L’Enfant du bordel/tome 1/5

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(p. 92-119).

CHAPITRE V.


LA baronne de Colincourt étoit vraiment une superbe femme, grande, majestueuse, les traits réguliers, une peau de satin, et des cheveux d’ébène, le bras, la jambe parfaits, et un pied tel qu’on pourroit le desirer à la Chine.

Mademoiselle, me dit Mad. de Colincourt, dès que nous fûmes chez elle, vous partagerez mon lit pour cette nuit, et je donnerai des ordres demain pour que vous soyez logée plus commodément. — L’honneur que vous me faites, madame, et le danger dont vous me tirez, vous assure pour ma vie, des droits à mon respect et à ma reconnoissance ; et je lui baisai la main d’un air pénétré. — Vous avez le cœur sensible aux bienfaits ; tant mieux, vous en sentirez plus vivement ce que je veux faire pour vous… Mais couchons-nous, car il est tard. Par ordre de la baronne, je me mis au fond du lit, et peu de minutes après, elle vint se placer auprès de moi.

Une veilleuse allumée sur une table de nuit dans l’alcove, y repandoit une douce clarté ; une femme divine, taillée comme la Vénus de Médicis, étoit à mes côtés ; je voyois une partie de ses charmes, j’avois sous les yeux un sein d’albâtre ; un bras et une épaule qui eussent servi de modèles à Praxitèle, étoient à six pouces de moi ; aurois-je pu y être insensible. Un profond soupir s’élança du fond de mon cœur, et fut mourir presque sur les lèvres de la belle Eugénie. (C’étoit le nom de fille de la baronne). Qu’avez-vous, ma bonne amie, me dit-elle ? — Hélas ! — Confiez-moi le sujet de vos chagrins ; voyez en moi une consolatrice, une amie. — Hélas, madame, il m’est impossible de vous avouer une chose comme celle-là. — Pourquoi, ma chère ? — Vous me chasseriez aussitôt de votre présence. — Avez-vous succombé aux attaques du baron ? c’est malheureux ; mais enfin, il n’y a pas de votre faute. — M. le baron n’est pour rien dans ma crainte ; il lui étoit impossible de rien obtenir de moi. — Expliquez-vous plus clairement. — C’est de vous seule, madame, que j’ai tout à redouter. — De moi ? — Je ne suis pas ce que je parois. — Vous n’êtes pas… et qui êtes-vous donc ? — Un malheureux jeune homme… — Un homme… et la main de madame la baronne, plus prompte que l’éclair, va chercher entre mes jambes, la preuve de mon sexe. Heureusement pour moi, la principale pièce du procès étoit dans un état qui ne laissoit aucun doute sur la véracité de mon rapport. Quelle audace, reprit la baronne. Ah ! madame, lui dis-je, alongeant une main timide que je posai sur un globe que j’aurois cru de marbre, sans la douce chaleur qui y régnoit, et la palpitation intermittente qui le faisoit soulever ; Madame, vous ne perdrez pas un infortuné, qui n’a contre lui que le malheur de vous avoir déplu. Et ma main ne quittoit pas le poste qu’elle avoit usurpé, et la sienne n’avoit pas lâché le joyau dont elle s’étoit d’abord emparée ; j’osai me rapprocher un peu, et passer mes bras autour de son col. Dans quelle position critique il me met, dit-elle d’une voix altérée ; et elle me donna un doux baiser sur le front. À ce signal auquel je ne pouvois me méprendre, je perdis toute retenue ; je collai mes lèvres brûlantes sur sa bouche fraîche et vermeille, je sentis bientôt que la baronne ripostoit à mes attaques. Ma langue s’unit à la sienne, mes mains parcoururent des charmes d’une fraîcheur et d’une fermeté dont la chaste Diane se seroit fait honneur. Quelle élasticité de chairs ! quel velouté de peau ! quelle pureté de formes ! Une de mes mains se glissa doucement jusque sur le ventre de ma divinité. Bientôt j’atteignis le reposoir de l’amour ; rien de si parfait que la légère monticule qui en précède l’entrée ; rien de si voluptueux que la mousse légère qui en tapisse les bords. D’un doigt libertin j’agitai le clitoris de la charmante baronne ; elle se serra contre moi en tressaillant, et en peu d’instans, elle arriva au comble de la volupté.

