elle me mènera voir les belles choses aussi bien que toi. Je veux que tu aies tes soirées, au moins. Revois tes amis, tes camarades ; va chez Matoussaint. »
J’ai rejoint Matoussaint dans une chambre du quartier latin, où il demeure avec un homme qui a dix ans de plus que lui, qui est jacobin et qui écrit dans un journal républicain. Il fait une histoire de la Convention.
Matoussaint écrit sous sa dictée.
Ils étaient en train de causer gravement. On m’a fait bon accueil, mais on a continué la conversation.
Leurs phrases font un bruit d’éperons :
« Un journaliste doit être doublé d’un soldat, » — « Il faut une épée près de la plume, » — « Être prêt à verser dans son écritoire des gouttes de sang. » — « Il y a des heures dans la vie des peuples. »
Matoussaint et son ami le journaliste, comme nous l’appelons, m’ont prêté des volumes que j’ai emportés jeudi. Le dimanche suivant, je n’étais plus le même.
J’étais entré dans l’histoire de la Révolution.
On venait d’ouvrir devant moi un livre où il était question de la misère et de la faim, où je voyais passer des figures qui me rappelaient mon oncle Joseph ou l’oncle Chadenas, des menuisiers avec leurs compas écartés comme une arme, et des paysans, dont les fourches avaient du sang au bout des dents.
Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles, en criant que Madame Veto affamait le peuple ; et la pique à laquelle était embrochée la miche de pain noir — un drapeau — trouait les pages et me crevait les yeux.
C’était de voir qu’ils étaient des pauvres gens comme mes grands-parents, et qu’ils avaient les mains couturées comme mes oncles ; c’était de voir les femmes qui ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions un sou dans la rue, et d’apercevoir avec elles des enfants qu’elles traînaient par le poignet ; c’était de les entendre parler comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la mère Vincent, comme moi ; c’était cela qui me faisait quelque chose et me remuait de la plante des pieds à la racine des cheveux.
Ce n’était plus du latin, cette fois. Ils disaient : « Nous avons faim ! Nous voulons êtres libres ! »
J’avais mangé du pain trop amer chez nous, j’avais été trop martyr à la maison pour que le bruit de ces cris ne me surprît pas le cœur.
Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que j’avais toujours portés et qui avaient toujours fait rire ; je les remplaçais par l’uniforme des bleus, je me glissais dans les haillons de Sambre-et-Meuse.
On n’était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était fusillé par l’ennemi, et l’on mourait comme Barra. Vive le peuple !
C’étaient des gens en tablier de cuir, en veste d’ouvrier, et en culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres qu’on venait de me donner à lire, et je n’aimais que ces gens-là, parce que, seuls, les pauvres avaient été bons pour moi, quand j’étais petit.
Je me rappelais maintenant des mots que j’avais entendus dans les veillées, des chansons que j’avais entendues dans les champs, les noms de Robespierre ou de Buonaparte au bout de refrains en patois ; et un vieux, tout vieux, avec des cheveux blancs, qui vivait seul au bout du village, et qu’on appelait le fou. Il mettait quelquefois sur ses cheveux blancs un bonnet rouge et regardait les cendres d’un œil fixe.
Je me rappelais celui qu’on appelait le sans-culotte et qui ne tolérait pas les prêtres. Il était sorti de la maison le jour où sa femme, avant de mourir, avait demandé le bon Dieu.
Je me souvenais aussi des gestes qu’on avait faits, devant moi, en tapant sur la crosse d’un fusil, ou en allongeant le canon, avec un regard de colère, du côté du château.
Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d’ouvriers, bondissait dans mes veines de savant malgré moi !
Il me prenait des envies d’écrire à l’oncle Joseph et à l’oncle Chadenas… « Soyez sûrs que je ne vous ai pas oubliés, que j’aurais mieux aimé être avec vous à la charrue ou à l’étable, qu’être dans la maison au latin. Mais si vous marchez contre les aristocrates, appelez-moi ! »
« Tu as l’air tout exalté depuis quelque temps, » dit ma mère.
