L’Ennemi de la mort/21

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Calmann-Lévy (p. 241-251).


XXI


L’hiver était venu, âpre et dur, et sévissait sur la Double, tantôt noyée sous les pluies, tantôt gelée sous les glaces ou ensevelie sous la neige. Dans la maison du Désert, les gens à l’abri se chauffaient, assis aux coins de la vaste cheminée… Parfois, lorsque le temps était moins mauvais, Mériol et Trigant allaient couper du bois, curer les rigoles des prés ou balayer la feuille des châtaigneraies pour faire la « paillade » aux bestiaux. La Sicarie filait sa quenouille de chanvre et Sylvia tricotait sa chausse, pendant que le petit Samuel, à cheval sur un bâton, galopait autour de la grande table avec des cris joyeux. Pour Daniel, il travaillait dans sa chambre, ou lisait en se promenant. Quelquefois, le front contre une vitre de la fenêtre, il observait un rouge-gorge furetant sous le hangar, à la recherche d’une araignée tapie dans un trou de mur, ou une famille de troglodytes-mignons qui avaient établi leur domicile dans un nid d’hirondelles, sous le toit, et visitaient minutieusement la maison, de la cave au grenier, picorant les insectes et les barbotes engourdis par le froid. Puis il appelait Sylvia, dont la vue le réjouissait toujours, et lui donnait sa leçon journalière, lui révélant la raison d’une règle, lui exposant le pourquoi des choses, qu’elle était avide de savoir. Elle était heureuse, l’intelligente élève, lorsque, pour avoir bien saisi une explication ou montré quelque intuition particulière, elle était récompensée d’un sourire ou d’un baiser.

— Ô père ! disait-elle, une fois, tu m’as sauvé la vie, tu m’as faite femme, tu m’instruis : je te dois tout !

Au cours de ces journées paisibles, il arrivait qu’un pauvre diable grelottant sous sa limousine trouée vînt querir le docteur pour quelqu’un des siens. Lui alors chaussait ses grosses bottes et s’en allait à pied avec l’homme, malgré les récriminations de la Sicarie, qui lui disait souvent :

— Tu as bien trop de bonté de te mettre en chemin par un temps pareil, et de te donner tant de peine pour des gens qui ne t’en auront aucune reconnaissance !

— Que veux-tu, ma Grande, je ne peux pas les laisser mourir sans soins !… Admettons qu’ils ne fassent pas leur devoir ensuite : il faut d’abord que je fasse le mien.

Lorsqu’elle entendait ces réponses faites d’une voix douce et tranquille, Sylvia sentait son cœur battre plus fort, et, en aidant Daniel à endosser sa peau de bique, parfois elle lui baisait furtivement la main.

En apprenant la résolution que le docteur avait déclarée au procureur, la généreuse fille s’était fort récriée : « Elle n’était pas une femme pour un homme tel que lui ! Tant qu’il la voudrait garder, elle resterait sa servante dévouée ; mais elle ne voulait pas lui porter tort en l’épousant !… »

Et Daniel souriait bénignement :

— Vois-tu, ma petite, répliquait-il, tu as toutes les qualités requises pour faire le bonheur d’un honnête homme : ainsi n’aie point de ces craintes. Il te faut bien, d’ailleurs, te décider à cela… Voudrais-tu que les gendarmes te vinssent prendre pour te mener chez ta mère, comme le dit le papier du procureur ?

— J’aimerais mieux mourir que de ne plus être près de toi !

Et elle cachait son visage dans la poitrine de son ami, qui la baisait tendrement dans les cheveux…

Cependant la Cadette, sondée par M. Cherrier qui s’était chargé de la négociation, ne se hâtait pas de consentir au mariage. C’était, de quinzaine en quinzaine, des remises successives. Elle avait besoin d’y penser, disait-elle avec son parler lent et mou. Le notaire avait beau lui remontrer les avantages de ce mariage, non pour sa fille, elle ne s’en souciait pas, mais pour elle-même, l’ « associée » de Moural, comme on l’appelait, bien enseignée par Badil, restait froide et indécise.

— Pourtant, lui disait M. Cherrier, avec un gendre comme le médecin du Désert, vous êtes sûre de ne point mourir de faim sur vos vieux jours !

