L’Enfant de la balle (Yver)/12

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 100-107).

XII.

UNE GRANDE DOULEUR.


Dire que Jen avait complètement repris l’entrain de son âge est trop dire. Bien souvent, une idée lui venait et l’emplissait de tristesse : qu’étaient devenus le père Mousse et Roland ?

La promenade qu’elle aimait à faire était le tour du Bois de Boulogne. Roland n’avait-il pas écrit : « Nous sommes installés aux abords du Bois… » ; Songer qu’elle allait peut-être les rencontrer là était une folie, vu la date ancienne de la lettre et l’absence de nouvelles. Mais l’imagination sait si bien masquer ses folies pour consoler un chagrin et créer un espoir, que la petite s’y trompait et croyait bien naïvement voir ses amis.

Bien entendu, le père Mousse ne s’y trouva jamais ; et toutes les fois qu’elle accomplissait cette sorte de pèlerinage, la fillette revenait avec un gros chagrin au cœur. Tout le long du chemin, elle regardait à droite et à gauche, se disant :

— C’était là qu’il était avec Roland et tous mes pauvres chiens !

Un matin qu’elle se rendait avec Rosalie chez ses voisines, elle vit de très loin sur le boulevard un homme conduisant des chiens. Une pensée subite lui traversa l’esprit sans songer où elle était, ni à Rosalie qui l’accompagnait, elle prit sa course, une course folle ; suffoquée d’émotion, elle put bientôt distinguer homme et les bêtes.

C’était un sergent de ville qui menait de pauvres chiens en fourrière.

Alors, tristement elle rejoignit en pleurant la vieille cuisinière, sans se soucier des gens qui la coudoyaient, regardant curieusement cette petite fille qu’ils croyaient perdue.

— Qu’as-tu encore, ma pauvre Jen ? lui demanda Lilie, lorsqu’elle arriva.

La fillette raconta l’histoire ; sa petite amie lui jeta les bras autour du cou, se mit à pleurer avec elle, et la scène eût duré longtemps, si Mlle Agathe, l’institutrice, qui entra bientôt, n’y avait mis bon ordre.

D’autres fois, lorsqu’elle sommeillait le matin en attendant l’heure de son lever, s’il passait sur le boulevard, en même temps qu’une voiture, quelque dogue hargneux qui aboyait, bien vite la pauvre petite sautait de son lit, passait une robe de chambre et se penchait à sa fenêtre, pour apercevoir d’où venaient les bruits qui lui faisaient battre le cœur.

Ces déceptions répétées auraient fini certainement par porter préjudice à sa gaieté sans sa petite amie, qui la faisait rire malgré elle et la distrayait. de cette pensée de tristesse.

Puis les vacances vinrent, elle s’en alla les passer à Pantin avec son père adoptif. Mme Jean l’intimidait encore beaucoup, mais elle n’en était pas moins remplie pour elle d’attentions et de prévenances ; c’était tantôt un bouquet qu’elle lui rapportait d’une promenade, tantôt un petit ouvrage qu’elle avait fait à son intention ; elle épiait les moindres désirs de Mme Jean pour les accomplir à l’instant. Si bien que celle-ci, malgré ses préventions, ne pouvait rien découvrir d’imparfait dans la petite.

M. Jean était très bon pour elle, et, de toute la maison, c’était lui qu’elle préférait. Pourtant, elle faisait bon ménage avec le petit Joseph ; l’enfant était doux et complaisant, et leurs caractères calmes s’accordaient facilement. Leur principale occupation était le jardinage dès le matin, ils s’armaient de bêches, de pioches et de râteaux, dessinaient des allées et plantaient des parterres ; ils avaient même creusé un petit canal, qui serpentait en manière de ruisseau parmi les jolies fleurs.

— Regardez donc, mon oncle, disait Mme Patrice, est-ce assez charmant de voir ces deux enfants s’arranger si bien !

Mais quand elle disait cela, le vieux monsieur devenait tout songeur ; un rêve d’avenir lui venait en tête, et il répétait à mi-voix :

— C’est un bon petit garçon que Joseph.

Et Mme Jean, toute fière, reprenait en elle-même. Aurais-je réussi ?…

Et, chose extraordinaire, pendant toutes ces vacances, il n’y eut pas un seul nuage dans le ciel des époux Patrice.

Cependant, le moment de la rentrée arriva ; le bon petit Joseph s’en fut au collège, M. et Mme Jean retournèrent à Saint-Y…, et M. Patrice reprit avec sa fille le chemin de la capitale.

Pour Jen, la présence de Joseph ne lui avait pas fait oublier ses amies, et ce fut une grande joie pour elle de les revoir. De plus, elle trouva la maison de Mme de la Rocherie en fête ; un mieux sensible s’était produit dans l’état de santé d’Anne, les médecins reprenaient espoir, lui permettaient de sortir dans les jours chauds, dont on jouissait encore, et la pauvre enfant se sentait revivre en respirant l’air vif des boulevards et des squares. Après les pluies, qui avaient interrompu les sorties de la jeune fille, vint l’été de la Saint-Martin, où le soleil donnait un reflet printanier aux feuilles jaunies et aux arbres dénudés. Alors, les trois amies s’en allaient tous les jours aux jardins publics avec Mme de la Rocherie ; on cherchait une place bien ensoleillée, on enveloppait la petite malade dans un gros châle moelleux, et ses deux petites sœurs, comme elle disait, s’asseyaient à ses côtés ; Lilie contait quelque histoire, et puis, sitôt que le soleil devenait un peu moins tiède, on se levait vite et on regagnait la maison du boulevard.