Après cette première expérience du tempérament de mon aimable baronne, je n’avois plus rien à redouter de son courroux : aussi, mettant toute retenue à part, elle se livra entièrement à moi. Cette délicieuse nuit ne s’est jamais effacée de ma mémoire : combien de fois nous mourûmes ! combien de fois nous ressuscitâmes ! Enfin une fatigue voluptueuse nous endormit dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain, le premier soin de la baronne, fut de me demander qui j’étois, et quelles étoient les aventures qui m’avoient amené dans sa maison. Je lui bâtis sur-le-champ le roman le plus joli et le plus intéressant. Je me donnai pour le fils d’un gentilhomme du Dauphiné. Je pourrois réjouir mes lecteurs, en leur faisant part de ce petit chef-d’œuvre d’imagination ; mais comme mon libraire veut que mes aventures soient toutes renfermées dans deux volumes, je suis obligé de sauter à pieds joints sur ces évènemens supposés de ma jeunesse.

Je passai avec ma chère baronne des jours tranquilles et des nuits délicieuses ; mais le diable qui ne dort jamais, et qui ne vouloit pas permettre que je pusse jouir de quelques tranquillités, suscita le baron maudit, pour traverser nos amours.

Le très-cher baron, quoique je fusse sous la protection de sa femme, n’avoit pas pour cela renoncé à ses prétentions sur moi ; au contraire, l’espèce de contrariété qu’il avoit éprouvée, avoit augmenté son caprice. Une nuit, qu’il nous supposa endormis, il se servit de son passe-partout pour entrer dans notre chambre. Vraisemblablement, son dessein étoit de repaître ses yeux de mes jeunes appas… Que vit-il ? ou plutôt que ne vit-il pas ? J’étois nu, ma chemise relevée jusqu’au col, et un songe qui avoit remis la libertine Félicité dans mes bras, faisoit élever droit comme un i, un membre qui prenoit chaque jour plus de consistance...... Oh ! vengeance, oh ! fureur… C’est un homme qui est caché avec la baronne, et c’est lui-même qui l’a introduit.

Le baron furieux, rentre chez lui pour prendre des armes, et immoler l’infame qui avoit osé souiller sa noble couche ; mais il oublia les précautions qu’il avoit prises en entrant, et son brusque départ chassa le sommeil de nos paupières.

Nous sentîmes tout le danger qui nous menaçoit ; notre premier soin fut de nous barricader : le baron revint, la porte étoit bien fermée, il pouvoit la faire enfoncer ; mais il me paroît que le baron eût le bon esprit de sentir qu’en ébruitant cette affaire, il alloit se couvrir de ridicule, et devenir le sujet de l’anecdote du jour. Après un instant d’un silence profond, ouvrez, me dit-il, le premier mouvement de colère est passé, et je sens que j’ai dans tout cela autant de tort que vous. Ouvrez, je vous donne ma parole d’honneur de ne me porter à aucune violence. Je balançois encore, mais la baronne me dit d’ouvrir, que le baron étoit incapable de manquer à sa parole.

J’ouvris donc la porte quoique peu rassuré ; le baron avoit des pistolets qu’il posa sur un meuble ; puis nous adressant la parole : Je n’ai pas été maître, dit-il, d’un mouvement de fureur ; mais la réflexion est heureusement venue à mon secours ; nous avons tous des torts à nous reprocher ? pardonnons-nous-les réciproquement, n’apprêtons point à rire à nos dépens par un éclat qui ne serviroit à rien. Vous, monsieur, voici vingt-cinq louis que je vous donne pour pourvoir aux besoins du moment. Habillez-vous, je vais vous conduire moi-même jusqu’à la porte, et si vous êtes jaloux de conserver la vie, oubliez jusqu’au nom du baron de Colincourt.

En me disant ces mots, le baron me présenta la bourse qui renfermoit les vingt-cinq louis ; je la reçus. En un tour de main, j’eus endossé mon costume de jokey. Je jetai un coup-d’œil de regret sur la baronne qui, plongée dans une bergère, et la figure cachée dans ses mains, gardoit un morne silence. Le baron me conduisit sans prononcer un seul mot jusqu’à la porte de la rue, et la referma lorsque je fus passé ; me voilà donc sans asile à quatre heures du matin, et par un froid très-piquant : ma foi, vogue la galère, je suis jeune, bien portant ; et j’ai vingt-cinq louis dans ma poche : avec ces ressources on va encore bien loin.

Mon premier soin fut de chercher un asile pour le reste de la nuit ; un honnête fiacre me l’accorda dans sa voiture, moyennant un écu de six francs, et promit pour cette somme de me promener jusqu’au jour.

Dans la matinée, je voulus aller au logement que j’avois occupé avec Félicité, pour voir si nos effets y étoient encore ; l’hôtesse s’en étoit emparée, et nia m’avoir jamais vu : je le pris sur un haut ton ; le mari voulut se mêler de la dispute, et me mettre à la porte ; je lui coupai la figure avec ma cravache, ils crièrent à l’assassin, la garde vint, m’arrêta… Me voilà encore une fois entre les mains de la justice.