C’est vrai — j’ai sauté d’un monde mort dans un monde vivant. — Cette histoire que je dévore, ce n’est pas l’histoire des dieux, des rois, des saints, — c’est l’histoire de Pierre et de Jean, de Mathurine et de Florimond, l’histoire de mon pays, l’histoire de mon village ; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui est à peine séchée.
Comme je profite avec passion de la liberté que me laisse ma mère ! J’arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le cœur dans les livres qui sont là, ou pour entendre le journaliste parler du drapeau républicain engagé sur les ponts, et défendu par les brigades au cri de : « Vive la nation ! — À bas les rois ! — La liberté ou la mort. »
Être libre ? Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais ce que c’est d’être victime, je le sais, tout jeune que je suis.
Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint que nous sommes en campagne, et chacun fait ses rêves.
Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux armées, les épaulettes d’or et la grande ceinture tricolore.
Moi je me vois sergent, je dis : Allons-y ! Eh ! mes enfants ! On est tous du même pays, autour du même feu du bivouac, et l’on parle de la Haute-Loire.
Je rêve l’épaulette de laine, le baudrier en ficelle.
Je voudrais être du bataillon de la Moselle. Avec des paysans et des ouvriers. L’oncle Joseph serait capitaine et l’oncle Chadenas, lieutenant.
Nous retournerions faire de la menuiserie, ou moissonner les champs « après la victoire. »
Le journaliste nous mène un soir à l’imprimerie, dans le rez-de-chaussée noir où le journal se tire ; il est l’ami d’un des ouvriers.
La machine roule, avale les feuilles, et les vomit, les courroies ronflent. Il y a une odeur de résine et d’encre fraîche.
C’est aussi bon que l’odeur du fumier. Ça sent aussi chaud que dans une étable. Les travailleurs sont en manches de chemise, en bonnet de papier. Il y a des commandements comme sur un navire en détresse. Le margeur, comme un mousse, regarde le conducteur, qui surveille comme un capitaine.
Un rouleau de la machine s’est cassé. — Ohé ! — oh !
On arrête, — et, cinq minutes après, la bête de bois et de fer se remet à souffler.
J’ai trouvé l’état qui me convient…
J’aurai, moi aussi, le bourgeron bleu, et le bonnet de papier gris, j’appuierai sur cette roue, je brusquerai ces rouleaux, je respirerai ce parfum, — c’est grisant, vrai ! comme du gros vin.
Compositeur ? Non. — Imprimeur, à la bonne heure ! Le beau métier, où l’on entend vivre et gémir une machine, où tout le monde à un moment est ému comme dans une bataille.
Il faut être fort, — de grands gestes. Il y a du fer, du bruit, j’aime ça. On gagne sa vie, et l’on lit le premier le journal.
Je n’en parle pas ; je garde pour moi mon projet. Je sens que c’est une force d’être muet, quand ce que l’on veut est ce que les autres ne veulent pas. Je ne dirai rien, mais quelle joie !
Il y a un peu de vanité cruelle dans cette joie-là.
Je pense que je vais être si supérieur aux camarades qui mènent la vie de bohème ! — il n’y a pas à dire — parce qu’ils n’ont pas d’ouvrage sûr ; tandis que moi, je me ferai mes cinq francs par jour vaille que vaille, en ne fatiguant que mes bras.
Je ne dépendrai de personne, et la nuit je lirai, le dimanche j’écrirai. — Je serai d’une société secrète, si je veux. — J’aurai mangé quand j’irai, et je pourrai encore donner quelque chose pour les prisonniers politiques ou pour acheter des armes…
« Jacques, j’ai reçu une lettre de ton père, qui décide que nous retournerons à Nantes pour que tu prépares ton baccalauréat avec lui. »
Je n’y pensais plus. J’étais dans la révolution jusqu’au cou, et j’aimais Paris maintenant. Cette imprimerie !… Puis nous avions été manger des ordinaires dans des crèmeries, où il venait des ouvriers qui avaient appartenu aux Saisons et qui avaient été mêlés à des émeutes.
