L’Enfant incommode

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L’ENFANT INCOMMODE

Floréal an v (1797).

Parbleu ! Messieurs de la Décade, il faut que je vous adresse mes plaintes. Fâchez-vous tant qu’il vous plaira de ce que je commence par un juron une lettre adressée à des gens polis comme vous, peu m’importe : la colère n’entend rien à la politesse ; et je n’ai déjà été que trop longtemps forcé de me contenir.

Je viens de dîner en ville, et je rentre chez moi dans un état à déconcerter, s’ils pouvaient voir ma figure, la gravité d’un évêque officiant pontificalement, ou d’un directeur en audience publique. Mon ancien et respectable ami de la Barthe m’a rendu un bien mauvais service en m’invitant à dîner aujourd’hui. Je me rends chez lui avec empressement. J’arrive à quatre heures, parce que je sais qu’on dîne fort tard à présent, et six heures avaient sonné avant que la soupe fût servie. Jugez si je devais être de bien bonne humeur pendant ces deux mortelles heures d’attente avec un ventre affamé ! Eh bien, pour m’achever, l’enfer a suscité contre moi un démon, un lucifer, un… — Eh ! calmez-vous, m’allez-vous dire ; parlez sans figures, expliquez vos griefs, et ne mettez pas, comme Monsieur tel, la chaleur de vos injures à la place de la force de vos raisons. — Allons, je vais tâcher de vous raconter tout bonnement mon aventure.

Plusieurs autres personnes étaient invitées à ce dîner, et entre autres Madame***. Mon ami de la Barthe doit tout à cette dame : dans nos dissensions politiques, elle lui a sauvé la fortune et la vie, en lui accordant un asile à une époque terrible ; aussi est-elle toujours bien venue chez lui : mais elle a un fils… un fils… un vrai fléau pour la société, et dont elle ne se sépare jamais ; ce n’est qu’un petit garçon, mais je vous le garantis plus redoutable qu’une armée entière. Sa mère, qui pourtant ne manque pas d’esprit, est pour lui d’une faiblesse… bien malheureuse pour les autres et pour cet enfant lui-même. Il paraît qu’elle n’a jamais su lui résister, et qu’elle est parvenue à lui former le plus indigne petit caractère qu’il soit possible d’imaginer. Pour le plaisir d’exercer l’empire qu’on lui a laissé prendre, il ne fait jamais que le contraire de ce qu’on désire ; et de toutes les fantaisies qui lui viennent, celles qui paraissent lui plaire davantage sont celles qui incommodent le plus les autres.

En arrivant, il est allé s’emparer du violon du tils aîné de la maison ; il l’a posé sur une chaise, et en promenant l’archet de toutes ses forces au-dessus et au-dessous du chevalet, il a tiré des sons qui faisaient mon supplice et celui de toute la société. Le maître de la maison avait beau lui dire : Mon ami, finissez ; vous écorchez nos oreilles ; il allait encore plus fort, et la mère de sourire, avec un geste mignard, comme pour dire : C’est un petit espiègle : il n’y a pas moyen de le mettre à la raison. On ne voulait pas lui ôter son violon pour ne pas mortifier la mère dont on connaissait la faiblesse, et si l’enfant allait vers elle, elle lui faisait mille petites caresses comme pour le consoler des duretés qu’il essuyait.

Lorsqu’on fit semblant de ne plus s’inquiéter de sa musique enragée, il la discontinua, et laissa le violon par terre ; il fit un fouet avec l’archet, et courut tout autour de la chambre en imitant un postillon et en donnant des coups de fouet dans les yeux des convives. En courant ainsi, Fifi, c’est le nom du Monsieur, ayant oublié le violon resté par terre, mit le pied dessus, l’écrasa, et un éclat de l’instrument lui écorcha légèrement la cheville du pied. Aussitôt il jeta des cris effroyables : toute la compagnie fut en rumeur ; la mère le mit sur ses genoux, et s’en prit à tout le monde du mal que s’était fait son fils : Ce pauvre petit ! disait-elle ; voyez un peu ! il s’est horriblement blessé ! Ce vilain violon ! Je le jetterai au feu. Ne te fâche pas, mon enfant. Et tout de suite il fallut que chacun s’évertuât à chercher du baume, des petits morceaux de linge ; et Fifi donnait des coups de pieds à tous ceux qui s’avançaient pour le consoler.

