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L’Enfant (Vallès)/6

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 50-67).

VI

VACANCES


Je m’amuse un peu pendant les vacances avec Soubeyrou, et à Farreyrol.


M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.

Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons au fils de ce jardinier, et comme l’enfant est maladif, sort peu, on a demandé que je vinsse lui tenir compagnie de temps en temps.

Je prends le plus long pour arriver.


Je suis donc libre !


Ce n’est pas pour faire une commission, avec l’ordre de revenir tout de suite et de ne rien casser ; ce n’est pas accompagné, surveillé, pressé, que je descends la rue en me laissant glisser sur la rampe de fer.

Non. J’ai mon temps, une après-midi, toute une après midi !

« Cela t’amuse d’aller chez M. Soubeyrou ? demande ma mère.

— Oui, m’man. »

Mais un oui lent, un oui avec une moue.

Tiens ! si je disais que je m’amuse, elle serait capable de m’empêcher d’y aller.

Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire pleurer, ma mère me l’impose sur-le-champ.

« Il ne faut pas que les enfants aient de volonté ; ils doivent s’habituer à tout. — Ah ! les enfants gâtés ! Les parents sont bien coupables qui les laissent faire tous leurs caprices… »

Je dis : « Oui, m’man, » de façon à ce qu’elle croie que c’est non, et je me laisse habiller et sermonner en rechignant.


Je descends dans la ville.

Je ne m’arrête pas au Martouret, parce que ma mère peut me voir des fenêtres de notre appartement, perché là-haut au dernier étage d’une maison, qui est la plus haute de la ville.

Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché ; mais, dans la rue Porte-Aiguière, je m’abrite derrière le premier gros homme qui passe, et j’entre dans la cour de l’auberge du Cheval-Blanc.

De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer des yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas de houppes et de grelots, des pompons bleus, de grands fouets couleur de cigare et des harnais qui brillent comme de l’or.

Je reste caché le temps qu’il faut pour voir si ma mère est à la fenêtre et me surveille encore ; puis, quand je me sens libre, je sors de la cour du Cheval-Blanc et je me mets à regarder les boutiques à loisir.


Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge, que le marteau marque comme une croupe de jument pommelée et qui fait « dzine, dzine, » sur le carreau ; chaque coup me fait froncer la peau et cligner des yeux.

Puis c’est la boutique d’Arnaud, le cordonnier, avec sa botte verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui a un éperon et un gland d’or ; à la vitrine s’étalent des bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune, avec des nœuds comme des bouquets, et qui ont l’air vivantes.

À côté, les pantoufles qui ressemblent à des souliers de Noël.

Mais le fils du jardinier attend.

Je m’arrache à ces parfums du cirage et à ces flamboiements de vernis.


Je prends le Breuil…

Il y a un décrotteur qui est populaire, qu’on appelle Moustache.

Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache, de venir là comme un homme, de lui donner mon pied, – sans trembler, si je puis, – et de paraître habitué à ce luxe, de tirer négligemment mon argent de ma poche en disant, comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous :

Pour la goutte, Moustache !

Je n’y arriverai jamais ; je m’exerce pourtant !

Pour la goutte, Moustache !

J’ai essayé toutes les inflexions de voix ; je me suis écouté, j’ai prêté l’oreille, travaillé devant la glace, fait le geste :

Pour la goutte…

Non, je ne puis !

Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je m’arrête à le regarder ; je m’habitue au feu, je tourne et retourne autour de sa boîte à décrotter ; il m’a même crié une fois :

Cirer vos bottes, m’ssieu ?

J’ai failli m’évanouir.

Je n’avais pas deux sous, — je n’ai pu les réunir que plus tard dans une autre ville, — et je dus secouer la tête, répondre par un signe, avec un sourire pâle comme celui d’une femme qui voudrait dire : « Il m’est défendu d’aimer ! »


Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, son odeur aigre.

Je l’adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte — si l’on peut dire verte, — comme les cuirs qui faisandent dans l’humidité ou qui font sécher leur sueur au soleil.

Du plus loin que j’arrivais dans la ville du Puy, quand j’y revins plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil. — Chaque fois qu’une de ces fabriques s’est trouvée sur mon chemin, à deux lieues à la ronde, je l’ai flairée, et j’ai tourné de ce côté mon nez reconnaissant…


Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je passais, comment finissait la ville.

Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d’un fossé qui sentait mauvais, et que je marchais à travers un tas d’herbes et de plantes qui ne sentaient pas bon.

J’arrivais dans le pays des jardiniers. Que c’est vilain, le pays des maraîchers !

Autant j’aimais les prairies vertes, l’eau vive, la verdure des haies ; autant j’avais le dégoût de cette campagne à arbres courts, à plantes pâles, qui poussent, comme de la barbe de vieux, dans un terrain de sable ou de boue, sur le bord des villes.

Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses, pendaient avec des teintes d’oreilles de poitrinaires.

On avait déshonoré toutes les places, et l’on dérangeait à chaque instant un tourbillon d’insectes qui se régalaient d’un chien crevé.

Pas d’ombre !

Des melons qui ont l’air de boulets chauffés à blanc ; des choux rouges, violets, — on dirait des apoplexies, — une odeur de poireau et d’oignons !


J’arrive chez M. Soubeyrou.

Je reste, avec le petit malade, dans la serre.

Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents, le blanc des yeux taché de jaune ; il me montre un tas de livres qu’on lui a achetés pour qu’il ne s’ennuie pas trop.

Un Ésope avec des gravures coloriées.

Je me rappelle encore une de ces gravures qui représentait Borée, le Soleil et un voyageur.

Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le front et un énorme manteau lie de vin.


« Veux-tu t’amuser, m’aider à arroser les choux ? » me dit le père Soubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui marche le pantalon retroussé, les jambes et les pieds nus, depuis le matin.

Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une patte de cochon grillé ; il a sa chemise trempée et des gouttes d’eau roulent sur le poil de son poitrail.

Non, je ne veux pas m’amuser, aider à arroser les choux !

Si ça l’amuse lui, tant mieux !

Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d’un plaisir, et je lui réponds par un mensonge.

« Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins. »

J’aime les choux, mais cuits.

Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pères, pour venir tirer de l’eau chez des étrangers.

Je tire assez d’eau comme cela dans la semaine, et je sens assez l’oignon.

Non, M. Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-bas : je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne me livrerai pas au travail honnête des jardins.

Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous !

Mais je ne veux pas tirer d’eau !


DEVANT LES MESSAGERIES


En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le Café des Messageries.

L’enseigne est en lettres qui forment chacune une figure, une bonne femme, un paysan, un soldat, un prêtre, un singe.

C’est peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris, et c’est une histoire qui se suit depuis le C de Café jusqu’à l’S de Messageries.

Je n’ai jamais eu le temps de comprendre.

Il fallait rentrer.

Puis, tandis que je regardais l’enseigne, que ma curiosité saisissait le cotillon de la bonne femme, le grand faux-col du paysan, la giberne du soldat, le rabat du curé, la queue du singe, autour de moi on attelait les chevaux, on lavait les voitures ; les palefreniers, le postillon et le conducteur faisaient leur métier, donnaient de la brosse, du fouet ou de la trompe.

Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un coin.

J’étais là quelquefois à l’arrivée : la diligence traversait le Breuil avec un bruit d’enfer, en soulevant des flots de poussière ou en envoyant des étoiles de boue.

Elle était assaillie par un troupeau de portefaix qui se disputaient les bagages, et vomissait de ses flancs jaunes des gens engourdis qui s’étiraient les jambes sur le pavé.

Ils tombaient dans les bras d’un parent, d’un ami, on se serrait la main, on s’embrassait ; c’étaient des adieux, des au revoir ! à n’en plus finir.

On avait fait connaissance en route ; les messieurs saluaient avec regret des dames, qui répondaient avec réserve :

« Où aurai-je le plaisir de vous retrouver ?

— Nous nous rencontrerons peut-être. Ah ! voici maman.

— Voici mon mari.

— Je vois mon frère qui arrive avec sa femme. »

Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis voyageurs qui parlaient beaucoup.

Tout le monde remuait, courait, s’échappait comme les insectes quand je soulevais une pierre au bord d’un champ.


J’en ai vu pourtant qui restaient là, à la même place, fouillant le boulevard et le Breuil du regard, attendant quelqu’un qui ne venait pas.

Il y en avait qui juraient, d’autres qui pleuraient.


Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine, longue et pâle.

Elle attendit longtemps…

Quand je partis, elle attendait encore. Ce n’était pas son mari, car sur la petite malle qu’elle avait à ses pieds, il y avait écrit : « Mademoiselle. »

Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste ; les fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de mérinos noir avait des reflets roux, ses gants étaient blanchis au bout des doigts. Elle demandait s’il n’était pas venu de lettre à telle adresse : poste restante.