On nous conduisit chez le commissaire, qui me demanda qui j’étois, et pourquoi j’avois maltraité les plaignans. Je lui répondis que j’étois venu réclamer des effets qu’avoient laissés dans une de leurs chambres, deux dames de ma connoissance. — Où sont-elles, répliqua le commissaire ? — Dans une maison de campagne, voisine de Paris. — Jolie maison, dit la logeuse. — Silence, s’écria le clerc. — Votre nom, reprit le commissaire ? — Chérubin. — Vous n’en avez pas d’autre ? — C’est bien assez de celui-là. — Que faites-vous ? — Je suis jockey. — À qui appartenez-vous ? — Maintenant à personne ; mais hier j’étois encore au service de monsieur le baron de Colincourt. — Où demeure-t-il ? — Rue de Varenne, faubourg St.-Germain. Le commissaire nous fit asseoir dans l’étude, écrivit un mot au baron, qu’il envoya par un des hommes du gref, et rentra dans son cabinet.

Au bout d’une demi-heure, arriva la réponse du baron ; vraisemblablement elle ne m’étoit pas favorable ; car, sans me dire un seul mot, le commissaire ordonna de faire avancer un fiacre, écrivit une lettre, dans laquelle il renferma celle du baron, qu’il remit au sergent du guet, lui dit un mot à l’oreille ; le sergent me fit monter en voiture avec lui, et un de ses soldats, ordonne au cocher de marcher, et nous arrivons, où ? à St.-Lazare.

On nous fait passer à travers plusieurs guichets, traverser différentes cours, et nous arrivâmes devant le supérieur. Le sergent lui remit les lettres dont il étoit le porteur ; après les avoir lues, le supérieur tira le cordon d’une sonnette qui étoit près de lui, et bientôt arrivèrent quatre grands Lazaristes, hauts comme des mondes. Le supérieur me fit un sermon très-pathétique sur les dangers du monde, et sur le bonheur que j’avois d’être dans une maison où l’on alloit travailler efficacement à la correction de mes mœurs, et à la rédemption de mon ame. Il me dit ensuite de suivre les révérends frères ; ce que je fis de bonne grace, pour ne pas m’attirer de mauvais traitemens.

Ils me conduisirent dans une petite cellule, où il y avoit pour tous meubles, un lit mesquin, une chaise de bois, un prie-dieu, un crucifix, et une tête de mort. Deux d’entr’eux se détachèrent, et revinrent un moment après, avec une cruche d’eau, un pain, et l’habit uniforme de la maison, consistant en une chemise de grosse toile jaune, un pantalon et une veste de bure brune, et des sabots. Ils me firent vêtir le tout, et à mon grand regret, je les vis sortir avec mes habits de jockey, dans lesquels étoient encore les vingt-cinq louis du baron.

Heureusement pour moi que je suis doué d’un caractère peu susceptible de s’abandonner au chagrin. Je m’occupai sur-le-champ des moyens de sortir de ma prison. La fenêtre de la chambre où l’on m’avoit renfermé, donnoit sur l’enclos des Lazaristes ; mais d’énormes barreaux à quatre pouces de distance l’un de l’autre, ne me laissoient pas d’espérance de ce côté ; point de cheminée, rien enfin de ce qui dans un roman favorise la fuite d’un prisonnier. Que faire ?… je ne trouvai aucun expédient, il n’y a de ressource qu’en tâchant de changer de local. L’infirmerie doit être moins sévèrement gardée, ainsi je n’ai rien de mieux à faire que d’être malade. À peine eus-je pris cette résolution, que je me mis à jeter des cris aigus, et à me rouler dans ma chambre ; cet exercice violent eut bientôt mis mon sang dans une agitation qui pouvoit passer pour de la fièvre ; en peu d’instans on accourut à mes cris ; je continuai d’en jeter de violens, en feignant de ne pas pouvoir répondre aux différentes questions dont on m’accabloit ; seulement je frappai sur mon estomac et sur mon ventre, comme pour désigner le siège du mal.

Le supérieur et le chirurgien arrivèrent ; ce dernier me tâta le pouls, et déclara que j’étois attaqué d’une violente colique nerveuse, causée sans doute par la révolution que m’avoit faite ma translation dans la maison ; que mon état étoit des plus dangereux, que j’avois besoin de prompts remèdes qu’on ne pouvoit m’administrer qu’à l’infirmerie, et demanda en conséquence que j’y fusse transporté : le supérieur le permit. Quatre des spectateurs me prirent dans leurs bras, et me portèrent dans cette infirmerie si desirée. On me déshabilla, et me voilà dans un excellent lit ; c’est toujours un petit adoucissement à mon sort.