Pourtant, un matin que, comme d’habitude, Jen allait prendre sa part des leçons de Mlle Agathe, elle ne trouva personne dans la salle d’étude ; tout étonnée, elle monta dans la chambre de son amie Lilie.

La pauvre petite était à genoux par terre, en proie à un terrible désespoir ; elle étouffait des sanglots qui lui gonflaient la poitrine, et sa main se crispait aux couvertures de son lit.

— Qu’as-tu donc ? cria Jen tout effrayée.

Mais l’enfant ne répondit pas. Son amie courut près d’elle, lui prit le bras, et répéta :

— Lilie ! ma petite Lilie ! réponds-moi, qu’as-tu ?

La vue de Jen produisit une diversion dans son état nerveux, elle se leva et la regarda fixement sans pleurer,

— Anne !… fit-elle enfin avec effort.

Et aussitôt, ses larmes se remirent à couler à flots.

— Anne, demanda Jen, est-elle plus malade ? explique-toi.

Alors, la pauvre petite se jeta au cou de son amie, et, au milieu des sanglots qui entrecoupaient sa parole, celle-ci put entendre :

— Anne… morte… cette nuit !

Atterrée par cette terrible nouvelle, Jen restait immobile, blême d’émotion et toute tremblante. Les deux petites amies demeurèrent longtemps à pleurer ensemble ; la douleur de Lilie était plus calme depuis qu’elle l’avait communiquée. Enfin, après un moment, elle se releva plus courageuse et dit à Jen :

— Veux-tu venir ?…

Et elles entrèrent ensemble dans la chambre funèbre.

La jeune fille était très belle dans sa dernière parure ; la lueur des cierges donnait à sa pâleur une sorte d’éclat. Sa mère avait voulu que, malgré la saison rigoureuse, les fleurs fussent répandues à profusion sur ce lit ; et une grande gerbe de lis, blancs et beaux comme elle, était déposée à ses côtés.

Près d’elle, Mme de la Rocherie, sans désespoir à éclats, était absorbée dans une douloureuse contemplation. Lilie lui amena sa petite amie ; elle l’étreignit fortement dans ses bras, et lui dit tout bas :

— Embrasse-la, maintenant, ma petite Jen ; elle t’aimait bien aussi !

La petite se pencha sur le grand lit, et, sans pouvoir retenir ses larmes, posa ses lèvres sur le front glacé de la morte.

Ce fut une suite de jours navrants pour les deux familles ; car, chez M. Patrice on aimait beaucoup la petite Anne, et, au moment où l’on reprenait espérance, la voir s’en aller tout d’un coup, belle et bonne comme elle était, à seize ans, n’était-ce pas affreux ? La pauvre mère ne voulait pas quitter la chambre de sa fille, et, n’étant pas moins bonne dans son immense douleur, elle n’en renvoyait pas les deux petites amies, devenues plus inséparables que jamais ; et les fillettes prenaient leur ouvrage, travaillaient avec elle silencieusement, pleurant quelquefois quand la pensée de celle qui manquait à la réunion intime leur venait à l’esprit.

Lilie, malgré le temps qui passait, ne se consolait pas, et son chagrin contrastait avec sa folle gaieté d’autrefois. Tout le jour, elle retenait ses larmes, afin de ne pas trop attrister sa mère ; mais quand le soir venait, qu’elle se voyait seule dans sa chambre, elle se laissait aller à sa douleur, et Mme de la Rocherie, de la chambre voisine, l’entendait pleurer jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le lendemain, elle l’examinait attentivement ; il lui semblait que ses yeux brillaient trop, que ses joues se creusaient, et elle se disait :

— Isaulie a treize ans. C’est à cet âge que la maladie a commencé à se manifester chez sa sœur.

Alors, elle se mit à l’accabler de précautions, de tisanes… Elle lui interdit toute sortie, et il arriva que la petite eut enfin vraiment mauvaise mine. Sa mère consulta un médecin savant, qui lui fit changer de régime. Isaulie avait une santé robuste, mais ce qui la rongeait en secret, c’était le chagrin ; on lui ordonna de l’air, de joyeux exercices, des distractions, et, pour lui donner tout cela, Mme de la Rocherie se mit à sortir beaucoup plus qu’auparavant, organisa de bruyantes parties, et, refoulant au fond de son cœur tout ce qu’elle souffrait, elle se mêlait elle-même quelquefois aux jeux.

Si bien que les commères du quartier se dirent l’une à l’autre :

— Faut pas avoir de cœur, pour se consoler si vite !

Une autre circonstance vint encore mettre un peu d’animation au foyer de la veuve. Mme de la Rocherie avait une sœur, dont le fils venait faire son droit à Paris, et qui avait décidé de l’y suivre. La pauvre femme s’en réjouit, car elle pensait qu’une nouvelle distraction achèverait de rendre à Lilie sa gaieté d’autrefois.