« Je vous ai dit que non.

— Il n’y a plus de courrier aujourd’hui ?

— Non. »

Elle salua, quoiqu’on fût grossier, poussa un soupir et s’éloigna pour aller s’asseoir sur un banc du Fer-à-cheval, où elle resta jusqu’à ce que des officiers qui passaient l’obligèrent, par leurs regards et leurs sourires, à se lever et à partir.

Quelques jours après, on dit chez nous qu’il y avait sur le bord de l’eau le cadavre d’une femme qui s’était noyée. J’allai voir. Je reconnus la jeune fille à la tête pâle…


Je vais chez mes tantes à Farreyrol.

J’arrive souvent au moment où l’on se met à table.

Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux grands bancs de chaque côté.

Dans ces tiroirs il traîne des couteaux, de vieux oignons, du pain. Il y a des taches bleues au bord des croûtes, comme du vert-de-gris sur de vieux sous.

Sur les deux bancs s’abattent la famille et les domestiques.

On mange entre deux prières.

C’est l’oncle Jean qui dit le bénédicité.

Tout le monde se tient debout, tête nue, et se rassoit en disant : « Amen ! »

Amen ! est le mot que j’ai entendu le plus souvent quand j’étais petit.

Amen ! et le bruit des cuillers de bois commence ; un bruit mou, tout bête.

Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups de faucille. Les couteaux ont des manches de corne, avec de petits clous à cercle jaune, on dirait les yeux d’or des grenouilles.

Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long ; ils se mouchent avec leurs doigts, et s’essuient le nez sur leurs manches.

Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en manière de chatouillade.

Ils rient comme de gros bébés ; quand ils éclatent, ils renâclent comme des ânes, ou beuglent comme des bœufs.


C’est fini, — ils remettent le couteau à œil de grenouille dans la grande poche qui va jusqu’aux genoux, se passent le dos de la main sur la bouche, se balaient les lèvres, et retirent leurs grosses jambes de dessous la table.

Ils vont flâner dans la cour, s’il fait soleil, bavarder sous le porche de l’écurie, s’il pleut ; soulevant à peine leurs sabots qui ont l’air de souches, où se sont enfoncés leurs pieds.

Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges ailes et leur long tablier de cuir ! Ils ont de la terre aux mains, dans la barbe, et jusque dans le poil de leur poitrail ; ils ont la peau comme de l’écorce, et des veines comme des racines d’arbres.

Quelquefois, quand leur tablier de cuir est à bas, le vent entr’ouvre leur chemise toute grande, et en dessous du triangle de hâle qui fait pointe au creux de l’estomac, on voit de la chair blanche, tendre comme un dos de brebis tondue ou de cochon jeune.

Je les approche et je les touche comme on tâte une bête ; ils me regardent comme un animal de luxe, moi de la ville ! quelques-uns me comparent à un écureuil, mais presque tous à un singe.

Je n’en suis pas plus fier, et je les accompagne dans les champs, en leur empruntant l’aiguillon pour piquer les bœufs.

J’entre jusqu’au genou dans les sillons, à la saison du labourage, je me roule dans l’herbe au moment où l’on fait les foins, je piaule comme les cailles qui s’envolent, je fais des culbutes comme les petits qui tombent des nids quand la charrue passe.

Oh ! quels bons moments j’ai eus dans une prairie, sur le bord d’un ruisseau bordé de fleurs jaunes dont la queue tremblait dans l’eau, avec des cailloux blancs dans le fond, et qui emportait les bouquets de feuilles et les branches de sureau doré que je jetais dans le courant !…

Ma mère n’aime pas que je reste ainsi, muet, la bouche béante, à regarder couler l’eau.

Elle a raison, je perds mon temps.

« Au lieu d’apporter ta grammaire latine pour apprendre tes leçons ! »

Puis, faisant l’émue, affichant la sollicitude :

« Si c’est permis, tout taché de vert, des talons pleins de boue… On t’en achètera des souliers neufs pour les arranger comme cela ! Allons, repars à la maison, et tu ne sortiras pas ce soir ! »

Je sais bien que les souliers s’abîment dans les champs et qu’il faut mettre des sabots, mais ma mère ne veut pas ! ma mère me fait donner de l’éducation, elle ne veut pas que je sois un campagnard comme elle !