Je fus obligé de prendre les différens remèdes qui me furent prescrits par le médecin, pour ne pas éveiller le soupçon. Bientôt je feignis d’avoir besoin de reposer, tout le monde se retira : me voilà seul… Non je ne suis pas seul, car il y a quatre autres malades et l’infirmier ; je veux seulement dire que je ne suis plus l’objet de l’attention générale.

À peine fus-je certain de n’être plus observé, que je promenai mes yeux dans la salle ; elle étoit percée de quatre fenêtres, donnant sur l’enclos, et garnies de grilles de fer. Vingt-quatre lits la décoroient, dont cinq seulement étoient occupés ; une large cheminée à chaque bout dans l’une desquelles il y avoit un grand feu.

L’infirmier sortit un instant, mes quatre confrères enveloppés dans leurs rideaux, dormoient ou rêvoient à leur maladie. Je profite de ce moment de liberté pour aller regarder dans la cheminée qui étoit sans feu… Oh ! surprise… Oh bonheur..... il n’y a point de barreaux..... Je suis sauvé.

La journée se passe sans évènemens remarquables, le chirurgien enchanté de l’effet que ses remèdes avoient produit sur moi, en redoubla la dose pour chasser, disoit-il, jusqu’au germe de la maladie.

La nuit qui suivit fut celle que je destinai au recouvrement de ma liberté ; sur le minuit, tout le monde endormi, je me lève tout doucement, je tortille mes draps autour de mon corps, et à la foible lueur d’une lampe qui brûloit à l’autre bout de la salle, je m’achemine vers la cheminée secourable.

Je grimpe avec facilité, et me voilà sur le toit ; je cherche un point solide où je puisse attacher mon drap ; je trouve une barre de fer, qui prise d’un bout dans le toit, et de l’autre dans la cheminée, paroissoit destinée à soutenir cette dernière contre les efforts du vent. J’attache donc les deux draps ensemble, et le bout de l’un d’eux après la barre de fer ; ensuite, je me laissai glisser doucement le long de ce foible soutien. Par malheur, il étoit trop court d’environ douze pieds. Que faire ?… La nuit étoit très-obscure, et il m’étoit absolument impossible de distinguer ce qu’il y avoit au-dessous de moi. Je restai quelques momens incertain sur ce que je devois faire ; mais pendu par les mains, comme je l’étois, la place n’étoit pas tenable ; ma foi, au risque de me tuer, je lâchai le bout du drap, et je m’abandonnai au hasard.

Je tombai heureusement pour moi sur un petit toit en planches, soutenu par deux barres de bois qui servoient de retraite à un énorme chien, gardien nocturne de l’enclos des Lazaristes. Le malheureux chien, au lieu de faire sa ronde, étoit tranquillement à dormir dans sa paille, de manière que le poids de mon corps écrasa le toit et le chien ; j’en fus quitte pour quelques contusions et un moment d’étourdissement, après lequel je me remis sur mes jambes.

Cependant la cabane en s’écrasant avoit fait beaucoup de bruit, le chien qui n’étoit pas tout-à-fait mort, jetoit des hurlemens effroyables ; je sentis le besoin de m’éloigner promptement, et léger comme le zéphir, je me mis à parcourir l’enclos pour tâcher de trouver le moyen d’en sortir.

J’avois déjà fait un long chemin sans avoir découvert autre chose que des grands murs, lorsque je vis à ma droite une lumière qui partoit d’une maison située sur l’enclos. Je me mis à dire assez haut, y a-t-il quelqu’un dans cette maison ? La fenêtre s’ouvrit, une voix de femme demanda qui avoit parlé. Au nom de l’humanité, madame, lui dis-je, secourez un infortuné qui n’est pas coupable. Qui êtes-vous, me dit-on ? — Un prisonnier qui s’évade ? — Et que puis-je faire pour vous. — Me donner les moyens de m’échapper. — Mais n’aurai-je pas moi-même à me repentir de vous avoir servi ? — Ah ! ne craignez rien, à quinze ans et demi on a pu commettre des fautes, mais on a rarement commis des crimes. — Attendez un instant, et la lumière disparut.

Dix minutes environ qui s’écoulèrent, me parurent dix siècles ; j’étois d’autant plus impatient que j’entendois de loin parler les personnes que les cris du chien avoient attirées ; enfin, au moment où je commençois à perdre la tête, un st’ part de la maison secourable, et quelque chose tombe auprès de moi ; c’étoit une corde à puits, je me cramponne, et en un moment, me voilà dans la cour et hors des pattes des Lazaristes.