L’Enfer des femmes/Dunel met un crêpe à son chapeau et devient un très bon parti

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 341-350).


DUNEL MET UN CRÊPE À SON CHAPEAU ET DEVIENT UN BON PARTI




Une demi-heure s’était passée depuis qu’on avait quitté la maison de la lorette. Adolphe, seul dans son fumoir, assis près d’une cheminée sans feu, avait l’âme et le corps glacés et, comme un enfant qui se trouverait la nuit dans un cimetière, il avait peur. Tout à coup on entra dans l’appartement et il entendit quelqu’un se diriger vers la chambre de Lydie. Sans se demander qui pouvait pénétrer ainsi chez lui, il sortit du fumoir précipitamment, espérant intercepter le passage à la personne qui venait. Il courut à la chambre de sa femme ; mais la porte venait d’en être ouverte. Dunel vit alors Violette qui, plus prompte que lui, était arrivée la première, et se trouvait déjà dans la pièce mortuaire. Elle alla droit au lit de Lydie qui, déshabillée et couchée soigneusement par Adolphe, était comme endormie. Dunel, espérant que la duchesse pourrait s’y tromper lui dit à voix basse en l’éloignant de la main :

— Ne faites pas de bruit, madame, elle dort.

Violette le regarda froidement sans répondre, se débarrassa du petit bougeoir avec lequel elle était entrée et alluma deux flambeaux qu’elle posa sur la table de nuit. La croix que Lydie avait rapportée du couvent était suspendue près de la cheminée, la duchesse la posa sur la poitrine du cadavre et s’agenouilla.

Adolphe comprit que Violette avait tout deviné et qu’il était inutile de continuer la comédie. Il resta debout, hébété, et ne prononça pas un mot, craignant que la douleur de madame de Flabert n’éclatât et ne fît scandale. Violette se leva, prit les mains de son amie, et fixa les yeux sur son visage blême. Elle semblait vouloir lui rendre la vie ou mourir comme elle. Une heure entière se passa, sans qu’une larme ou un geste troublât cette scène mortelle.

Le jour était venu, on entendit du bruit à la porte, c’était le duc qui arrivait. Dunel le reçut sans lui parler, que lui aurait-il dit ?

Edmond pénétra jusqu’à la chambre de Lydie, mais ne put se décider à en franchir le seuil. Il se trouvait indigne d’entrer dans ce sanctuaire où reposait la dépouille d’une personne qu’il considérait comme une sainte. La tête découverte, le front incliné, il avait l’âme accablée sous le poids du passé.

Bientôt, pensait-il, mon corps usé, flétri, sera gisant aussi sans mouvement, car ma vie s’est épuisée vite. Alors Violette s’arrêtera sur le seuil de ma chambre comme je m’arrête ici. Le respect me retient, le dégoût la repoussera.

— Je suis bien malheureux ! dit Adolphe en s’approchant du duc et lui tendant la main.

— Bien malheureux, en effet, répondit sèchement Edmond, sans prendre la main que Dunel lui tendait.

Puis il sortit sans ajouter un mot.

Ainsi se terminèrent les relations de ces deux hommes qui avaient vécu presque de la même vie depuis leur enfance.

Le duc rentra chez lui.

— Pourquoi craignais-je un scandale, se dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, la tendresse de la duchesse est trop grande pour ne pas veiller sur la mémoire de son amie ! Je voulais lui épargner un spectacle douloureux ; mais quel bonheur, quelle joie, vaudraient pour elle ces derniers moments passés près de la seule affection qui ait occupé sa vie ? Je ne veux plus troubler cette maison de ma présence ; d’ailleurs Dunel m’est odieux. Pourquoi ? Nous avons commis les mêmes fautes. Il a le droit de me faire le comparse de sa comédie de tristesse. Peu importe ! Je ne veux plus le voir. Il m’est odieux.

La duchesse ne revint chez elle qu’après avoir rendu tous les derniers devoirs à Lydie.

Edmond avait fait demander plusieurs fois la permission de se présenter chez sa femme, elle refusait obstinément de le voir. Il écrivit alors quelques mots, les mit sous pli et les lui fit porter ; le domestique revint bientôt, disant qu’il n’y avait pas de réponse.

— Pas de réponse ! répéta le duc étonné. Comment est la duchesse ?

— Bien pâle, monsieur, bien souffrante, je crois.

Edmond se leva, marcha d’un pas assuré jusqu’à l’appartement de Violette, entra, et ferma la porte sur lui.

— Madame, dit-il, depuis deux jours j’ai pu me tenir loin de vous, par respect pour votre douleur ; mais vous êtes malheureuse, vous souffrez ; je ne puis supporter la pensée de rester éloigné de votre personne.

— Laissez-moi, dit Violette, vous voyez bien que je suis folle en ce moment.

— Je vois qu’un grand changement s’opère en vous. De quel nouveau malheur ce changement me menace-t-il ? Je l’ignore ; mais je veux voir éclater l’orage qui est sur votre front, car je ne puis attendre. Je veux savoir ce que vous pensez.

— Ah ! vous voulez savoir la vérité. Eh bien, je vais vous la dire, quoiqu’elle soit horrible. Vous vous imaginez que les choses sont ce qu’elles paraissent, que toutes les femmes deviennent des martyrs, n’est-ce pas ? Insensé ! Les unes meurent comme Lydie, c’est vrai ; mais celles qui vivent… On est seule, isolée, on souffre longtemps près d’un homme perdu devant lequel se sont brisés tous vos rêves les plus purs ; puis un jour on voit le soleil, les fleurs, la nature, et l’on trouve que l’on a le droit de vivre et d’aimer comme tout ce qui respire ici bas. Mon amie est morte, assassinée par les actions de son mari. Vous vous êtes dit : « Madame Dunel est morte ! Après tout, ce n’est qu’une femme de moins. » — Vous vous êtes trompé. Mon âme est morte avec elle, mon âme, ma conscience sur lesquels reposait votre honneur et le mien.