Ma mère veut que son Jacques soit un Monsieur.

Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, acheté un tuyau de poêle, mis des sous-pieds, pour qu’il retombe dans le fumier, retourne à l’écurie mettre des sabots !

Ah oui ! je préférerais des sabots ! j’aime encore mieux l’odeur de Florimond le laboureur que celle de M. Sother, le professeur de huitième ; j’aime mieux faire des paquets de foin que lire ma grammaire, et me mettre de la terre aux pieds que de la pommade dans les cheveux.

Je ne me plais qu’à nouer des gerbes, à soulever des pierres, à lier des fagots, à porter du bois !

Je suis peut-être né pour être domestique !

C’est affreux ! oui, je suis né pour être domestique ! je le vois ! je le sens !!!

Mon Dieu ! Faites que ma mère n’en sache rien !

J’accepterais d’être Pierrouni le petit vacher, et d’aller, une branche à la main, une pomme verte aux dents, conduire les bêtes dans le pâturage, près des mûres, pas loin du verger.

Il y a des églantiers rouges dans les buissons, et là-haut un point barbu, qui est un nid ; il y a des bêtes du bon Dieu, comme de petits haricots qui volent, et dans les fleurs, des mouches vertes qui ont l’air saoules.

On laisse Pierrouni se dépoitrailler, quand il a chaud, et se dépeigner quand il en a envie.

On n’est pas toujours à lui dire :

« Laisse tes mains tranquilles, qu’est-ce que tu as donc fait à ta cravate ? — Tiens-toi droit. — Est-ce que tu es bossu ? — Il est bossu ! — Boutonne ton gilet. — Retrousse ton pantalon. — Qu’est-ce que tu as fait de l’olive ? L’olive là, à gauche, la plus verte ! — Ah ! cet enfant me fera mourir de chagrin ! »


Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que mon père !

Ils n’ont pas besoin de porter des gilets boutonnés jusqu’en haut pour couvrir une chemise de trois jours ! Ils n’ont pas peur de mon oncle Jean comme mon père a peur du proviseur ; ils ne se cachent pas pour rire et boire un verre de vin, quand ils ont des sous ; ils chantent de bon cœur, à pleine voix, dans les champs, quand ils travaillent ; le dimanche, ils font tapage à l’auberge.

Ils ont au derrière de leur culotte, une pièce qui a l’air d’un emplâtre : verte, jaune ; mais c’est la couleur de la terre, la couleur des feuilles, des branches et des choux.

Mon père, qui n’est pas domestique, ménage, avec des frissonnements qui font mal, un pantalon de casimir noir, qui a avalé déjà dix écheveaux de fil, tué vingt aiguilles, mais qui reste grêlé, fragile et mou !

À peine il peut se baisser, à peine pourra-t-il saluer demain…

S’il ne salue pas, celui-ci… celui-là… (il y a à donner des coups de chapeau à tout le monde, au proviseur, au censeur, etc.), s’il ne salue pas en faisant des grâces, dont le derrière du pantalon ne veut pas, mais alors on l’appelle chez le proviseur !

Et il faudra s’expliquer ! — pas comme un domestique, — non ! — comme un professeur. Il faudra qu’il demande pardon.

On en parle, on en rit, les élèves se moquent, les collègues aussi. On lui paye ses gages (ma mère nomme ça « les appointements ») et on l’envoie en disgrâce quelque part faire mieux raccommoder ses culottes, avec sa femme, qui a toujours l’horreur des paysans ; avec son fils… qui les aime encore…


Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du professeur de septième.

Ç’a été toute une affaire !…

On a fait comparaître mon père, ma mère ; la femme du proviseur s’en est mêlée ; il a fallu apaiser madame Viltare qui criait :

« Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de professeur ! »

Le petit Viltare m’avait jeté de l’encre sur mon pantalon et mis du bitume dans le cou : je ne l’ai pas assassiné, mais je lui ai donné un coup de poing et un croc-en-jambe… il est tombé et s’est fait une bosse.

On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s’en moque comme de Colin Tampon, qui se fiche de monsieur Viltare comme de monsieur Vingtras), mais qui doit « surveiller la discipline et faire respecter la hiérarchie ; » je les entends toujours dire ça. Il m’a fait venir, et j’ai dû demander pardon à M. Viltare, à madame Viltare, puis embrasser le petit Viltare, et enfin rentrer à la maison pour me faire fouetter.

