L’Ennemi de la mort/08

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Calmann-Lévy (p. 78-90).


VIII


La Double du Périgord est située entre le Libournais, la vallée de l’Ille, celle de la Drone, le ruisseau de Beauronne et celui de la Risone. Elle est constituée géologiquement par un plateau en forme de toit, dont les faibles pentes sont orientées au Sud-Est et au Nord-Est. La mince couche arable de sable mêlé d’un peu d’humus repose sur un lit d’argile, épais parfois d’une vingtaine de mètres. Au-dessous de ce lit se trouve un sable blanc reposant lui-même sur les bancs de calcaire dont est formée l’ossature du plateau.

Administrativement, ce territoire d’environ cinquante mille hectares est divisé entre vingt et une communes, dont douze sur les confins n’appartiennent qu’en partie à la Double ; les autres, groupées au centre du pays autour de celle d’Échourgnac, qui en est comme le cœur, sont en pleine Double.

C’est sur ces neuf communes entièrement « doubleaudes », — pour employer un néologisme du pays, — que Daniel projetait de faire porter son enquête, sans en prévoir toutes les difficultés. Dès le lendemain, levé de bonne heure, il s’achemina vers le petit bourg de Saint-André. Comme il y parvenait, il vit sur le seuil d’une vieille maison un personnage d’honnête corpulence, aux cheveux grisonnants, habillé comme un gros propriétaire campagnard et guêtré jusqu’aux genoux.

— Ma foi, monsieur, vous ne pouvez mieux vous adresser, ni plus à propos ! répondit ce personnage à l’interrogation de Daniel, je suis le maire et j’arrive à l’instant même : entrez donc, s’il vous plaît.

Lorsqu’ils furent assis, dans une pièce enfumée, près d’une grande table encombrée de papiers poussiéreux, Daniel déclina son nom et exposa le motif de sa visite. Pendant qu’il parlait, le maire faisait tourner sa tabatière entre ses doigts et chassait d’une chiquenaude les grains de tabac tombés sur son gilet à palmes.

Quand le docteur eut achevé, M. du Guat, ainsi, à son tour, s’était-il nommé, lui dit posément :

— Monsieur, j’ai connu votre feu père qui m’a même rendu un notable service à l’époque de la grande terreur révolutionnaire. C’est pourquoi, sans vouloir aucunement vous détourner de vos louables projets, qui, s’ils étaient réalisables, régénèreraient la contrée, je vous demande la permission de vous soumettre quelques objections dont vous ferez l’usage qu’il vous conviendra.

» Vos moyens d’assainissement comportent d’abord la destruction des étangs. À ce propos, il vous faut compter sur la résistance obstinée de tous les propriétaires… De tous, non, car je dessécherais, à la première mise en demeure, les deux que je possède… peut-être parce qu’ils sont mauvais et d’un très médiocre rapport. Quant à la création d’un réseau de chemins praticables, elle serait acceptée, sans doute, par tous, à la condition qu’il n’en coûtât rien à personne et que les terrains pris fussent payés largement. Comme je pense que vous n’avez pas l’appui du gouvernement royal, et que d’ailleurs le Trésor est à sec, ce qui est l’état normal d’un trésor public, il faut encore rayer cet article de vos projets. Vos deux principaux moyens étant ruinés, je n’entre pas dans l’examen des moyens secondaires : ainsi, votre entreprise échouera nécessairement. Tout ce que vous pourrez faire, c’est d’être un précurseur, de jeter quelques graines qui lèveront peut-être plus tard. Le rôle n’est pas sans grandeur, mais il ne va pas sans des éventualités fâcheuses et exige le sacrifice de toute une vie. C’est à vous de juger si ceux pour lesquels vous désirez vous dévouer à cette œuvre généreuse méritent que vous leur sacrifiiez votre repos, votre réputation et votre bien.

