L’Enfer des femmes/Un domestique pour premier guide

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 29-34).


UN DOMESTIQUE POUR PREMIER GUIDE


Le domestique qu’on avait fait sortir de sa cellule eut presque peur en voyant la figure blême de mademoiselle de Cournon se dessiner sur le fond noir de sa capeline. Lydie était ordinairement pâle comme les personnes chez lesquelles une nature contenue ébranle le système nerveux ; mais son évanouissement avait encore décoloré son visage. Jacques se demanda si elle ne sortait pas d’une tombe.

Ils arrivèrent bientôt. La jeune fille fit un pas dans la cour de l’hôtel et s’arrêta.

— C’est plus triste ici qu’à Sainte-Marie, dit-elle. On l’introduisit, elle osait à peine lever les yeux. La crainte qui la paralysait s’accrut encore à la voix sèche de la comtesse. Cette femme vieille et laide, accoutrée de vêtements dont les couleurs discordantes la rendaient plus laide encore, n’était pas faite pour rassurer la pauvre enfant. Comme elle avait comparé l’aspect de l’hôtel à celui de son couvent, elle compara sa cousine aux vieilles religieuses. Elle revit leurs figures tranquilles auxquelles le bandeau de percale donnait un charme doux et onctueux. Elle les trouva beaucoup mieux, à son goût, que la comtesse avec ses cheveux d’un roux passé.

Victoire mit ses lunettes sur son front, et leva ses yeux gris.

— Mademoiselle, dit-elle, vous savez sans doute pourquoi monsieur le comte vous fait venir ici.

— Non, madame, répondit doucement Lydie.

— Approchez, asseyez-vous. Monsieur le comte, votre tuteur, s’est chargé de vous établir, et se met en devoir de vous trouver un bon parti ; pendant ce temps, nous nous occuperons de vous former un trousseau et de monter votre maison. Mademoiselle Éléonore, qui m’est dévouée, me donne pour vous sa nièce qui vous servira de femme de chambre. Quand vous aurez pris possession de votre appartement vous pourrez, si cela vous plaît, descendre près de moi ; je serai très heureuse de vous avoir à mes côtés. Je dois vous servir de mère comme mon mari vous tiendra lieu de père, et nous nous efforcerons par notre amitié de vous faire oublier que nous ne sommes que vos cousins.

— Éléonore, conduisez mademoiselle dans la partie de l’hôtel que je lui ai préparée, elle y fera ses dispositions pour le temps de son séjour ici ; ensuite vous irez chercher des vêtements en attendant que la couturière soit venue, mademoiselle n’est pas habillée convenablement pour paraître au dîner ; puis vous nous amènerez votre protégée.

En traversant les appartements, Lydie ne fut nullement émerveillée : pour elle c’était autre chose que le couvent, mais rien de mieux. Elle monta deux étages, traversa la salle du billard et vit enfin les deux petites pièces qu’on lui avait destinées ; elles étaient irréprochables. La couchette tout entourée de rideaux ressemblait à une chapelle blanche, les vases de la cheminée étaient ornés de fleurs.

Mademoiselle de Cournon fut ravie en voyant ce charmant endroit, simple, mais préparé sous l’influence d’un bon sentiment dont son cœur eut de suite l’intelligence.

Éléonore, remerciée par un délicieux sourire, augura bien de l’avenir pour sa nièce.

— Mademoiselle veut-elle me laisser prendre la mesure de sa taille pour la robe que je dois lui acheter, dit la vieille fille d’un air aimable.

— Volontiers, répondit Lydie en détachant sa pelisse.

— De quelle couleur dois-je la choisir ?

— Peu m’importe !… Bleue si vous voulez.

Éléonore sortit.

Restée seule, la jeune fille s’aperçut qu’on avait négligé de lui mettre une image sainte, elle détacha de son cou la croix de bois qu’elle portait, la plaça près de son lit, et fit une prière pour sanctifier sa nouvelle habitation. Ce fut sa première action ; inspirée tant par la crainte secrète qui l’agitait depuis sa sortie de Sainte-Marie que par l’habitude de prier. Ensuite s’approchant de la commode pour y ranger le contenu du paquet que Jacques avait apporté, elle se trouva devant une glace, pour la première fois : elle était face à face avec elle-même.

Dans certains couvents, et surtout dans les couvents cloîtrés, il n’y a pas de miroirs ; les jeunes filles se regardent à la dérobée quand elles passent devant les carreaux, encore est-ce défendu sévèrement ; aussi Lydie n’avait point commis ce péché.

D’abord elle fut surprise et presque effrayée, elle se recula et les objets qu’elle tenait s’échappèrent de ses mains, ce mouvement, qui se reproduisit dans la glace, la fit rire, elle se familiarisa presque avec son image, s’avançant doucement, posa les coudes sur la table et se regarda de plus près.

Il est à propos de dire que si les couvents proscrivent les miroirs, le mot de beauté n’y est pas moins prononcé qu’ailleurs, et les religieuses elles-mêmes savent très bien la différence qui existe entre être ou n’être pas jolie. Lydie s’adressa donc cette question : Suis-je belle ?

Mademoiselle de Cournon était ravissante ; mais ses traits n’avaient rien de la perfection et de la grandeur des types antiques. Son nez, régulier de forme, était trop petit peut-être, ses narines finement découpées restaient immobiles et ne se dilataient pas sous les différents mouvements de sa physionomie ; leurs contours n’avaient pas non plus ces teintes roses qui dénotent la santé, la vie. Ses cheveux noirs se découpaient sur son front à sept pointes aigues. Ses sourcils qui avançaient un peu, et ses yeux profondément enchâssés lui donnait l’air mélancolique. Sa figure était ovale, petite et d’un blanc nacré.

Par cette modestie naturelle à de certaines femmes, elle ne se trouva pas de son goût et regretta ne pas avoir tel ou tel visage de ses compagnes. Tout à coup la réflexion lui vint qu’elle commettait, par distraction, ce que la supérieure nommait un gros péché, elle détourna la vue, et s’éloigna, en fredonnant tout bas un air de cantique. Quand elle eut placé tous ses effets dans les tiroirs de sa commode, elle descendit en prenant la ferme résolution de ne plus avoir peur, de gagner l’affection de sa parente et de revenir, s’il était possible, de la mauvaise impression que cette femme avait produite sur elle ; mais toute sa hardiesse l’abandonna dès qu’elle revit la comtesse.

Victoire fit asseoir mademoiselle de Cournon près d’elle, et lui proposa de remplir un fond en lui donnant le dé de la femme de chambre. Lydie le bourra de papier pour y faire entrer son doigt mignon et travailla.

Elle était si troublée qu’elle voyait à peine le tissu du canevas ; d’ailleurs à Sainte-Marie on faisait plus de chemises et de layettes que de tapisserie. La comtesse s’aperçut que son aide se trompait de soie, et laissait entre les points une petite ouverture blanche, crime de lèse-tapisserie à ce qu’il paraît, car elle lui retira son ouvrage.

Lydie resta les mains jointes, les yeux baissés, n’osant pas parler, encore moins se lever pour aller dans sa chambre ; jamais elle ne s’était trouvée si gênée.

Victoire, occupée de ses roses bleues, ne pensa pas à l’embarras dans lequel devait être sa cousine, et la pauvre enfant demeura dans la même position jusqu’au retour d’Éléonore.