— On ne sait jamais…

Pressée de questions, la Cadette finit par découvrir ce qui lui avait été suggéré par les deux coquins avec lesquels elle vivait : « Voilà… un homme tant riche qu’il fût, pouvait se ruiner et tout son bien s’en aller mangé… Alors elle voulait être sûre, avant… Qu’on lui donnât le moulin de Chantors… et elle verrait… »

— Enfin vous accouchez ! s’écria le notaire. Eh bien ! ma pauvre Cadette, c’est vrai qu’il y a d’étranges pays où les hommes achètent les filles à leurs parents ; mais, par chez nous, ça n’est pas encore trop la mode : il faudra donc attendre…


Pendant les atermoiements de la Cadette, monsieur et madame de Bretout, après avoir passé l’hiver à Pau, étaient revenus à Légé avec les premières hirondelles. Minna n’était plus positivement malade, mais sa belle santé de jeune fille n’était plus qu’un souvenir. Sa fraîcheur avait disparu, ses chairs étaient devenues flasques, et, sur son visage fané, une expression de fatigue ennuyée avait succédé à la grâce juvénile et mutine qui jadis lui seyait si bien.

Le vicomte de Bretout, lui, avait au contraire beaucoup gagné. Il était moins efflanqué, moins osseux ; il s’était remplumé, physiquement comme financièrement. Toute sa personne avait cet aspect satisfaisant de l’homme sain qui fait trois bons repas par jour et boit de vieux vins. Cependant on n’admirait pas sur sa figure haute en couleur cet air heureux de l’homme qui a réalisé un rêve matrimonial doré. C’est que son union avec mademoiselle de Légé comportait quelques épines secrètes. Depuis son laborieux accouchement, Minna s’était bien promis de ne plus s’exposer à des souffrances et à un péril dont l’idée seule la faisait encore frissonner. Comme elle n’aimait pas son mari et qu’elle était naturellement froide, elle s’était facilement tenu parole. Le vicomte était donc veuf dans le mariage, et cette condition bizarre et désagréable le gênait fort. Outre qu’il était d’un naturel assez exigeant, il se rendait très bien compte de tout ce que sa position d’époux d’une femme mariée sous le régime dotal et sans enfant avait de précaire et d’incertain. Il entrevoyait dans le lointain une éventualité possible que la santé de sa femme pouvait même rendre, un jour ou l’autre, probable. Que madame de Bretout vînt à mourir sans postérité, il retombait comme devant gentilhomme pauvre et besogneux. Après toutes les peines que son oncle et lui s’étaient données pour conquérir cette héritière, c’était une triste perspective, qui, fréquemment définie par son imagination, lui donnait un air soucieux.

Minna remarquait les inquiétudes de son mari : elle en devinait la cause et en riait sous cape. Quelquefois, lorsque M. de Bretout s’efforçait de l’émouvoir par des protestations de tendresse chaleureuse, elle prenait plaisir, en feignant de le plaindre, à se moquer de lui par des propos à double sens :

— Pauvre ami ! que deviendriez-vous si je mourais !

Lui sentait bien l’ironie méchante de cette équivoque et s’en irritait, sans le témoigner toutefois, tant il comprenait la nécessité de ménager sa femme.

Dans l’état d’esprit inquiet et fâché où il se trouvait, le vicomte était enclin à rechercher à quelle suggestion obéissait sa chère épouse. Il la jugeait incapable d’avoir conçu toute seule, elle si dévote, le projet de se soustraire au devoir conjugal, et il en déduisait qu’un tiers lui avait signalé le danger qu’une nouvelle maternité lui ferait courir. Mais qui pouvait l’avoir effrayée au point de lui faire prendre un aussi extrême parti ? Les soupçons de ce mari encoléré ne s’arrêtèrent pas sur le docteur Gauriac, qui, après les couches de Minna, était pourtant venu souvent au château, mais allèrent droit à Daniel, qui, eu égard aux circonstances, ne pouvait cependant guère être suspecté. Cette inculpation toute gratuite flattait la passion du vicomte : il se satisfaisait de renforcer sa haine par des motifs nouveaux, reconnaissant, à part lui, tout ce que ses prétendus griefs avaient de futile et de ridicule. Il ne s’apercevait même pas, dans son aveugle animosité, qu’il s’en forgeait d’aussi absurdes que les premiers. À tout cela, d’ailleurs, à l’instinctive antipathie que M. de Bretout avait d’abord éprouvée pour Daniel se joignait une sorte de méfiance rétrospective : il se prenait à révoquer en doute l’innocence des relations de Minna avec son cousin ; il avait des accès de rage froide, à songer que peut-être c’était l’ancien amant de sa femme qui l’avait fait mettre en interdit et se gaussait de lui maintenant. Aussi bien, gardait-il une espèce de mécontentement jaloux que sa femme eût été assistée dans ses couches par celui-là même qu’il exécrait.

