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L’Enfant (Vallès)/3

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 27-34).

III

LE COLLÈGE


Le collège. — Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n’était pas loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où étaient la mairie, le marché aux fruits, le marché aux fleurs, le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville. Puis le bout de cette rue était bruyant, il y avait des cabarets, « des bouchons, » comme on disait, avec un trognon d’arbre, un paquet de branches, pour servir d’enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles, un goût de vin qui me montait au cerveau, m’irritait les sens et me faisait plus joyeux et plus fort.

Ce goût de vin ! — la bonne odeur des caves ! — j’en ai encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.

Les buveurs faisaient tapage ; ils avaient l’air sans souci, bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments pleins leur blouse — ils criaient, topaient en jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.

Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier ! Le soleil jette de l’or dans les verres, il allume un bouton sur cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.


À deux minutes de là, le collège moisit, sue l’ennui et pue l’encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l’étude.

Quelle odeur de vieux !…


C’est mademoiselle Balandreau qui m’y conduit. — Ma mère est souffrante. — On me fait mon panier avant de partir, et je vais m’enfermer là-dedans jusqu’à huit heures du soir. À ce moment-là, mademoiselle Balandreau revient et me ramène. J’ai le cœur bien gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.


Mon père fait la première étude, celle des élèves de mathématiques, de rhétorique et de philosophie. Il n’est pas aimé, on dit qu’il est chien.

Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son étude, près de sa chaire, et je suis là, faisant mes devoirs à ses côtés, tandis qu’il prépare son agrégation.

Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop méchants pour moi ; ils me voient timide, craintif, appliqué ; ils ne me disent rien qui me fasse de la peine, mais j’entends ce qu’ils disent de mon père, comment ils l’appellent ; ils se moquent de son grand nez, de son vieux paletot, ils le rendent ridicule à mes yeux d’enfant, et je souffre sans qu’il le sache.

Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là. « Qu’est-ce que tu as donc ? — Comme il a l’air nigaud ! »

Je viens de l’entendre insulter et j’étais en train de dévorer un gros soupir, une vilaine larme.

Il m’envoie souvent, pendant l’étude du soir, demander un livre, porter un mot à un des autres pions qui est au bout de la cour, tout là-bas… il fait noir, le vent souffle ; de temps en temps, il y a des étages à monter, un long corridor, un escalier obscur, c’est tout un voyage : on se cache dans les coins pour me faire peur. Je joue au brave, mais je ne me sens bien à l’aise que quand je suis rentré dans l’étude où l’on étouffe.

J’y reste quelquefois tout seul, quand mademoiselle Balandreau est en retard. Les élèves sont allés souper, conduits par mon père.


Comme le temps me semble long ! C’est vide, muet ; et s’il vient quelqu’un, c’est le lampiste qui n’aime pas mon père non plus, je ne sais pourquoi : un vieux qui a une loupe, une casquette de peau de bête et une veste grise comme celle des prisonniers ; il sent l’huile, marmotte toujours entre ses dents, me regarde d’un œil dur, m’ôte brutalement ma chaise de dessous moi, sans m’avertir, met le quinquet sur mes cahiers, jette à terre mon petit paletot, me pousse de côté comme un chien, et sort sans dire un mot. Je ne dis rien non plus, et ne parle pas davantage quand mon père revient. On m’a appris qu’il ne fallait pas « rapporter. » Je ne le fais point, je ne le ferai jamais dans le cours de mon existence de collégien, ce qui me vaudra bien des tortures de la part de mes maîtres.

Puis, je ne veux pas que parce qu’on m’a fait mal, il puisse arriver du mal à mon père, et je lui cache qu’on me maltraite, pour qu’il ne se dispute pas à propos de moi. Tout petit, je sens que j’ai un devoir à remplir, ma sensibilité comprend que je suis un fils de galérien, pis que cela ! de garde-chiourme ! et je supporte la brutalité du lampiste.

J’écoute, sans paraître les avoir entendues, les moqueries qui atteignent mon père ; c’est dur pour un enfant de neuf ans.


Il est arrivé que j’ai eu très faim, quelques-uns de ces soirs-là, quand on tardait trop à venir. Le réfectoire lançait des odeurs de grillé, j’entendais le cliquetis des fourchettes à travers la cour.

Comme je maudissais mademoiselle Balandreau qui n’arrivait pas !

J’ai su depuis qu’on la retenait exprès ; ma mère avait soutenu à mon père que s’il n’était pas une poule mouillée, il pourrait me fournir mon souper avec les restes du sien, ou avec le supplément qu’il demanderait au réfectoire.