» Le paysan doubleau, voyez-vous, avec ses allures gauches, ses airs obséquieux, serviles même, et son sourire bonasse, est un rusé matois. Lorsqu’il s’agit de ses intérêts, il est d’une habileté que n’embarrassent guère les scrupules. Métayer, il trompe son maître dans le partage des récoltes, sur la vente des bestiaux, l’engraissement des porcs, sur la volaille, les œufs et le reste. Petit propriétaire, ses ruses sont tenues en échec par celles de son voisin : le plus habile l’emporte, ou le moins honnête. Mais toujours autant qu’il le peut, sournoisement ou audacieusement, selon les circonstances, il rapine autour de lui, empiète, déplace les bornes et, dans la mesure de ses forces, s’approprie le bien d’autrui.

» Ce paysan est plaideur à l’excès. Tout prétexte lui est bon pour aller devant le juge : une poule dans un jardin, le passage d’un voisin sur sa friche, le prêt d’un outil, une parole inconsidérée, et cætera.

» Enfin il est ingrat au delà de toute expression et les sentiments affectifs sont chez lui très faibles. Son chien devenu vieux, il l’assomme à coups de pioche… pour épargner une charge de poudre… Ses parents incapables de travail par l’âge, il leur met un bissac sur l’échine et les envoie chercher leur pain de porte en porte. Et combien en ai-je vu, qui, empressés de mander le maréchal pour un bœuf malade, laissent mourir leur femme sans appeler le médecin !…

— Oh ! fit Daniel.

— S’il l’emploie, ce médecin qui l’a soigné, lui et les siens, non seulement il ne le paie pas, mais il ne lui témoigne aucune reconnaissance, et ne croit même pas lui en devoir. Ne pensez pas que j’exagère : je l’ai ouï dire souvent à votre père, monsieur. Jamais l’idée n’est venue au paysan braconnier, qui prend des quatre-vingts ou cent lièvres par an, d’en offrir un à son bienfaiteur, à celui qui lui a prodigué ses soins, ou qui lui a rendu quelque autre service. En toutes choses, d’ailleurs, il est d’une parcimonie excessive.

» Voilà, docteur, le paysan doubleau… Ayez des attentions pour lui, témoignez-lui de l’intérêt, faites-lui du bien, tâchez de rendre son sort meilleur, il oublie tout cela, et, à l’occasion vous laisse en peine et fait l’insolent si vous avez besoin d’un coup de main.

— Le portrait n’est pas flatté ! repartit Daniel en souriant.

— Et, malheureusement, il est trop vrai… Là-dessus, je m’en vais faire partager le maïs et voir un peu ce qui se passe à la métairie : excusez-moi !… Tenez, voilà toutes les paperasses de la mairie, ajouta M. du Guat en ouvrant un placard, faites votre affaire…

S’en allant vers Chantors, deux heures après, Daniel réfléchissait à tout ce que lui avait dit ce maire gentilhomme.

« Sans doute, pensait-il, le paysan de la Double, isolé au milieu des landes et des bois, ignorant, misérable, méprisé par ses maîtres et la bourgeoisie, sans autres instructions morales que les prônes de son curé qu’il ne comprend guère, doit avoir à divers degrés les vices de sa condition malheureuse, de même que les riches ont ceux qu’engendrent l’opulence et l’oisiveté. Si ce paysan est dur, ainsi que l’assure monsieur du Guat, il l’est pour sa propre personne comme il l’est pour les autres, et comme le sort l’est pour lui. Sauf en des natures exceptionnelles, le malheur ne dispose guère à la bonté. S’il est grossier, incongru, qui donc lui a donné des leçons de savoir-vivre ? Est-ce que jamais un propriétaire a songé aux conséquences démoralisatrices de l’effroyable promiscuité où ses métayers vivent par sa faute ? Il est bien vrai que l’homme de la Double est superstitieux à l’excès ; mais qui donc lui a persuadé de venir tremper un membre estropié dans la fontaine miraculeuse de la Latière, le jour de la Saint Eutrope ? de faire bénir une rave à l’église, le jour de la Saint Blaise ? de faire jeûner ses bœufs et ses vaches, le vendredi saint ?

