L’Enfant de la balle (Yver)/4

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 38-48).

IV.

VIE CALME.

Si telle était la demeure du neveu, plus calme était celle de l’oncle. De bonne heure, Rosalie, sur l’ordre de son maître, était allée réveiller la fillette ; mais Jen n’avait pas attendu cet appel. Dans la voiture du montreur de chiens, on avait l’habitude de se lever en même temps que le soleil, dès qu’il envoyait ses rayons à travers les vitres étroites de la petite lucarne ; du reste, quand le soleil eût manqué à cet appel, les animaux s’en seraient acquittés ; les bonnes bêtes, dès l’aurore, commençaient à réclamer le souper du matin, et le vacarme des aboiements eût triomphé du dormeur le plus récalcitrant. Or donc, selon son habitude, à peine fit-il jour, que l’enfant s’habilla.

Le sentiment qui dominait en elle encore, par-dessus le chagrin de la séparation, c’était de se voir très petite et très humble dans l’hôtel somptueux du riche négociant. Elle avait bien, pour l’encourager, l’air bon et paternel de M. Patrice, mais enfin, elle se croyait recueillie par charité. Ah ! si elle avait pu lire la pensée de son père adoptif, qui lui avait ouvert sa porte comme on l’ouvrirait au bonheur, elle aurait été plus assurée ; car elle aurait senti qu’elle donnait plus qu’elle ne recevait. Mais elle n’avait vu dans son adoption que la pitié qu’on a pour les orphelins ; c’était, du moins, ce qu’elle éprouvait sans pouvoir le définir, et il s’en suivait qu’elle était très reconnaissante, mais, au fond, très gênée. Dès qu’elle fut habillée, elle se mit en grand embarras pour faire sa chambre. Mais il y avait loin du petit coin de la voiture, à elle assigné par le père Mousse, à cette grande chambre verte, qui l’abritait provisoirement ; comment remettre en son état normal cet immense lit, capitonné de lourds matelas ?

Elle se donnait beaucoup de peine, allait et venait, tournait et retournait, montait sur un tabouret, étendait tant bien que mal ses couvertures ; mais lorsque après ce long et fatigant exercice elle lança à son chef-d’œuvre le coup d’œil de l’artiste qui vient d’achever son travail, elle s’aperçut que le lit avait un aspect déplorable : au lieu de s’étendre sur une ligne bien plane, bien horizontale, les matelas dessinaient monts et vaux du chevet au pied ; les couvertures faisaient mille plis très apparents qui choquaient la symétrie demandée, et, devant cet insuccès, la pauvre Jen se mit à pleurer.

Sur les entrefaites, Rosalie entra, venant pour la réveiller.

— Eh bien ! mademoiselle Jen… Mais quoi ? vous pleurez ! et ce lit qui est fait, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Bonjour, mademoiselle Rosalie, dit l’enfant, essuyant ses grosses larmes, je vous demande bien pardon d’avoir fait si mal mon lit ; mais je vais le recommencer.

La vieille cuisinière, visiblement émue, pensa en elle-même :

— Ça a du courage, un bon cœur ça ne demande qu’à aider les autres ; on en fera quelque chose.

Et, s’asseyant auprès de la fillette, elle ajouta tout haut :

— Faut pas faire votre lit, mademoiselle Jen ; c’est l’affaire de Philippe. Vous allez, maintenant, devenir une demoiselle ; vous apprendrez à être savante, à faire de la musique, des choses de ce genre-là. Mais les affaires du ménage ne vous regardent pas ; c’est comme si vous étiez censément la fille de monsieur.

— Je voudrais ne pas trop déranger, reprit la petite, laissant ainsi entrevoir le fond de sa pensée.

— Ta, ta, ta ! M. Philippe n’a rien à faire, cela le secouera un peu. Moi, je vais vous coiffer maintenant, et, tout à l’heure, la couturière va venir vous essayer de belles robes.

Avec beaucoup d’autres qualités, Rosalie possédait celle d’être très loquace, et, tout en tressant les cheveux de la fillette, elle se mit à lui vanter les bontés de son maître, louanges qu’elle accompagnait de conseils à l’enfant, pour qu’elle soit toujours obéissante, respectueuse, prévenante à l’égard de M. Patrice. Jen l’écoutait avec un recueillement qui l’encourageait, et la conversation eût continué longtemps sur ce ton, si la couturière, arrivant, ne l’eût interrompue.

La fillette n’était point coquette, et cette longue séance, où il lui fallut passer toute une heure, l’ennuya bien ; mais, enfin, cette heure passa, et le moment vint d’aller dire bonjour à M. Patrice.

Un grand problème, qui, dans l’imagination de la petite Jen, prenait des proportions fantastiques, était cette question qu’allait-elle dire à son père adoptif ? La formule qui lui venait naturellement aux lèvres était celle-ci : Bonjour, monsieur. Pourtant, la veille au soir, M. Patrice n’avait-il pas dit : « Il faut m’appeler comme tu appelais le père Mousse. » Elle allait donc dire en entrant : Bonjour, père.

Bonjour, père ! Elle, la petite fille de la voiture roulante, dire à ce monsieur si riche : Bonjour, père était-ce possible ? Non, elle va dire : Bonjour, monsieur. Mais alors, les recommandations de la veille, qu’en ferait-elle ?