« Si c’était elle, il y a longtemps que ce serait fait. Il n’avait qu’à mettre cela dans du papier. Elle lui donnerait une petite boîte, s’il voulait. »

Mon père avait toujours résisté — le pauvre homme. La peur d’être vu ! le ridicule s’il était surpris — la honte ! Ma mère tâchait de lui forcer la main de temps en temps, en me laissant affamé, dans son étude, à l’heure du souper. Il ne cédait pas, il préférait que je souffrisse un peu et il avait raison.

Je me souviens pourtant d’une fois où il s’échappa du réfectoire, pour venir me porter une petite côtelette panée qu’il tira d’un cahier de thèmes où il l’avait cachée : il avait l’air si troublé et repartit si ému ! Je vois encore la place, je me rappelle la couleur du cahier, et j’ai pardonné bien des torts plus tard à mon père, en souvenir de cette côtelette chipée pour son fils, un soir, au lycée du Puy…


Le proviseur s’appelle Hennequin, — envoyé en disgrâce dans ce trou du Puy.

Il a écrit un livre : Les Vacances d’Oscar.

On les donne en prix, et après ce que j’ai entendu dire, ce que j’ai lu à propos des gens qui étaient auteurs, je suis pris d’une vénération profonde, d’une admiration muette pour l’auteur des Vacances d’Oscar, qui daigne être proviseur dans notre petite ville, proviseur de mon père, et qui salue ma mère quand il la rencontre.

J’ai dévoré Les Vacances d’Oscar.

Je vois encore le volume cartonné de vert, d’un vert marbré qui blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec un dos de peau blanche, s’ouvrant mal, imprimé sur papier à chandelle. Eh bien ! il tombe de ces pages, de ce malheureux livre, dans mon souvenir, il tombe une impression de fraîcheur chaque fois que j’y songe !

Il y a une histoire de pêche que je n’ai point oubliée.

Un grand filet luit au soleil, les gouttes d’eau roulent comme des perles, les poissons remuent dans les mailles, deux pêcheurs sont dans l’eau jusqu’à la ceinture, c’est le frisson de la rivière.

Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé, ce chantre du petit Oscar, traîner ce grand filet le long d’une page et faire passer cette rivière dans un coin de chapitre…


Le professeur de philosophie — M. Beliben — petit, fluet, une tête comme le poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre dans la voix.

Il aimait à prouver l’existence de Dieu, mais si quelqu’un glissait un argument, même dans son sens, il indiquait qu’on le dérangeait, il lui fallait toute la table, comme pour une réussite.

Il prouvait l’existence de Dieu avec des petits morceaux de bois, des haricots.

« Nous plaçons ici un haricot, bon ! — là, une allumette. — Madame Vingtras, une allumette ? — Et maintenant que j’ai rangé, ici les vices de l’homme, là les vertus, j’arrive avec les facultés de l’âme. »

Ceux qui n’étaient pas au courant, regardaient du côté de la porte s’il entrait quelqu’un, ou du côté de sa poche, pour voir s’il allait sortir quelque chose. Les facultés de l’âme, c’était de la haute, du chenu ! Ma mère était flattée.

« Les voici ! »

On se tournait encore, malgré soi, pour saluer ces dames, mais Beliben vous reprenait par le bouton du paletot et tapait avec impatience sur la table. Il lui fallait de l’attention. Que diable ! voulait-on qu’il prouvât l’existence de Dieu, oui ou non !

« Moi, ça m’est égal, et vous ? » disait mon oncle Joseph à son voisin, qui faisait chut, et allongeait le cou pour mieux voir.

Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses poches et regardait voler les mouches.

Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon oncle pour lui et le ramenait à son sujet, l’agrippant par son amour-propre et s’accrochant à son métier.

« Chadenas, vous qui êtes menuisier, vous savez qu’avec le compas… »

Il fallait aller jusqu’au bout : à la fin le petit homme écartait sa chaise, tendait une main, montrait un coin de la table et disait : « DIEU EST LÀ. »

On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir, tous les haricots étaient dans un coin avec les allumettes, les bouts de bouchons et quelques autres saletés, qui avaient servi à la démonstration de l’Être suprême.

Il paraît que les vertus, les vices, les facultés de l’âme venaient toutes fa-ta-le-ment aboutir à ce tas-là. Tous les haricots y sont. Donc Dieu existe. C. Q. F. D.