L’Enfer des femmes/En valsant

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 323-326).


EN VALSANT


Le comte crut Lydie partie ; aussi, quand Violette vint lui demander du regard un mot, il lui dit :

— Votre amie vient de s’en aller ; elle est bien agacée ce soir.

Au même instant, le vicomte de Magnet venait chercher la duchesse pour valser.

— Comme Mme  Dunel était pâle, dit-il.

— Elle est toujours ainsi.

— Elle semblait souffrir.

— Quelle idée ! Elle est bien portante.

— Non.

— Bien heureuse !

— Encore moins.

— Pourquoi pensez-vous cela ?

— Parce que les gens qui sont malheureux se comprennent sans se parler. La douleur a des plaintes muettes qui sont comprises de ceux qui souffrent.

— Vous n’êtes pas gai ce soir, dit Mme  de Flabert en s’efforçant de sourire.

— Si vous n’aimez pas assez votre amie pour la comprendre, ou si vous ne me croyez pas assez pour ajouter foi à mes paroles, je puis sans crainte vous dire ce que je pense : cette personne se meurt.

La duchesse tressaillit et s’arrêta.

— Vous voyez bien, madame, que vous n’êtes pas indifférente, comme vous voulez le paraître.

— Mais je n’ai rien dit. En vérité, si vous n’étiez pas un enfant, vous me fâcheriez.

— Mais je suis un enfant, heureusement, et je ne vous fâcherai pas en disant ce que je pense ; car vous pouvez croire que je me trompe, je n’ai que vingt ans. Voyez-vous, madame, vous savez être duchesse, vous savez vivre ici-bas ; mais il y a des gens à qui cela n’est pas possible, et je crois que Mme  Dunel ne peut supporter notre monde.

La duchesse voulait interrompre le jeune homme, mais elle ne le pouvait pas ; il l’emportait en valsant et sa voix pénétrante était rapide comme eux.

— Elle mourra ! Tant mieux peut-être, car un jour elle aurait rencontré des oreilles ouvertes pour l’entendre et, à un moment donné, elle aurait succombé. Nous voulons de la vie tout ce qu’elle peut donner ; c’est une erreur de penser que la martingale des usages nous fait de pierre. Ce qu’on bannit de notre vie, nous le retrouvons à côté du devoir et, tôt ou tard, nous devenons coupables.

— Elle ? Jamais !

— Alors elle mourra.

La duchesse se laissa tomber sur un fauteuil près de son mari. Elle n’avait que ce moyen pour arrêter le jeune homme, qu’elle n’avait pas la force d’écouter ni de réprimander assez sévèrement pour l’interrompre.

Le vicomte s’en fut rêver dans un salon voisin. Violette le suivit des yeux.

— Vous valsez trop vite, dit le duc en posant une écharpe sur les épaules de sa femme.

— En effet, je suis étourdie, répondit la duchesse en cachant son visage dans son mouchoir. « Mourir, » pensait-elle, Lydie ! Ma seule tendresse, ma croyance, ma vérité. Il n’y aurait donc rien de bon qui pût rester sur la terre.

Mourir ! Je ne veux point qu’elle meure, car je serais perdue.

Violette ne tarda pas à se retirer. L’inquiétude la dominait, et, malgré la promesse qu’elle avait faite à son amie de ne pas la suivre, elle partit avec la résolution d’aller au boulevard des Italiens avant de rentrer à son hôtel.