» Après cela, c’est une amère ironie que de reprocher leur chicheté à des gens qui ont grand’peine à vivre misérablement. Les braves gens qui les critiquent ont-ils seulement pris garde au courage qu’il faut à ces paysans mal vêtus, mal logés, mal nourris, minés par la fièvre, pour suffire au rude travail de la terre ? Si ces messieurs voulaient y regarder de près, ils trouveraient apparemment que les vices enfantés par la richesse sont plus nombreux peut-être, et certainement moins excusables que ceux qui naissent de la misère…

» Au surplus, cet excellent monsieur du Guat généralise trop, sans nul doute. Même quand il n’exagérerait point, ce ne serait qu’une raison de plus pour se dévouer à l’amélioration du sort matériel des paysans de la Double, comme à la meilleure prophylaxie des vices qu’il leur impute si libéralement ! »

À l’égard de l’ingratitude, personnellement, Daniel ne s’en souciait pas le moins du monde. Il ressentait même une sorte de volupté morale à l’idée de faire le bien sans nul motif intéressé, pour le bien lui-même ; et cette pensée en laquelle il se complaisait amenait un léger sourire sur ses lèvres…

— Bonjour, notre monsieur.

Il leva la tête et vit qu’il était à Chantors.

— Bonjour, Cadette.

Sylvia n’avait pas menti. Sa mère, grande femme brune à la physionomie rude, montra au maître les réparations à faire énumérées par la petite : elle entremêlait ses explications de plaintes récriminatoires sur la misère « qui la tenait au col… »

Après s’être rendu compte du tout, le docteur entra dans la maison pour voir les enfants. Ils étaient accroupis sur de petits bancs dans les « cantons » de la cheminée.

À la clarté du soleil, devant la porte, Daniel les examina. Ils étaient chétifs, maigres, avec un ventre ballonné et des regards abattus.

— Quel est leur jour de fièvre ?

— Elle leur viendra demain sur les deux heures.

— Eh bien, demain vers les dix heures, il faudra leur faire avaler un de ces paquets de poudre à chacun… Comme c’est très amer, vous la mettrez dans du miel… Vous devez en avoir : j’ai remarqué des ruches dans le jardin…

— Nous en avons encore un peu.

— Bon !… Voici les paquets. Vous vous rappellerez bien ? À dix heures !

— Oui, notre monsieur…

— Vous n’avez pas l’air d’en être trop sûre… Où est la Sylvia ?

— Elle est allée querir une quarte de seigle pour la faire moudre.

Daniel remonta sur sa bête et revint au Désert.

Le lendemain, il était à Saint-Étienne de Puycorbier. En face de l’église, assez semblable à une grange, deux méchantes maisons faisaient tout le bourg. Entré dans la première qui se trouvait sur son chemin, Daniel ne vit personne. Dans l’autre, il découvrit une vieille au chef branlant, qui, assise au coin de l’âtre, le considéra d’un œil mort et ne répondit point à ses questions.

Sorti de là, le docteur aperçut, à quelques centaines de pas, un homme qui labourait, et il se dirigea vers lui, menant sa jument par la bride. À mesure qu’il approchait, il donnait des signes d’étonnement.

« J’ai bien ouï parler de cela, murmurait-il, mais je ne l’avais jamais vu ! C’était, paraît-il, une pratique fréquente autrefois. Un gentilhomme d’Allassac en bas Limousin écrivait même formellement, en 1767, que, pour être laboureur, l’homme doit avoir deux bœufs, ou deux vaches, ou deux bourriques, ou une avec une femme, et le harnais de ces deux bêtes… »

Ayant achevé son monologue, Daniel s’arrêta.

Dans une terre grise pareille à de la cendre lessivée, l’homme labourait avec un attelage composé d’un âne et d’une femme, qui tiraient au moyen d’une sorte de cadre de bois relié au timon de l’araire et dans lequel chacun de son côté passait le col. Seulement, les épaules de l’âne étaient protégées par une espèce de collier en grosse toile, bourré de paille ; celles de la femme, non.

Au moment où Daniel le joignait, le bouvier, atteignant le bout du sillon, arrêta son attelage pour le laisser souffler, et, placidement, se mit à curer le soc.

— Vous ensemencez un peu tardivement ! fit le docteur, contenant sa colère.

— C’est que notre femme était malade.