Un autre dépit agitait encore le gentilhomme. Il n’avait pu voir Sylvia, lors de son incartade au Désert, sans être frappé de sa beauté. La manière digne dont elle avait relevé son impolitesse l’avait moins froissé qu’étonné. Il enviait au docteur cette belle fille dévouée, fière, et la comparait secrètement à sa femme toujours maussade, agressive et flétrie en pleine jeunesse : il faisait à Daniel un nouveau grief de son bonheur. Il n’était pas jusqu’au petit Samuel qui n’excitât en lui une sourde colère : le malheureux se disait qu’un bel enfant comme celui-là eût flatté son orgueil paternel et surtout assuré son avenir.

Tous ces divers sentiments fermentaient en M. de Bretout et fomentaient sa haine contre Daniel, haine que Minna, dans sa légèreté imprudente, exaspérait par des réflexions caustiques et des sarcasmes blessants. Il était à présumer que cette haine, à la première occasion, se traduirait par des actes.

Elle éclata, en effet, à une foire de Ribérac où le docteur se trouvait en compagnie de M. Cherrier. Pendant que le notaire débattait le prix d’une paire de vaches avec le ci-devant curé de la Jemaye, Daniel parlait au métayer, qu’il avait soigné peu auparavant et guéri d’un « méchant rhume tombé sur la poitrine », ainsi que disait l’homme. Pendant cet entretien, le docteur avisa tout à coup M. de Bretout, qui, l’ayant aperçu, laissait là des amis avec lesquels il venait de déjeuner et se dirigeait vers lui, la face enluminée.

Entre les prétendus griefs qu’avait le mari de Minna contre le docteur, un seul était avouable, encore qu’absurde ; ce fut, naturellement, celui que le colérique gentilhomme prit comme entrée en matière :

— Eh bien, monsieur le médecin, dit-il arrogamment à Daniel, sans le saluer, êtes-vous enfin disposé à recevoir le salaire qui vous est dû ?

— Comme j’estime qu’il ne m’est rien dû, je n’ai rien à recevoir, répondit tranquillement Daniel.

— Moi, je dis qu’il vous est dû, et j’entends vous payer sur l’heure ! répliqua M. de Bretout.

— Je vous répète qu’il ne m’est rien dû et que, par conséquent, je ne recevrai rien.

— Ne faites donc pas le fier ; vous n’en avez pas les moyens !

— Ce n’est pas à vous de me reprocher ma pauvreté ; il y a deux ou trois ans, vous étiez encore plus gueux que moi ! répartit Daniel.

— Aujourd’hui, toujours, j’ai de quoi vous payer, mauvais médicastre ! s’écria le vicomte, en prenant trois ou quatre louis dans son gousset. Attrapez ça, ajouta-t-il en les présentant au docteur, ou bien…

— Allons, allons, monsieur de Bretout ! faisait le curé conciliateur.

— Ou bien quoi ? demanda froidement Daniel.

— Je vous les flanque à la figure !

Et, joignant l’action aux paroles, le vicomte jeta les louis au visage de Daniel. Celui-ci riposta par un maître coup de poing, qui envoya son adversaire aveuglé à quatre pas en arrière, dans les bras de ses amis accourus qui l’emmenèrent saignant et hurlant de rage.

— Ma foi, monsieur le docteur, dit le bon curé, vous avez eu de la patience ; pourtant elle vous a échappé, à la fin, et vous avez cogné un peu fort !… Mais cela est arrivé à de grands saints, ajouta-t-il avec indulgence, témoin saint Pierre, qui coupa l’oreille du nommé Malchus !

— Avec tout ça, dit M. Cherrier à Daniel, comme ils s’en retournaient, mon pauvre garçon, te voici une affaire sur les bras ! Car tu penses bien que le Bretout voudra te tirer du sang pour venger celui de son nez !

— Sans doute ! Mais comment éviter cela lorsqu’on a maille à partir avec des forcenés de ce genre ?

— Et t’es-tu battu déjà ?

— Oui, j’ai fait cette bêtise à Montpellier.

— Et comment t’en es-tu tiré ?

— Pas trop mal pour un débutant : j’ai cassé une patte à mon homme.

— Alors, je ne suis pas inquiet pour toi !

— L’essentiel, voyez-vous, monsieur Cherrier, c’est d’avoir du sang-froid… Ce qui est beaucoup plus ennuyeux que le combat lui-même, c’est les préliminaires, les négociations, les discussions des témoins, les références à leurs mandants, les pointillements sur un détail, et puis tous les dérangements que l’on est obligé de causer à ses amis, sans compter les siens propres…

— Moi, je suis à ta disposition, tu sais ! dit vivement M. Cherrier.

— Je vous remercie : j’accepte volontiers, et j’espère que monsieur de Fersac voudra bien aussi m’assister… Mais cela sera, en raison de l’éloignement respectif des témoins, cinq ou six jours peut-être d’allées et de venues, de pourparlers, de communications et de perte de temps avant d’en finir : on ne sait sur quel pied danser, en attendant !