La blouse et la redingote s’asseyaient à la même table et l’on trinquait.
Le dimanche, nous allions dans une goguette, la Lyre chansonnière ou les Enfants du Luth : je ne me rappelle plus bien.
Je m’ennuyais un peu quand on chantait des gaudrioles ; mais on disait tout à coup : « C’est Festeau, c’est Gille. » Et il me semblait entendre dans le lointain la batterie sourde d’un tambour républicain, puis la batterie était plus claire, Gille entonnait, et cette musique tirait à pleines volées sur mon cœur.
Je ne sais pas cependant, si je ne préfère pas aux chansons qui parlent de ceux qui vont se battre et mourir, les chansons de batteur de blé ou de forgeron, qu’un grand mécanicien, qui a l’air doux comme un agneau, mais fort comme un bœuf, chante à pleine voix. Il parle de la poésie de l’atelier, — le grondement et le brasier, — il parle de la ménagère qui dit : « Courage, mon homme, — travaille, — c’est pour le moutard. »
À un moment, le chanteur baisse la voix. « Fermez la fenêtre, dit quelqu’un. » Et l’on salue au refrain :
Il y a de la révolte au coin des vers. — Moi, j’en mets du moins, moi qui, hier, ai ouvert l’Histoire de dix ans, qui n’en suis plus à 93. J’en suis à Lyon et au drapeau noir. Les tisseurs se fâchent, et ils crient : Du pain ou du plomb !
« Jacques, c’est lundi que nous partirons pour Nantes. »
Un coup de couteau ne me ferait pas plus de mal.
Il y a un mois, je serais parti content, et j’aurais peut-être craché sur Paris en passant la barrière, tant j’avais été étouffé là-dedans, tant j’avais eu de désillusions en voyant mes camarades, et mes maîtres.
Mais depuis un mois il y a eu les larmes de ma mère, et au lendemain de cette scène, la liberté pleine ; de temps en temps quarante sous, pour souper d’un peu de cochon avec des amis, et, le dimanche, dîner d’un bœuf braisé à Ramponneau.
J’ai été mêlé à la foule, j’ai entendu rire en mauvais français, mais de bon cœur. J’ai entendu parler du peuple et des citoyens, on disait Liberté et non pas Libertas.
Il a toujours été question de pauvreté autour de moi ; mon père a été humilié parce qu’il était pauvre, je l’ai été aussi, et voilà qu’au lieu des discours de Caton, de Cicéron, des gens en o, onis, us, i, orum, je vois qu’on se réunit sur la place publique pour discuter la misère, et demander du travail ou la mort.
« Hé ! Jean-Marie, puisqu’il n’y a pas de miche à la maison, vaut-il pas mieux passer le goût du pain ? »
Retourner là-bas ?
À qui parlerai-je de république et de révolte ?
Est-ce qu’on s’est jamais soulevé à Nantes ? Ce serait autre chose à Lyon !
Oh ! si je n’avais promis à ma mère ! — si elle n’avait pas pleuré !
Si elle n’avait pas pleuré, j’aurais dit : « Je ne veux pas partir. » Le puritain m’aurait placé comme garçon de bureau, comme homme de peine, dans un des journaux. Il y a justement (c’était une chance !), il y a une place au National ; on donne trente francs par mois pour tenir la copie, pour lire à l’homme qui corrige. J’aurais vécu avec ces trente francs-là. Ma besogne faite, je descendais dans l’imprimerie sentir l’encre et le papier, et je demandais aux ouvriers de m’apprendre l’état.
Si j’en parlais à ma mère ?
Je lui en parle.
« Tu m’avais dit, cependant…
— C’est vrai, oui. »
Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint.
Le journaliste me donne du courage.
« Vous reviendrez, mon cher.
— Écrivez-moi, au moins !
— Oui. Même, dit-il en souriant, si c’est pour vous appeler à l’assaut de l’Élysée.
— Surtout dans ce cas, citoyen ! »