— Malheureux ! elle sera morte bientôt si vous l’attelez comme ça !

L’homme le regarda, comme ébahi :

— Faut bien faire les blavaisons, dit-il.

La femme, appuyée sur l’âne, son compagnon de travail, était jeune, mais flétrie déjà et ses yeux châtains, agrandis par la maigreur du visage, avaient une douloureuse expression de souffrance résignée.

— Vous savez où est le Désert ? lui demanda le jeune homme.

Elle fit un signe affirmatif.

— Eh bien, venez ce tantôt : je vous prêterai une bourrique pour atteler avec votre âne.

Alors, la femme s’étant un peu redressée pour le remercier, Daniel vit qu’elle était grosse de quelques mois.

— Misère ! fit-il sourdement, une flamme dans les yeux. Vous entendez ! ajouta-t-il d’une voix impérative en s’adressant à l’homme, que ce soit la dernière fois !… Dans l’état où vous l’avez mise, c’est pour la tuer !

L’autre, sans s’émouvoir, répondit paisiblement :

— N’ayez peur… puisque vous me prêtez votre « saume ».

Dans son indignation, le docteur oublia de demander le renseignement qu’il était venu chercher.

« Voilà, se disait-il en s’en retournant, voilà qui semble donner raison à monsieur du Guat… Comment de pareilles choses sont-elles possibles dans une société qui se prétend civilisée ! »

Arrivé devant l’église, Daniel rencontra un vieux qui rentrait au logis, sa pioche sur l’épaule, et il le questionna.

Où habitait le maire ? Du côté de Beauronne, croyait-il.

Et l’adjoint ? L’adjoint, il ne le connaissait pas. Et le curé ? — Il n’y en avait point.

— Et où se trouve la mairie ?

— La mairie ?

— Oui, la maison commune ?

L’homme resta bouche bée, souriant bêtement sans répondre, ne sachant de quoi on lui parlait.

— Quel pays !… Merci, mon ami.

En rentrant chez lui, Daniel rejoignit sur le chemin un paysan de bonne mine qui chevauchait, les jambes ballantes, un âne de forte taille harnaché d’un « balasson », espèce de bardelle. Après les salutations d’usage, le docteur observant le visage plein, les joues rouges et l’embonpoint de cet homme, lui dit par manière de plaisanterie :

— À votre figure santeuse, je vois bien que vous n’êtes pas de la Double !

— Faites excuse ! je suis l’adjoint d’Échourgnac, remplaçant le maire qui habite Bordeaux, et moi, je demeure dans le bourg.

— Tous mes compliments pour la place que vous occupez, et aussi pour n’être point sujet aux fièvres : vous avez peut-être quelque remède secret afin de vous en garder ?

— Non pas ! C’est que le bon Dieu ne veut point que je les aie.

— Puisse-t-il continuer de vous en préserver !

Ensuite, profitant de l’occasion, le docteur expliqua brièvement à son compagnon de route qu’il désirait consulter les registres de la mairie pour un travail par lui entrepris sur l’assainissement de la Double.

— À votre service !… Vous êtes, n’est-ce pas, le fils du défunt médecin du Désert, monsieur Nathan, parpaillot, mais tout de même honnête homme ?

— Je suis son fils, médecin comme lui, répondit Daniel en souriant de ce « tout de même », et prêt à tâcher de vous guérir si jamais vous en aviez besoin, ce que je ne souhaite pas !

— Merci bien ; ça n’est pas de refus.

Cet adjoint faisant fonctions de maire était sourcier, et même quelque peu sorcier, car il opérait au moyen de la baguette divinatoire. Il raconta au docteur qu’il venait de chercher une source pour le monsieur du Mas-Poitevin.

— Et vous l’avez trouvée !

— Très bien : elle est à vingt-deux pieds et demi de profondeur.

— Mais qui vous a enseigné ?

— Personne : c’est un don, comme d’être exempt des fièvres.

— Mais moi, je fais tourner la baguette tout comme vous.

— Alors, c’est que vous avez le don !

— Je la fais même tourner sur un lieu dépourvu d’eau souterraine.