Cet accident n’était rien, et fut bientôt oublié. On se mit à table. Fifi prit sa place le premier. Tout le monde évitait de se mettre à côté de lui ; moi qui ne songeai pas à cette précaution, je fus son voisin, et ne tardai pas à m’en repentir. Il faisait aller ses pieds d’un mouvement continuel, en avant, en arrière, à droite, à gauche, et bientôt mes bas de soie blancs se trouvèrent dans une vilaine condition. J’avais beau retirer mes jambes, il démenait les siennes de manière à m’atteindre au plus loin ; si j’avais le malheur de lui faire quelque représentation, il me répondait par une grimace de singe, et je voyais alors sa mère, qui était en face de nous et qui ne le perdait pas de vue, me faire une mine comme si je m’ingérais mal à propos à corriger son enfant.

Notez, je vous prie, qu’à chaque instant il avait de nouvelles fantaisies. Il voulait avoir tout ce qui paraissait sur la table, faisait du train jusqu’à ce qu’on eut rempli son assiette, mangeait avec les doigts, et de temps en temps appliquait ses mains grasses sur la manche de mon habit pour se faire donner ce dont il avait envie, ou seulement pour que je fisse attention à lui.

De l’autre côté, Fifi avait pour voisine une dame dont la robe était très-fraîche : d’un mouvement de tête il renversa sur elle une sauce qu’apportait un domestique. À peine avais-je eu le temps de déplorer le sort de cette pauvre dame, que je reçus sur ma culotte et sur mon gilet tout un verre de vin, de la façon du petit bonhomme. J’en fus mouillé jusqu’à la chemise ; et tout en feignant de n’en être pas fort en peine, ce qui n’aurait pas été de bonne compagnie, j’enrageais au fond du cœur.

Je ne saurais vous dire en détail tous les désagréments que me causa le voisinage de Fifi. Il se mettait à l’aise de plus d’une manière. On se regardait ; on se détournait ; on lançait contre lui dans la conversation des traits qui auraient été très-sensibles à un enfant bien élevé ; mais ils glissaient sur Fifi, et la mère les regardait comme l’effet d’une sévérité ridicule et fâcheuse.

Enfin, cet éternel dîner se termina. On rentra dans le salon, on prît du café. J’étais debout, je tenais ma tasse d’une main, ma soucoupe de l’autre, lorsque mon diable d’enfant se mit à jouer avec les breloques de ma montre. Je voulais l’éviter ; je me reculais, mais je ne fis que hâter mon sort ; il cassa un charmant petit cœur en or qui m’était cher à plus d’un titre, et qui me rappelait sans cesse celle qui me l’a donné, et les circonstances qui accompagnèrent ce don. La charnière de ce bijou, en se brisant, laissa tomber une petite gerbe de cheveux liés par une chaînette ; le petit scélérat s’en empara, et se sauva en criant : Tiens ! tiens ! un petit balai, un petit balai.

Je courus après lui : Mon ami, rendez-moi ce que vous tenez. Je ne veux pas qu’on le prenne. Mais en vain ; il enfila l’antichambre, l’escalier, la cuisine, adieu ma gerbe de cheveux ; gerbe précieuse, et que je ne peux, hélas ! remplacer. Quand il revint, on feignit bien de le gronder ; mais, dans le fond, la maman prenait bien plus d’intérêt aux plaisirs de Fifi qu’à ma gerbe chérie.