Les perplexités se seraient prolongées, si le trajet de sa chambre au cabinet du vieux monsieur avait été plus long. Mais comme, à ce moment, l’enfant dut s’arrêter devant la porte de M. Patrice, elle frappa, prenant cette résolution :

— Je vais dire : Bonjour, père.

Elle entra sur la pointe de ses petits pieds, qui glissaient sans bruit sur les tapis, et, lorsqu’elle fut près de la table où écrivait son père adoptif, elle commença d’une voix tremblante :

— Bonjour… père !

— Comment as-tu dit, mignonne ? demanda M. Patrice.

— Bonjour, père ! répéta un peu plus haut l’enfant, dont le supplice se prolongeait.

— À la bonne heure ! s’écria-t-il en triomphe, et, en appuyant sur ses mots, il ajouta : Bonjour, ma petite fille Jen !

Alors, il l’installa près de lui en disant :

— Maintenant, mon enfant, nous allons causer sérieusement et arranger la vie que tu vas mener ici. Je veux que tout soit réglé, que tu travailles, et que tu fasses de solides études. Sais-tu lire ?

— Oh ! il y a longtemps, fit la petite, toute fière.

— Qui donc t’a appris ?

— Maman autrefois, et ensuite Roland, qui était très savant.

Il fut décidé que Jen aurait un maître encore plus savant que Roland, qui lui donnerait des leçons chaque matin, et elle promit solennellement de travailler avec courage. Elle aimait la musique, et les orchestres de ses voisins de foire l’intéressaient beaucoup, disait-elle ; M. Patrice lui apprit qu’elle aurait une maîtresse de piano, ce qui la mit en grande joie. Peu à peu, Jen reprenait de la hardiesse, elle parlait maintenant volontiers ; quand, tout à coup, un nouveau personnage frappa à son tour…

Chose incroyable, ce nouveau visiteur était Mme Jean, qui s’avança vers son oncle, pleine d’affabilité.

— Jean m’a appris, hier soir, tout le nouveau qu’il y avait chez vous, dit-elle, et je viens moi-même vous féliciter et lier connaissance avec votre petite protégée.

L’enfant, qui se tenait timidement dans un coin, s’approcha à cette phrase, et vint présenter son front à la jeune femme. Celle-ci se contenta de lui donner sur la joue une petite tape d’amitié, et tira de son manchon un sac bleu.

— Voilà des bonbons, fillette, les aimez-vous ?

— Oh ! oui, madame, je les aime beaucoup.

Quant à M. Patrice, il était plongé dans une telle surprise, qu’il répondait à peine aux questions de sa nièce ; jamais il n’avait constaté chez elle ni pareil empressement à le visiter, ni pareille amabilité. Au bout d’une minute, il fit signe à l’enfant de se retirer et raconta à Mme Jean les événements de la veille ; celle-ci écoutait avec les marques du plus grand intérêt, et, lorsqu’il eut achevé, la jeune femme lui dit d’un air charmé :

— Ah ! mon oncle, Jean et moi sommes bien heureux de savoir cette enfant près de vous ; votre isolement nous attristait, la petite Anglaise a l’air gaie et vous réjouira le cœur ; vous la gâterez beaucoup, et je vous assure que nous l’aimerons bien nous-mêmes.

— Mes bons enfants ! s’écria le vieillard en lui

M. Jean était à peindre


prenant les deux mains, que vous me faites plaisir ! J’avais peur que vous ne voyiez d’un mauvais œil l’entrée chez moi d’une étrangère ; mais, bien loin de cela, vous partagez ma joie ; mon bonheur va donc être complet, puisque vous n’y mettez point obstacle.

Puis l’oncle et la nièce se séparèrent, très contents de cette visite. En effet, le pauvre M. Patrice avait, depuis la veille, comme un remords de ce qu’il avait fait ; et, connaissant surtout l’irascibilité de Mme Jean, il craignait, à bon droit, que l’adoption de Jen n’amenât une rupture définitive. Aussi, grands avaient été son étonnement d’abord et son bonheur ensuite en voyant la bonne tournure que prenaient les choses.

Quant à la jeune femme, elle sortit radieuse de l’hôtel. Son plan de campagne avait parfaitement réussi : elle n’avait plus maintenant qu’à suivre ce même chemin, c’est-à-dire tâcher de contrebalancer par une apparente affection, de prétendues amabilités, la grande place que cette Anglaise allait prendre chez son oncle, et, de plus, en cajolant l’enfant, conquérir la faveur de son père d’adoption. Par moments, ce sera dur ; car Mme Jean n’aime pas les vives démonstrations d’amitié, et puis enfin, témoigner tant d’affection à celui qui, par un simple caprice, a lésé tous vos intérêts, est, après tout, très désagréable. Mais, pour ses enfants, que ne fait-on pas ?

On le voit, Mme Patrice était habile diplomate.

Quand elle eut quitté son oncle, celui-ci se rendit chez le notaire, où il avait donné rendez-vous au père Mousse ; quand le bonhomme eut rempli les formalités où son intervention était nécessaire, il prit définitivement congé de M. Patrice, qui voulait l’entraîner à son hôtel pour revoir une dernière fois celle à qui il avait servi de père ; mais le forain refusa énergiquement, disant :

— Ça ferait encore des émotions, non. Vous l’embrasserez pour moi.