Ma mère m’avait dit d’être là au quart avant cinq heures.


Ce n’est pas comme ça à Farreyrol.

Je me suis battu avec le petit porcher, l’autre jour, nous nous sommes roulés dans les champs, arraché les cheveux, cognés, et recognés, il m’a poché un œil, je lui ai engourdi une oreille, nous nous sommes relevés, pour nous retomber encore dessus !

Et après ?

Après ! — nous avons rentré nos tignasses, lui, sous son chapeau, moi sous ma casquette, et on nous a fait nous toper dans la main. — On en a ri tout le soir devant le chaudron entre le Bénédicité et les Grâces, et au lieu de me cacher de mon oncle, je lui ai montré que j’avais du sang à mon mouchoir.


C’est le jour du Reinage.

On appelle ainsi la fête du village ; on choisit un roi, une reine.

Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du roi, des rubans au chapeau de la reine.

Ils sont à cheval tous deux, et suivis des beaux gars du pays, des fils de fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce jour-là, pour faire des cadeaux aux filles.

On tire des coups de fusil, on crie hourrah ! on caracole devant la mairie, qui a l’air d’avoir un drapeau vert : c’est une branche d’un grand arbre.

Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en bandoulière, et mon oncle dit qu’ils ont leurs gibernes pleines ; ils sont pâles, et pas un ne sait si, le soir, il n’aura pas la tête fendue ou les côtes brisées.

Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui sûrement ne reviendrait pas vivant s’il passait seul dans un chemin où serait le fils du braconnier Souliot ou celui de la mère Maichet, qu’on a condamnée à la prison parce qu’elle a mordu et déchiré ceux qui venaient l’arrêter pour avoir ramassé du bois mort.


En revenant de l’église, on se met à table.

Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucré, même Jean le Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte là-bas.

On a du lard et du pain blanc, — du pain blanc !…

On remplit jusqu’au bord les verres ; quand les verres manquent, on prend des écuelles et on boit du vivarais comme du lait, — un vivarais qu’on va traire tout mousseux à une barrique qui est près des vaches…

Les veines se gonflent, les boutons sautent !

On est tous mêlés ; maîtres et valets, la fermière et les domestiques, le premier garçon de ferme et le petit gardeur de porcs, l’oncle Jean, Florimond le laboureur, Pierrouni le vacher, Jeanneton la trayeuse, et toutes les cousines qui ont mis leur plus large coiffe et d’énormes ceintures vertes.

Après le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.

Gare aux filles !

Les garçons les poursuivent et les bousculent sur le foin, ou viennent s’asseoir de force près d’elles sur le chêne mort qui est devant la ferme et qui sert de banc.

Elles relèvent toujours leur coude assez à temps pour qu’on les embrasse à pleines joues.

Je danse la bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux.


Un bruit de chevaux ! — Les gendarmes passent au galop !…

C’est à la maison Destougnal dans le fond du village ; ceux de Sansac sont venus, et il y a eu bataille.

On se tue dans le cabaret.

Aning ! les gars ! — ceux de Farreyrol en avant !

On franchit les fossés, en se baissant dans la course pour ramasser des pierres ; en cassant, dans les buissons qu’on saute, une branche à nœuds ; j’en vois même un qui a un vieux fusil ! ils ne crient pas, ils vont essoufflés et pâles…

Voilà le cabaret !

On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de douleur : « À moi, à moi ! » Comme un sanglot.

C’est Bugnon le Velu qui crie !

Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches sur un tas d’ordures ; comme j’ai vu un taureau se jeter sur un tablier rouge, un soir, dans le pré.

Du rouge ! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les bouches des paysans…

Est-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farreyrol qui coule ?

J’ai la tête en feu, car j’ai du sang de Farreyrol aussi dans mes veines d’enfant !

Je veux y être comme les autres, et taper dans le tas !

Je me sens pris par un pan de ma veste, arrêté brusquement, et je tombe, en me retournant, dans les bras de ma tante, qui n’a pas empêché ses fils d’aller au cabaret de Destougnal ; mais qui ne veut pas que son petit neveu soit dans cette tuerie !

Ça ne fait rien ! Si je peux de derrière un arbre lancer une pierre aux gendarmes, je n’y manquerai pas ! Comme j’aimerais cette vie de labour, de reinage et de bataille !