Ce fut pourtant une consolation pour moi d’entendre quelqu’un de très-bon sens et plus courageux que les autres, adresser tout bas la parole à madame *** et lui dire que sa faiblesse était impardonnable, et qu’elle devrait corriger sévèrement son enfant plutôt que de souffrir qu’il jouât d’aussi vilains tours à une personne de sa société. Que croyez-vous qu’elle lui répondit ? C’est bien vrai ; mais je n’ai jamais eu le courage d’entendre pleurer mon fils.

Je ne sais quel sot de la compagnie s’amusa à jouer avec l’enfant ; ils coururent l’un après l’autre, se cachèrent derrière les fauteuils, les tables, les portes. Fifi s’enveloppait sans discrétion dans les robes, dans les habits : c’était des éclats de rire, des cris de joie à rendre les gens sourds. Dans un de ces ébats, l’enfant, animé par le jeu, s’aida, pour fuir son adversaire, de la basque de mon habit, le tira rudement, et le fendit depuis le bas de la taille jusqu’au collet.

Je ne sais qui me retint de fouetter cet indigne petit drôle devant la compagnie. Il fallut tout le respect que m’inspirait la maison où je me trouvais, pour calmer ma colère. Quoique tout le monde par politesse affectât de prendre part à mon accident, cependant j’avais un si drôle d’air, avec mon babil partagé et mon dos à découvert, qu’on avait grand’ peine à conserver son sérieux. De la Barthe fut obligé de m’aller chercher un de ses habits pour que je le misse à la place du mien : mais comme mon ami n’est pas à beaucoup près de ma taille, ce vêtement était pour moi une espèce de pet-en-l’air très-réjouissant pour les autres, et fort peu commode pour moi. La mère se crut obligée de me faire ses excuses ; elle s’approcha de moi, me demanda bien des pardons pour son fils, et ajouta : C’est un fou ; il ne fait que des étourderies ; mais vous ne lui en voulez pas, Monsieur ; il est si gentil !

Ne sachant que répondre, et enchanté de tant de gentillesse, je songeais à m’en aller ; ma patience était à bout. Je redoutais par-dessus tout d’être l’occasion d’une scène humiliante pour la mère, pour l’enfant, et pour mon ami qui n’aurait pas voulu pour un empire que cette dame, à qui il devait une reconnaissance sans bornes, éprouvât chez lui le moindre désagrément. Je me préparais donc à sortir, lorsqu’on me fit observer qu’il faisait encore jour, et que, déguisé comme je l’étais, on courrait après moi dans la rue.

Il fallut prendre mon parti d’attendre que la nuit fût tout à fait venue, et dans l’intervalle j’entamai une discussion politique avec un des convives, à côté de qui je me trouvais assis ; nos opinions étaient fort opposées ; notre conversation avait été longue et animée, lorsque tout à coup on se lève, on se précipite vers moi : Votre toupet, vos cheveux ! Quoi ! qu’est-ce ? Je porte ma main à ma frisure ; elle était toute en feu, et j’étais le dernier à m’en apercevoir. Les girandoles avaient été allumées pendant que je pérorais, et l’enfant maudit, monté sur une chaise, s’amusait depuis un quart d’heure à allumer et à éteindre de petits morceaux de papier, et à exécuter ce qu’il appelait des feux d’artifices. On lui avait ordonné plusieurs fois de descendre ; on lui avait représenté qu’il n’était pas prudent de badiner avec le feu. Rien n’avait réussi. Un morceau de papier enflammé était tombé sur ma coiffure légère, et l’avait incendiée.

Je ne demandai pas mon reste. Je sortis furieux et j’arrivai chez moi avec mes bas tachés, ma veste et ma culotte passés au vin de Bordeaux, mon habit fendu, et mes cheveux brûlés, maudissant de bon cœur les mères qui n’ont pas le courage de s’opposer aux sottises de leurs enfants.
Boniface Véridick.