— Oh ! madame !…

— Ne vous étonnez pas de ma franchise, monsieur, je ne suis pas une fille de race, moi, je suis une enfant naturelle que le hasard a prise dans l’arrière-boutique d’une modiste pour en faire une demoiselle noble.

— Vous ?

— Oui, moi. Je ne connaissais pas toute l’étendue des malheurs que j’embrassais quand je vous ai épousé, quand j’ai sacrifié mon bonheur par obéissance, par tendresse pour mon père. Père, mère, époux, enfants sont maintenant des mots vides de sens pour moi. Si j’ai pu rester pure dans cet enfer que nous font vos vices, c’est que Lydie me regardait vivre et qu’elle aurait souffert de ma chute. Ma seule affection, ma religion est partie, elle a emporté ma force et ma vertu. Le dégoût, le désespoir m’envahissent, le courage me manque, je sens que je suis perdue, car quelle puissance pourrait désormais me sauver ?

— Moi, madame.

— Vous ? qui avez été de moitié dans tout ce qu’a fait le bourreau de Lydie ! Vous qui l’auriez tuée si vous aviez été son mari !

— Oh ! jamais, dit le duc en se reculant épouvanté.

— Jamais ! dites-vous. Je ne suis pas un ange, moi. Sans cela, je serais morte du supplice que vous m’avez fait endurer.

Edmond regardait avidement Violette, cherchant à deviner ce qu’elle allait lui dire.

— Cela vous étonne, continua-t-elle, j’étais si gaie ! mais Dieu n’avait pas voulu que je fusse malheureuse à demi. Je vous ai aimé follement, monsieur, comme une enfant, comme une jeune fille de vingt ans.

— C’est impossible ce que vous me dites. C’est impossible !

— Dites plutôt incroyable, honteux ; vous devez comprendre maintenant si vous m’avez fait souffrir. Je vous ai aimé jusqu’au jour où nous nous sommes séparés à jamais, jour où vous avez tué mon amour par le dégoût.

— Vous m’avez aimé !… s’écria le duc transporté. Dieu n’avait rien fait pour moi jusqu’à présent, car il m’avait refusé la foi, il vient de répandre sur moi tous les trésors de sa miséricorde. Je crois en lui maintenant. Il n’y a qu’un Dieu dont la bonté puisse être assez grande pour combler de bénédictions la plus imparfaite de ses créatures. Vous m’avez aimé !… moi, vieux avant l’âge, ridé, flétri, moi, presque sans cœur ! C’est qu’une volonté suprême nous avait faits l’un pour l’autre. Tout à l’heure, je retenais avec peine un dernier souffle de vie, j’étais si profondément découragé, maintenant je me sens plus fort que je n’étais faible. Je guérirai mon corps, je retrouverai la santé, et mon âme, avec votre aide, sera bientôt purifiée. Vous venez, par un mot, de transformer tout mon être.

— Pourquoi ? Je ne vous comprends pas.

— Vous ne comprenez pas ? C’est vrai. Vous ne pouvez pas savoir… Honteux, tremblant près de vous, je n’ai jamais osé vous dire que tout mon être vous appartient, que je vous aime de toute la force de mon âme, de l’amour le plus immense qui fut jamais. Si autrefois je vous ai insultée de mes désirs, soyez indulgente. Perdu dans la boue où j’étais tombé depuis mon extrême jeunesse, je ne savais pas ce que c’était qu’une tendresse pure. Depuis ce temps, ma vanité luttait contre moi-même, un grand désordre se faisait dans mon esprit, vous seule occupiez sans cesse ma pensée, enfin est venu le jour où vous aviez mouillé votre robe en respirant des fleurs. Ces taches d’eau ressemblaient tant à des larmes, qu’après je les ai toujours vues devant mes yeux comme des remords. Depuis ce jour, je vous ai aimée à en mourir, je n’aurais jamais osé vous le dire, vous me méprisiez trop. Il reste encore entre nous la barrière qui sépare le bien du mal, je le sais, et Dieu m’est témoin que je ne chercherai pas à la franchir avant d’en être digne.

— Je ne crois plus en l’avenir, répondit Violette avec accablement.

— Vous ne savez donc pas que l’amour est pour l’homme une seconde création. Je suis déjà tout autre, je ne doute plus de rien. Vous m’aimez !

— Plus maintenant.

— Je ne vous crois pas. Le bonheur ne m’aurait pas été donné pour m’être ravi si promptement ; d’ailleurs je saurai reconquérir votre affection, mais vous m’aimez, j’en suis sûr.

Le duc en disant ces mots se précipita aux genoux de la duchesse et lui saisit les mains.

— Vous êtes émue ! dit-il avec joie.

— Je suis brisée par une immense douleur, ne m’accablez pas de nouvelles émotions que je ne pourrais supporter, monsieur.

— Ne m’appelez pas monsieur, je ne vous dirai plus madame. Une femme perd sa force quand elle dit : J’aime ; vous n’êtes plus cette duchesse qui me faisait peur, vous êtes ma chère Violette, mon petit ange que je vais entourer d’adorations pour lui faire oublier le passé. Oh ! j’ai retrouvé toute mon énergie, je vous montrerai votre duc de Flabert comme vous le représentaient vos rêves d’enfant ; ma Violette, mon amour, je t’aime comme un fou ! Tu verras que j’ai du sang noble dans les veines et qu’un bon cœur peut encore battre dans ma poitrine.