— En ce cas, c’est que le diable s’en mêle !…

Le docteur ne répliqua pas ; puis, comme tous deux arrivaient à la rencontre d’un chemin qui menait au Désert, il se sépara de l’adjoint-sourcier en lui disant :

— Eh bien, cette après-dînée, si vous avez le temps, j’irai chez vous.

— Venez : j’y serai, n’ayant rien à faire d’autre…


Après avoir dîné, Daniel s’en fut donc à Échourgnac.

Çà et là, éparses dans un terrain vague, pelé, où luisaient des flaques d’eau croupie, six ou sept maisons basses en bois et torchis, aux murs déjetés, crevassés, flanquées de sordides étables et de tas de fumier, formaient avec la maison curiale et la chétive église en pierre de « grison », tout le petit bourg qui était comme la capitale géographique de la Double. Autour de l’église était le cimetière, semblable à un champ fraîchement labouré. Devant les portes des habitations, des bruyères pourrissaient dans un infect purin noir, produit de déjections humaines et animales. Tout cet ensemble avait un indicible aspect de misère et de saleté.

Devant l’une de ces maisons étayée d’une jambe de force, se dressait un mai portant à sa cime une loque pendante qui avait été un drapeau blanc. Au-dessous de la tuilée, dans un chambranle, était planté une branche de pin.

Franchissant le seuil, Daniel reconnut l’adjoint ; celui-ci lui présenta une escabelle devant le feu que tisonnait avec son bâton un vieux assis dans le coin de l’âtre. En même temps qu’il devisait avec son hôte et lui demandait divers renseignements touchant le nombre des étangs, celui des métayers, des propriétaires résidants ou forains, le docteur examinait cette demeure composée d’une grande pièce longue. À un bout, deux lits à ciel étaient placés face à face, sur un plancher grossier qui s’arrêtait à leur pied ; en deçà, partout la terre battue.

Le gaillard joignait à son industrie de sourcier celle de braconnier, comme en témoignaient un long fusil au manteau de la cheminée et un chien briquet endormi dans un coin. Il y ajoutait encore celle de cabaretier, attestée par le brandon de pin, et celle de regrattier, indiquée par un étalage à l’autre bout de la pièce, où se voyaient, près d’un petit fenestrou, un coffre à sel, et au-dessus, des chandelles de résine accrochées à une planche sur laquelle étaient placés deux ou trois morceaux de savon et quelques paquets de chènevottes soufrées.

Vis-à-vis de cette petite installation s’ouvrait dans le mur en torchis un grand trou noir d’où venait une odeur d’écurie.

Après avoir répondu aux questions de son visiteur, l’adjoint lui avoua que, ne sachant pas écrire, il laissait les papiers de la mairie chez une vieille demoiselle, ci-devant récollette à Mussidan, qui faisait les écritures.

— Mais qui signe ? demanda le docteur.

— Moi : j’ai appris à me signer.

À ce moment, l’âne passa la tête par le trou et se mit à braire.

— Il aime la compagnie, votre âne ! dit Daniel en riant.

— Oui, et à parler à sa façon ! répliqua l’adjoint, riant aussi.

Sur cette risée, tous deux allèrent chez l’ancienne religieuse qui était secrétaire de la mairie, au traitement d’un louis d’or par an. Pendant que Daniel relevait sur les cahiers de l’état civil le nombre des mariages, des naissances et des décès depuis dix ans, l’adjoint les ayant quittés, la vénérable secrétaire en besicles le pria d’intervenir pour elle près de ce magistrat en sabots. Le conseil municipal voulait réduire son traitement de quatre francs, sous le prétexte que, n’ayant plus de louis d’or de vingt-quatre livres, les nouveaux ne valaient plus que vingt francs.

— Mais, ma pauvre demoiselle, il y a quelques heures, je ne connaissais pas votre adjoint : comment pourrais-je me mêler de cela ?… Au reste, qui mettrait-il en votre place ?

— Il n’y a dans la commune, à la réserve des messieurs, personne autre que moi qui sache lire et écrire.

— Alors n’acceptez pas cette réduction ! Que risquez-vous ?