— Tu prends les choses du bon côté.

— Du moins mauvais… Je vous assure pourtant que je sens bien tout ce qu’il y a d’absurde à risquer de se faire tuer par un fou pareil !… S’il ne s’agissait que de moi seul, je l’enverrais paître tout son saoul. Mais, avec les préjugés actuels, un homme qui refuse de se battre est déshonoré, ou tout au moins déconsidéré. Or, comme j’ai besoin de conserver ma réputation, mon crédit moral et le peu d’influence que je puis avoir, pour consacrer le tout à la régénération de la Double, je n’hésite pas à me mesurer avec le sire Tancrède-Roland-Guyon de Bretout, mon noble cousin par alliance !

— C’est beau, la jeunesse ! fit M. Cherrier.

Au gué de la Risone, chacun prit son chemin pour rentrer chez soi.


Ainsi que l’avait prévu le docteur, il fallut une semaine aux témoins pour se joindre, discuter les conditions de la rencontre, et remplir toutes les formalités protocolaires. Pourtant, Daniel avait dit à M. de Fersac et au notaire : « Les armes, le jour, le lieu, j’accepte tout. » Mais un des témoins du vicomte était un de ces gens épineux qui multiplient les difficultés à propos de toutes choses, et qui, lorsqu’on leur a concédé ce qu’ils demandent, n’en veulent plus, crainte de quelque piège caché.

Enfin, par une belle matinée de la fin de mai, les deux adversaires se rencontrèrent sur la lande du Drac. C’était un plateau environné de taillis de chênes, d’où s’enlevaient des brouées légères, vite fondues au soleil levant. Une faible rosée nocturne s’évaporait sur les bruyères et les brandes, d’où s’envolaient, portés par une petite brise de l’Est, des fils de la Vierge argentés. Des geais criards se poursuivaient dans les arbres, et, au loin, faiblement, s’oyait la corne d’un chasseur huchant ses chiens. Contre l’ordinaire dans la Double, le ciel était sans nuages, et dans l’air frais flottaient de délicieux parfums sylvestres. C’était un de ces jours où l’on se sent plus allègre, où la joie de vivre fait briller les yeux et gonfle le cœur.

Pendant que les témoins mesuraient la distance et prenaient les dernières dispositions, les deux adversaires attendaient. Daniel avait cassé une ramille de brande et examinait curieusement une mignonne petite araignée verte qui montait et descendait, tout effarouchée. Le vicomte, lui, semblait soucieux. Non pas qu’il eût peur, car il était brave, de cette bravoure gasconne un peu avisée et avantageuse, mais une désagréable pensée le travaillait. Il lui semblait avoir lu dans les yeux de Minna une certaine indifférence égoïste sur le résultat de la rencontre ; et il se disait : « Elle aurait vite porté mon deuil !… »

Les témoins achevaient de charger les pistolets, lorsque tout à coup Sylvia sortit d’un taillis proche et s’avança vers le petit groupe.

— C’est ridicule ! s’écria M. de Bretout ; cette fille vient nous empêcher de nous battre !

— Tu te trompes, monsieur ! riposta Sylvia, les yeux brillants ; je viens pour aider à t’emporter !

Le vicomte, qui avait cru à une scène concertée, se tut, déferré subitement.

— Va-t’en ma fille, retourne à la maison ! dit Daniel à Sylvia, qui, faisant mine d’obéir, rentra dans le bois.

À vingt pas de distance, M. de Fersac avait planté son makila par la pique et la canne d’un témoin de l’adversaire. Les deux combattants mis en place, le pistolet haut, firent feu ensemble au commandement. Le chapeau du docteur vola derrière lui à dix pas et M. de Bretout tomba sur son séant, une balle dans la cuisse.

— Je regrette de vous avoir atteint, fit Daniel en s’approchant du vicomte.

— Et moi, je regrette de ne vous avoir pas tué ! repartit M. de Bretout, furieux.

— Ce ne sera rien, dit le docteur Gauriac, après avoir examiné la plaie à nu.

On alla quérir une bourrique aux environs, et le blessé fut ramené au château, assis en meunier sur la bastine. Voyant son gendre arriver en ce piteux équipage, M. de Légé leva les épaules et rentra dans son cabinet. Quant à Minna, elle accueillit son mari avec d’aigres récriminations :

— Vous voilà bien arrangé !… Mais il faut convenir que vous ne l’avez pas volé !… Vous aviez trop bien déjeuné, l’autre jour, à Ribérac : cela vous apprendra !

Au Désert, Sylvia pleurait de joie dans les bras de Daniel en disant :

— Ô père ! père !